Je n’attendais pas un tel sourire, tu sais ?
Catégorie : Journal
Vendredi 19 mai 2023
– Ils étaient à ce prix-là, vos sandwiches ?
– Non, ils ont augmenté aujourd’hui.
– Ah oui c’est l’ascension en effet.
Jeudi 18 mai 2023
C’est moi qui regarde les livres. Je viens de me lever du canapé en velours vert bouteille, de cette matière qui brille un peu et qui est belle sur les photos que nous venons de faire de toi – il me semble soudain incongru d’écrire “que je viens de faire”, ne sommes-nous pas deux ?
“Pour une fois, c’est moi qui regarde les livres des autres“, je te dis. J’ai repéré les Duras, alors je m’en approche, on en parle. J’aime ce moment. J’aime comment les trois heures avec toi dimanche n’ont pas dévoilé cela. J’aime comment les relations se construisent au fil des premiers jours, comment on pose les premières pierres. J’aime un peu moins ne pas savoir ce qu’elles deviendront précisément, une amitié ou un amour : j’aime un peu moins devoir attendre.
Mercredi 17 mai 2023
Je n’imaginais pas son visage ainsi. Je la savais jeune, tu me l’avais dit, 27 je crois, 26 peut-être. J’imaginais une jeune femme dégageant une certaine force, une coupe au carré acajou pour mieux affronter ton énergie et cette Andalousie qu’il y a en toi, puisque je n’ai pas peur soudain de quelques clichés régionalistes. Non, elle porte des cheveux châtain bouclés, des lunettes aux fines montures de métal fin comme j’en portais peut-être à l’école primaire. C’est sa fragilité qui s’assied avec nous, sur les tabourets hauts de chez Berthom. Elle ne commande rien, finit un peu de ta pinte, et puis nous partons. Une pizza d’abord. Fragile, elle ? Non, évidemment non.
Puis un premier bar où la jeunesse n’est plus de mon âge et où je n’avais pas mis les pieds depuis au moins trois années. Dehors K fume, derrière la porte d’entrée c’est D qui est là : vais-je m’y sentir moins seul donc moins vieux ? La liesse y déborde, on y danse, iels y dansent sans relâche sur des airs que j’ignore. Au bar il y a cet homme qui n’a même plus mon âge et qui semble perdu, triste, ailleurs, je ne sais pas. Bien vite, d’un accord presque commun, puisqu’on hésite toujours un peu – ne faut-il pas attendre ? – on part.
Enfin, un autre bar, mes habitudes. Ici c’est tout l’inverse : personne ne danse. Le DJ se démène, presque pour nous. Parfois S s’approche, une vodka-orange à la main, gigote un peu, et puis repart. Soudain N arrive, surprise réciproque, nous voilà dans nos bras et puis je vous présente. Vous partagez cela : le même prénom, le tien a un accent. “Tu connais tout le monde“, ils disent. Non, évidemment non.
Mardi 16 mai 2023
Lundi 15 mai 2023
Samedi 13 mai 2023
Et puis tu restes.
Mercredi 10 mai 2023
Tu es là, quelque temps, sur ce continent qui te manque. Tu as voulu me voir. Nous étions pourtant peu de choses. Quatre ans, déjà. Mais suffisamment, oui, nous étions quelque chose, un peu à découvert ; tous se souviennent sûrement de nous.
Mardi 9 mai 2023
Ils rient de l’homme qui va et vient dans sa folie, ils rient méprisables et tu me retiens. Tu dis “Viens, on y va.“
Lundi 8 mai 2023
Dimanche 7 mai 2023
Je ne sais pas si c’est leur visage, le vrai, qui éclabousse le mur de ma cellule d’une boue diamantée, mais ce ne peut être par hasard que j’ai découpé dans des magazines ces belles têtes aux yeux vides. Je dis vides, car tous sont clairs et doivent être bleu ciel, pareils au fil des lames où s’accroche une étoile de lumière transparente, bleus et vides comme les fenêtres des immeubles en construction, au travers desquelles on voit le ciel par les fenêtres de la façade opposée. Comme ces casernes le matin ouvertes à tous vents, que l’on croit vides et pures quand elles grouillent de mâles dangereux, écroulés, pêle-mêle sur leur lit. Je dis vides, mais s’ils ferment leurs paupières, ils deviennent plus inquiétants pour moi que ne le sont, pour la fillette nubile qui passe, les lucarnes à barreaux des immenses prisons derrière lesquelles dort, rêve, jure, crache un peuple d’assassins, qui fait de chaque cellule le nid sifflant d’un nœud de vipères, mais aussi quelque confessionnal au rideau de serge poussiéreuse.
::: Jean Genet ; Notre-Dame-des-Fleurs
Tu es un souvenir, un deuxième. Trois peut-être. Cinq années déjà. Mais tu es ici à présent : oui tu vis ici à présent. Nous nous retrouvons devant la fontaine des Quinconces, c’est simple. Avec moi il y a JL. Avec toi il y a A. Nos amis avec nous, ces retrouvailles n’en sont presque pas : les conversations vont rapidement ailleurs, au milieu des brocanteurs. Ici une table, là des fauteuils. Jusqu’à ce qu’arrive J, ses deux mètres et son audace étriquée dans un bermuda bordeaux et sa gouaille : “Mais tout le monde connait Arnaud”, crie-t-il à qui veut l’entendre. Qui ne le connait pas, lui ?
Jeudi 4 mai 2023
Le message apparait, réponse à ma candidature. Je clique en m’attendant à un refus : nous aurions dû être notifié fin avril. C’était écrit, fin avril.
Mon regard se pose à peine sur le message et croise le mot plaisir. Il est là, dans la phrase que je lis alors entière : “Suite à votre candidature, j’ai le grand plaisir de vous annoncer que votre série a été sélectionnée…”
Monte en moi un mélange de joie et de fierté. Je suis heureux. J’explose. Le projet sur mon grand-père va naître autrement, par les images nées de l’absence, nées de la quête. Par écrit, j’explose aussi : “Oui oui oui oui oui oui ouiiiiii !!”, ainsi le message commence. Et puis je pense qu’il aurait été fier, mon père. Dans le message, je ne l’écris pas. Je n’écris pas non plus qu’alors je pleure.

Dimanche 30 avril 2023
Samedi 29 avril 2023
Finissons-en.
Mon père ou ma mère, un jour de valse, serra un peu plus fort qu’il n’était permis le corps dansant de l’autre. Cela suffit. Au temps où la province ne rêvait que de mariage, un rien était prétexte.
C’est dans cette étreinte de bal que commence l’idée de mon existence.
::: Mathieu Belezi ; Le Petit Roi
Tu n’as pas les yeux bleus du garçon en terrasse, qui me regardait, me regardait encore et que je regardais et regardais aussi. Non, toi tu as des yeux noirs, andalous. Tu es là par hasard, par leur retard, un message au cas où. Tu es là et cela me plait, surtout quand tu mets ton nez entre les pages du Belezi pour en connaître l’odeur. Moi je te parle du toucher, comment on peut caresser les couvertures des grandes maisons d’édition françaises. Tu m’offres aussi une de ces erreurs de subjonctif dans ton accent discret quelques vers de Dante. Je crois qu’on y parle d’amour mais ce n’est pas pour moi. Même si tu me regardes.
Vendredi 28 avril 2023
“Ici on sait quand on rentre, on ne sait pas quand on ressort”, dit-elle.
Jeudi 27 avril 2023
Je t’attends sans t’attendre. Je sais que tu ne viendras pas non plus.
Mercredi 26 avril 2023
Elle dit, de sa voix fragile, les mots de la mort à venir. C’est quand elle dit qu’ils n’ont pas fini de fumer leurs gitanes qu’elle se met à pleurer. Elle dit qu’elle ne peut pas. Mais Sophie insiste. Elle essaye mais non. Sophie insiste encore. Et puis elle peut.
Voilà. Nous revoilà, pour lire. Lire ensemble mais les uns après les autres, un ensemble qui s’écoute mutuellement. Je suis le troisième à passer. Avant moi il y a S et sa voix qui vient des montagnes. C’est là, justement, qu’elle nous emmène.
Comme la première fois, j’ai envoyé deux textes : j’avais furieusement envie de dire les deux premières pages de L’Amant, celles du visage dévasté. Et puis, Belezi. Les premières pages, là aussi, du magistral Arracher la terre et le soleil. Moins facile que Duras, alors c’est Belezi. Là encore c’est la mort qui attend. Au début, dans ces premières pages, ça ne le dit pas : ça dit le temps, l’attente, la traversée, en deux pages Belezi arrive à nous faire vivre des jours interminables. Alors il faut aller lentement. Ma voix est plus basse que pour le Rouchon-Borie : le texte la déplace ; j’aime. J’aime où la lecture à voix haute m’emmène. J’aime la sensation quand ça vient de là, du ventre. J’aime ma lutte pour me concentrer sur les mots afin de les voir et les faire voir. On me regarde. On m’écoute surtout, certaines ont les yeux fermés.
Mardi 25 avril 2023
Je t’attends sans t’attendre. Je sais que tu ne viendras pas. Je lis dans ton silence ce genre de moment où l’autre n’existe pas, c’est-à-dire pas assez. J’ai pourtant la naïveté, avant d’éteindre, de m’inquiéter, et de te l’écrire.
Lundi 24 avril 2023
Il est 11h25, tu m’envoies deux images : deux pages de Passion simple, d’Annie Ernaux. Parce que je l’apprécie. Et puis tu écris que tu t’es mis à l’apprentissage du japonais, avant de me faire entendre ta voix, cette voix qui s’allonge ici ou là. Tu es toujours amoureux, aussi.
Dimanche 23 avril 2023
Je suis là pour faire des images du jardin, tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est depuis qu’elle est partie et depuis qu’ils ont tout nettoyé. Je dis jardin mais ce n’est pas tout à fait un jardin. Ce n’est pas un lieu où l’on jardine. Sur la terrasse, devant la maison, il n’y a plus le moindre des objets. Cette fois encore, subsistent les images, quelque part. Ce n’est pas vraiment triste, pourtant, ça caquette encore follement.
Samedi 22 avril 2023
Dans les cartons encore des objets, tant et tant d’objets, interminable liste sans liste — on ne note rien, on pourrait, dans un inventaire fou, écrire, empoigner les milliers de choses, compter, retranscrire ce qu’il y a dans chaque petite boîte, elle-même dans un carton. Je pourrais faire des images, comme un autre inventaire que celui du 10 juillet 2014, comme cette artiste vue à Arles. Quel était son nom ? De chez elle, elle avait tout photographié : chaque objet.
Il gardait tout.
Je crois que je veux tout voir pour me rappeler. Le retrouver, surtout celui de mon enfance effacée. Me la rappeler aussi, mon enfance, aussi. Elle est là : dans une pipe, des allumettes, des pin’s.
Aujourd’hui, ce 22 avril, je garde de ce “tout” une médaille de Lourdes au bout d’une chaine en toc qui appartenait à ma grand-mère Lucette, un vide-poche (même provenance), une pièce de 25 centimes de 1926, une pièce de 2 francs de 1943.
Je garde aussi une photographie. Elle est abimée. Il y a le visage de mon grand-père Antonio, nous sommes vraisemblablement avant ou pendant la guerre d’Espagne, il n’a donc pas 30 ans. C’est le visage de mon père. C’est frappant, émouvant. C’est un peu le mien, donc, mais d’abord celui de mon père. Je crois qu’il ne lui ressemble que sur une seule photo, je crois que c’est ce que j’ai écrit, ailleurs, dans ce livre qui attend.
Vendredi 21 avril 2023
Il n’y a plus les vaches, mais une terre raclée et le ronronnement d’un tracteur qui finit la besogne. Il n’y a plus les vaches. C’était annoncé, c’est fait. Il reste des images, le souvenir de leur truffe humide et de leur langue rapeuse qu’on évitait ; parfois ça passait tout près de l’appareil photo, les cornes aussi.
Jeudi 20 avril 2023
C’est ainsi qu’ils arrivent au bout de la rue, hilares, grisés par une soirée déjà entamée. Tu leur avais donné un indice, le lieu de notre rendez-vous, ils en rient encore. Peut-être avais-tu dévoilé cela par crainte de t’ennuyer avec moi. La terrasse était pleine, nous sommes allés au B., c’est là que nous nous sommes rencontrés.
La soirée avance, je te sens tiraillé entre eux et moi, parfois ils s’immiscent entre nous, ce sont encore des rires et des moqueries douces, parfois des élucubrations à la limite du trop. J’aime cela, c’est sincère, comment ils interfèrent joyeux dans notre rencontre, comme autant de confettis qu’on nous jetterait au visage, virevoltants, oui c’est ça, à la limite du trop. Les années qui nous séparent n’existent que alors peu. J, S, A, JL et les autres sont là, aussi. Et certains s’impatientent.
Mercredi 19 avril 2023
Il y a le matin. Tu dis que c’est super, qu’il y a des livres partout ici. Même là, sur le canapé.
Il y a l’après-midi. Je me dirige vers lui ou elle, je ne suis pas trop sûr que ce soit il ou elle, elle ou il. Je lui dis qu’il y a une erreur, le même QRcode sur les deux panneaux, là oui, ces deux là. Les textes y sont trop longs, c’est toujours la même histoire dans ce festival, mais c’est un autre débat. Les travaux photographiques exposés me touchent, m’indiffèrent, m’étonnent, m’agacent. Les textes aussi parfois me crispent, ils disent trop, ils ne savent souvent pas se taire.
Je lui dis aussi que le festival ne répond pas aux questions sur leur compte Instagram, je leur ai écrit hier, et rien…
– C’était quoi votre question ?
– Si on pouvait venir avec un chien.
– Ah oui moi je les accepte, et je les compte comme un spectateur.
Mardi 18 avril 2023
Tu me dis “Je suis là“. Mais je ne sais pas d’où vient ta voix.
Déjà certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
::: Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien
Lundi 17 avril 2023
Alors tu restes.

Dimanche 16 avril 2023
Paris, c’est vous. R (vendredi), N (hier), B (aujourd’hui), toi et les autres. Toi tu reviens ce soir, tu reviens chez toi, là où je suis, là d’où j’ai regardé le ciel changeant, un peu menaçant parfois, le ciel, là où je suis bien parce que justement on le voit, le ciel.
L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front.
::: Marie NDiaye ; La Vengeance m’appartient
Samedi 15 avril 2023
Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de mon père en 1946. Je pourrais ne pas en parler. Faire l’impasse. Faire comme si. Laisser l’image être comme un hommage. Avec le temps ça bouge, il y a quelque chose que je ne sais pas nommer et qui flotte autour de son absence, quelque chose d’un peu fantomatique comme si les souvenirs s’étiolaient, lentement, et qu’en même temps son existence prenait une autre forme, une autre force.
Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de ce journal, 2002, chaque année c’est pareil, je me dis “continuer ?” Écrire, aussi, ça bouge. Ça n’est pas comme avant. Ça veut moins, ça sort moins. Il y aurait pourtant de quoi dire, mais ça reste là, enfoui, comme quelque chose qu’on se sait pas nommer.
Vendredi 14 avril 2023
Jeudi 13 avril 2023
Prendre le temps d’être ici, maudire un peu la pluie mais elle se fait discrète. Une boutique puis une autre, une expo puis une autre, la beauté d’un gisant en tricoté-tissé par Jeanne Vicerial, l’indispensable regard de Zanele Muholi, et puis un de ces troquets où ça commente les manifs au comptoir. Au loin ça fume un peu. Paris semble vivre au rythme de cela, les poubelles renversées, les fumées, les CRS qui courent, les rues bloquées, et moi je reste au loin.
Curieux d’autres combats, d’autres approches, me voilà plutôt, plus tard, à discuter autour d’une revue, PD la revue elle s’appelle ; tabourets noirs, masques blancs parce que ça se fait encore. Je ne sais pas trop pourquoi je suis là, par curiosité, par “allez, on ne sait jamais”… Je suis, je crois, le plus âgé du groupe, et lorsque la question est posée “Vous vous rappelez la première fois que vous avez entendu parler du Sida ?“, j’évoque un souvenir d’enfance, je pense que c’est en quatrième, je dois faire un exposé (oral il me semble) sur le Sida. Nous sommes donc, je suppose, l’année scolaire 1987-1988. Les décès en France commencent à se compter par centaines et Barbara chante Sid’amour à mort. Je revois les dessins dans le livre de biologie : ça ne s’attrape ni par les moustiques, ni par les toilettes, mais par amour. Je ne me souviens de rien d’autre, surtout pas de mon “regard” sur cette question, de mon appréhension ou de tout autre sentiment ou émotion. Une chose est sûr, je reste au loin.
Mercredi 12 avril 2023
Me revoilà. Comme chez moi. Il suffit du métro, il me suffit d’y penser, de regarder les gens. Dans les écouteurs, Barbara Cassin parle du bonheur de se réveiller. C’est cela. Arriver à Paris, c’est un réveil, l’un de mes réveils.