Texte paru dans le livre « Les Lucioles », coordonné par Olivier Steiner. 2013
Il se lave longuement, il frotte, insiste, de sa serviette jaune, imbibée de savon ou d’eau, il lave puis rince, son dos surtout, ce dos qu’il me tourne, qu’il nous montre. De longues lignes de mousse glissent blanchâtres, brillantes, parfois freinées par les courbes et les creux, rares sur ce corps-là. Les mouvements sont doux, ralentis par une douleur peut-être, exprimée par des grimaces peut-être, un froncement que je ne vois pas.
J’observe le frôlement des corps dans les bassins, les voix qui résonnent, les regards qui se détournent, les amis qui discutent, les petites serviettes posées en haut des cuisses, les sexes qui bougent dans l’eau claire. De l’autre côté des vitres, l’ambiance est feutrée, c’est le ballet de ceux qui s’habillent et se déshabillent, et puis je souris : il y a ce garçon trop jeune pour être conscient de cette horizontalité naturelle. Il a l’âge auquel on ne prête pas attention à ça ; il a l’âge de mes souvenirs de piscine municipale – un mélange de pudeur et d’ignorance. Ici rien ne suggère rien, rien ne tend vers rien dans ce lieu où pourtant la nudité prend son temps. Pour une envie il faudrait donc des circonstances, un ailleurs, une incongruité de lieu ou une intimité, autre chose que cet entre-deux, que cet effacement de l’entre-soi, un signe peut-être, d’autres odeurs, pas cette moiteur, pas cette chaleur qui rend fébrile. D’autres corps ?
L’homme s’est approché. Figé, debout, il me fait face, regarde autour. Sur son bras gauche, un tatouage léger, lignes et fleurs, pas de couleur. Il y a comme un anachronisme dans ce dessin indélébile et léger puisque il n’a pas l’âge de ceux qui… Si près, son corps s’impose. L’homme est vieux, très vieux, très sec, grand, peau et os, plis. Le corps n’est pas usé, pas marqué, pas abîmé : juste très vieux. La peau est blanche, transparente, veines apparentes, aucun poil. Le pubis n’est plus qu’un creux, une ombre, une forme où le désir est devenu une absence. Qui le caresse aujourd’hui ? Depuis quand n’y pose-t-on plus un regard ? À quoi ressemblent ses souvenirs des étreintes d’autrefois ?
Il pourrait être l’un des deux hommes sur la vieille photographie achetée ce matin aux puces. Il serait celui de gauche. Oui, il est celui qui regarde l’autre, celui qui ne regarde pas l’objectif. Il a ce demi-sourire qui les dévoile à peine, ce regard discret mais audacieux qui dit tout ; à l’époque c’était ça, faire les choses à moitié, à demi-mots, ne rien voir, ne rien montrer, presque. Mais tu me dis que rien n’a vraiment changé, surtout ici. Il tend légèrement sa main, doigts écartés, comme après une légère étreinte, comme une caresse le temps d’un appui, d’un déplacement. Costumes-cravates à l’occidentale, cheveux gominés, et derrière eux les étendues du terrain de golf, où ils osaient parfois rapprocher leur respiration ; au loin passe leur cousine en robe blanche. Elle posait elle aussi parfois, souriant à leur secret.