Samedi 2 décembre 2023

Le 14 décembre 1999, en milieu d’après-midi, j’ai pris conscience que mon réveillon serait probablement raté – comme d’habitude. J’ai tourné à droite dans l’avenue Félix-Faure et je suis rentré dans la première agence de voyages. La fille était occupée avec un client. C’était une brune avec une blouse ethnique, un piercing à la narine gauche ; ses cheveux étaient teints au henné. Feignant la décontraction, j’ai commencé à ramasser des prospectus sur les présentoirs.
::: Michel Houellebecq ; Lanzarote

Lundi 6 novembre 2023

La Mère saisit le sac de Gio, lui tape sur la manche quatre fois, et tire dessus pour qu’il ramène sa joue à bonne hauteur. Gio ploie. Elle l’embrasse,ça fait un bruit sec et sans salive puis elle s’en va par le chemin qui remonte. Gio regarde. C’est bien le chemin qui remonte jusqu’à la cabane. La Mère y consacre de si petits pas.
::: Dimitri Rouchon-Borie ; Le Chien des étoiles

Lundi 30 octobre 2023

J’ai rencontré Benoit sur un malentendu.
C’était le soir de Noël, dans une boîte de nuit. Je suis myope. Je dansais en souriant dans le vide. Il a cru que je le matais. Benoît était timide maius ce regard insitant lui a donné confiance en lui.
::: Mathieu Simonet ; La Fin des nuages

Mardi 17 octobre 2023

Il me reste une photo, en noir et blanc, de notre dernier anniversaire ensemble. Elle est datée d’octobre 1961. Nous avons cinq ans. Il y a plein de cadeaux, de gâteaux, de bonbons, de pochettes-surprises, sur une table ronde et blanche, dans le jardin de Bray-sur-Seine gouverné par un très vieil acacia au tronc si gros qu’on ne peut l’enlacer et aux racines si protubérantes qu’elles paraissent former une manière de tumulus enherbé. La lumière de l’automne est encore claire.
::: Jérôme Garcin ; Olivier

Évidemment tu n’es pas d’ici, évidemment tu repars bientôt, évidemment tu as une autre vie, évidemment j’aurais pu t’aimer.

Vendredi 13 octobre 2023

J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j’écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l’odeur des fraises qu’il cultivait derrière l’église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l’Ourthe et de l’Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d’instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l’usage, dans le purin.
::: Antoine Wauters ; Le plus court chemin

Vers Lyon. Dans mon carnet, j’écris que je vais vers demain.

Le trajet s’étire, j’ai le temps de lire et d’être surpris par la beauté de certains passages, qui vont bien au-delà de quelques souvenirs. Ils vont là où j’aimerais aussi aller, il suffirait d’en prendre la route, celle vers l’enfance. “L’écriture est un fil posé sur l’oubli“, écrit l’auteur. C’est cela. Puis plus loin page 57 : “C’est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends. Le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là“. En cela nous sommes différents : je suis en d’autres endroits. Mais j’aime tant qu’il reprenne ces mots de pays, de lieu et qu’il les déplace comme j’ai tant le faire. Et puis j’admire : Je n’ai lieu que là. Je crois que cette phrase va me poursuivre comme certaines de Duras ou Perec. Page suivante il poursuit et dans mon carnet je note “Page 58 : !!!”

Et puis, une fois encore, à travers la vitre, je regrette de ne pas cartographier les paysages aperçus.

Samedi 7 octobre 2023

Il était une fois une guerre qui avait commencé le 11 janvier 1937. Ce qui s’était passé avant était la guerre des autres. À chaque soldat sa guerre, et celle d’Arcadi avait commencé ce jour-là. Il s’était engagé comme volontaire dans la colonne Maciá-Companys et était parti pour le front. C’est ainsi que commencent les histoires, aussi simple que ça.
::: Jordi Soler ; Les exilés de la mémoire

Je lis les premières pages tandis qu’il joue du flamenco à quelques mètres, hasard hispanique. Il fait beau, chaud, trop, trop de tout ça ; pas trop d’attente pour un café ce matin. Plus tard il s’approche, demande une petite pièce, fait une blague sur le soleil et mon bronzage alors je plonge la main. Deux euros. Trop ?

Mercredi 4 octobre 2023

Tu es venu pour me voler. Je dormais dans mon atelier. Sale et taché. J’ai entendu une vitre voler en éclats. L’intrus qui s’approchait de moi n’était pas subtil. Mais j’étais heureux que quelque chose se produise dans ma nuit solitaire. Peut-être ai-je espéré que c’était la mort qui entrait chez moi par effraction. Alors, question de ne pas l’effrayer, j’ai fait le mort.
::: Larry Tremblay ; Tableau final de l’amour

Dimanche 1er octobre 2023

Ma mère aimait beaucoup bavarder avec celle de mon ami Bonnardier, malgré leurs quinze ans d’écart. Toutes deux partageaient une même passion pour les maladies, surtout les maladies mortelles. Ma mère souffrait d’arthrite, celle de Bonnardier d’arthrose. Quand elles se rencontraient au marché de Monplaisir, elles n’en finissaient pas de se raconter leurs martyres respectifs et se livraient à un âpre concours de symptômes. Du côté de ma mère, les fulgurances dans les doigts, du côté de Bonnardier les hanches broyées le soir. L’échange se terminait toujours sur un hypocrite constat d’égalité, chacune emportant au fond d’elle la certitude d’avoir gagné la manche.
::: Emmanuel Venet ; Précis de médecine imaginaire

Alors, le bermuda taché par les ronds humides d’herbe hachée, je quitte le jardin public. Depuis quand n’ai-je vu la mer ? To see or not to sea ?

Dimanche 10 septembre 2023

J’ai mal à la tête.
Combien de fois ai-je répété ces mots ? Et au moment même où ils franchissent mes lèvres, réalisé que rien n’a changé.
Et pourtant, je ne peux m’empêcher de le dire : j’ai mal à la tête.
Ce n’est pas la vérité ou l’exactitude que je recherche lorsque j’énonce j’ai mal à la tête. Ni même la compassion de mon interlocuteur (on a beau s’épancher, la douleur reste avant tout une affaire personnelle, où l’autre ne peut tenir qu’un rôle mineur). Non, ce que je désire, inconsciemment, c’est capturer le mal de tête dans le filet du langage. M’en débarrasser par le simple fait de le nommer.
::: Raphaël Rupert ; Mes migraines

Lundi 14 août 2023

Longtemps, j’ai soutenu que j’avais tout vu de la scène de ma naissance. Chaque fois que j’affirmais cela, les adultes riaient puis, croyant que je me moquais d’eux, finissaient toujours par dévisager d’un œil empreint de vague hostilité cet enfant au teint blême qui avait si peu l’air d’un enfant. Quand ces propos m’échappaient en présence de visiteurs qui n’étaient pas des intimes, ma grand-mère, de peur que je ne passe pour un demeuré, m’interrompait d’un ton tranchant et m’enjoignait d’aller jour dans la pièce d’à-côté.
::: Yukio Mishima ; Confession d’un masque

Samedi 29 juillet 2023

Je marche sur un sentier boueux. Des abeilles incandescentes bourdonnent dans la brume. J’ai peur de glisser avec ma lourde valise. Quelqu’un dit : « Regarde ton bras gauche. » Des flammes courent sur ma manche. Je jette la valise et me mets à retirer les lambeaux noircis, qui se détachent avec la peau.

Hérissé de flammes
Mon horizon gauche
Déjà la cendre-serpent
Rampe aux confins
Et mord…

Il faut arracher, jeter la peau du rêve. Je tends ma main vers le téléphone portable près du lit. Quatre heures et demie du matin. Je lis : « La Russie bombarde l’Ukraine. » Non, ce n’est pas cela, je me suis réveillée par la mauvaise porte. Dois rebrousser chemin. Impossible, me voilà épinglée au mur dans une salle de classe. Quelqu’un dit : « Elle ne sert plus à rien.

::: Luba Jurgenson ; Quand nous nous sommes réveillés

Dimanche 23 juillet 2023

« Vous aurez des contractions. » Depuis hier j’attends, lovée autour de mon ventre, à guetter les signes. Qu’est-ce que c’est au juste. Je sais seulement que ça meurt petit à petit, ça s’éteint, ça se noie dans les poches gorgées de sang, d’humeurs filantes… Et que ça part. C’est tout.
::: Annie Ernaux ; Les Armoires vides

Samedi 8 juillet 2023

L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la plage blanche. Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de camps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. L’aleph, ce lieu borgésien* où le monde entier est simultanément visible, est-il autre chose qu’un alphabet ?
::: Georges Perec ; Espèce d’espaces

Je te demande ce que tu penses de mes images. La lumière, les teintes. Mais tu vas sur un autre terrain. Tu me demandes ce qu’elles veulent dire.

* J’ai pas la réf mais Wikipédia me dit : L’Aleph dans la mythologie borgésienne est « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers vus de tous les angles. » Borges décida qu’il lui fallait voir cet Aleph.

Lundi 3 juillet 2023

ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici,
c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,
c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.
c’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent,
comme si la recherche de mon identité
passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle.
ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure,
et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif
::: Georges Perec ; Ellis Island

Vous êtes là à la terrasse du Vintage, vous êtes quatre, l’un d’entre vous je ne le connais pas. C’est sans doute le jeune amant de J. Je sors de l’atelier de lecture à voix haute, je suis bien, je flotte un peu, je ressors toujours, je crois, avec une énergie démesurée. Cette fois j’ai lu La Peau Léon : Sophie voulait une chanson amusante. Je l’ai lue trois fois, une fois j’étais assis, j’ai aimé jouer ça, cette femme, qui couic, tue son amant, sauvagerie morpionne.

A peine assis à votre table, puisqu’il restait un siège vide que j’ai investi dans crier gare, mon énergie déborde, me voilà volubile comme parfois je peux l’être. Je suis heureux de vous voir aussi, même si B a toujours cet air de b comme bitch, cet air insatisfait et griffant. Mais tu dis que tu pars. Tu as un amoureux. A Paris. Un appartement maintenant, aussi.

Vendredi 16 juin 2023

J’ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement, j’ai cru pendant trois mois que j’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle le sida. Or je ne me faisais pas d’idées, j’étais réellement atteint, le test qui s’était avéré positif en témoignait, ainsi que des analyses qui avaient démontré que mon sang amorçait un processus de faillite. Mais, au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l’assurance que je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. De même que je n’avais avoué à personne, sauf aux amis qui se comptent sur les doigts d’une main, que j’étais condamné, je n’avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j’allais m’en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, un des premiers survivants au monde de cette maladie inexorable.
::: Hervé Guibert ; À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

Alors elle pleure, la fille, elle pleure avec ses cônes de chantier, elle descend du tram et elle pleure.

Dimanche 28 mai 2023

Les livres, le père les trouvait dans les trains de banlieue. Il les trouvait aussi séparés des poubelles, comme offerts, après les décès ou les déménagements. Une fois il avait trouvé la Vie de Georges Pompidou. Par deux fois il avait lu ce livre-là. Il y avait aussi des vieilles publications techniques fichées en paquets près des poubelles ordinaires mais ça, il laissait.
:: Marguerite Duras ; La Pluie d’été

Samedi 27 mai 2023

Je passe ma convalescence à Ostende. Une aide-soignante qui ne parle pas français (peut-être ne parle-t-elle que néerlandais), vient tous les jours, ui me couche le soir et m’assiste pour mon lever. J’ai le sentiment qu’ils n’y a pas de discontinuité dans ma vie, que cela fait des mois maintenant que je suis immobilisé ici dans un fauteuil roulant et que les journées se succèdent, identiques, devant la fenêtre de mon appartement.
::: Jean-Philippe Toussaint ; La Disparition du paysage

Se revoir. Toi, après mardi. C’est peut-être ce moment, cet après-midi avec toi, qui scelle quelque chose entre nous dans notre relation, je me dis que tu es sans doute le fils que j’aurais aimé avoir, c’est comme une amitié mais nos années la détourne un peu, non ? Je te raconte le musée, c’était beau, le musée de l’imprimerie et de la communication graphique, le personnel était chaleureux et j’avais navigué entre Gutenberg et les souvenirs informatiques de mon enfance et puis Excoffon, bien sûr. “Vous aimez Excoffon ?” m’avait dit l’agent en charge de la ‘accueil et de la boutique. “Je vais vous donner quelque chose alors.” Et il m’avait donné quelque chose : le dépliant de l’expo de 2012. Je te raconte la pause déjeuner au bord de l’eau – j’aime Lyon aussi pour la présence du Rhône et de la Saône -, le sandwich emballé dans une quantité absurde de plastique, le groupe d’hommes dont celui un peu perché qui s’extasiait pour un énorme silure, un requin, il disait, un requin, le mot chat aussi, il allait et venait sur quelques mètres du quai et perdu dans une incohérence assez coriace. Et je te raconte P, bien sûr, peut-être déjà loin.

Se revoir, bis. Vous deux, la dernière fois c’était l’été, c’était aussi pour un congrès que je passais pas là. Les conversations glissent, comme toujours, jusqu’à cette question :
– Tu es déjà allé à Londres ?
– Oui, avec toi, en 2008.

Lundi 22 mai 2023

Tous les matins, je passe devant le club Mickey.
Au club Mickey, ils ont des balançoires, des toboggans, des monos bronzés en tee-shirt, et surtout ils ont une piscine.
Ma mère dit que c’est ridicule, une piscine sur le bord de mer.
Moi, je ne trouve pas.
::: Jean-Philippe Blondel ; Accès direct à la plage

Lundi 1er mai 2023

Je me souviens de la mélodie, pas du nom de la chanson, je ne suis pas fort en noms, mais de l’air. Je n’oublierai jamais l’air de cette mélodie. Même si je ne me souvins pas de la tête du routier, et c’est ça qui est rigolo, parce que je le regardais pendant qu’il agonisait, et ma mémoire n’a rien gardé de s figure, à part qu’il avait des cheveux noirs. Pauvre routier.
::: Walker Hamilton ; Tous les petits animaux

Samedi 29 avril 2023

Finissons-en.
Mon père ou ma mère, un jour de valse, serra un peu plus fort qu’il n’était permis le corps dansant de l’autre. Cela suffit. Au temps où la province ne rêvait que de mariage, un rien était prétexte.
C’est dans cette étreinte de bal que commence l’idée de mon existence.
::: Mathieu Belezi ; Le Petit Roi

Tu n’as pas les yeux bleus du garçon en terrasse, qui me regardait, me regardait encore et que je regardais et regardais aussi. Non, toi tu as des yeux noirs, andalous. Tu es là par hasard, par leur retard, un message au cas où. Tu es là et cela me plait, surtout quand tu mets ton nez entre les pages du Belezi pour en connaître l’odeur. Moi je te parle du toucher, comment on peut caresser les couvertures des grandes maisons d’édition françaises. Tu m’offres aussi une de ces erreurs de subjonctif dans ton accent discret quelques vers de Dante. Je crois qu’on y parle d’amour mais ce n’est pas pour moi. Même si tu me regardes.

Mardi 18 avril 2023

Tu me dis “Je suis là“. Mais je ne sais pas d’où vient ta voix.

Déjà certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
::: Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien

Dimanche 16 avril 2023

Paris, c’est vous. R (vendredi), N (hier), B (aujourd’hui), toi et les autres. Toi tu reviens ce soir, tu reviens chez toi, là où je suis, là d’où j’ai regardé le ciel changeant, un peu menaçant parfois, le ciel, là où je suis bien parce que justement on le voit, le ciel.

L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front.
::: Marie NDiaye ; La Vengeance m’appartient

Mardi 11 avril 2023

J’ai pleuré
je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler
sainte et sainte mère de dieu
des jours et des jours de voyage, à descendre la Seine et la Saône, et puis le Rhône sur des bateaux plats comme la main tirés par des chevaux qui prenaient leur temps, vous pouvez me croire, pendant que les hommes aux arrêts des écluses couraient faire ripaille dans les auberges, et que nous autres pauvres femmes profitions de ce répit pour changer de linge et torcher nos enfants, des jours et des jours je vous dis, jusqu’à ce que nous finissions par apercevoir la mer, la mer et sa lumière éblouissante qui claquait comme un drapeau au-dessus du port de Marseille
sainte et sainte mère de Dieu
::: Mathieu Belezi ; Attaquer la terre et le soleil

Dimanche 9 avril 2023

Nos regards s’étaient croisés et s’étaient plus. Il me renvoyait à la figure toute ma vulnérabilité, ma mélancolie, comme un miroir. Nous ne savions pas encore ce que nous attendions l’une de l’autre mais, tels deux aimants, nous étions restés tout près, puis nous nous étions quittés sans chercher à nous revoir, tout simplement.
::: Thierry Falivene ; Il se reconnaîtra

::: Sébastien Lifshitz ; Casa Susanna, 2022

 

Lundi 27 mars 2023

Bien entendu, j’ai de nombreux souvenirs de mon père. Comment pourrait-il en être autrement, étant donné que, depuis ma naissance et jusqu’à ce que je m’envole du nid à dix-huit ans, nous avons vécu côte à côte dans notre modeste demeure ? Et comme il en va de même, je suppose, pour la plupart des pères et de leurs fils, certains de ces souvenirs sont heureux, d’autres beaucoup moins agréables. Mais ceux qui me restent le plus vivants en mémoire n’appartiennent à aucune de ces catégories. Il s’agit plutôt de scènes parfaitement ordinaires de la vie de tous les jours.
Celle-ci, par exemple :
Lorsque nous vivions à Shugukawa, nous sommes allés un jour à la plage afin d’abandonner un chat.
::: Haruki Murakami ; Abandonner un chat. Souvenirs de mon père

Lundi 20 mars 2023

Entre Les Martres et Saint-Armand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé, en 1961 : les diables sont nommés aussi je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. l n’y a pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de journée. J4y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d’un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire.
::: Pierre Michon ; La Grande Beune

Il y a cette image de toi parmi tant d’autres : ce soir, je creuse. Je cherche ce qu’il y a à dire avec toutes ces photos, je cherche ce que je dois garder. C’est sans fin. J’ai l’impression d’avoir écrit cela cent fois ici. J’ai l’impression que je n’ai plus que ça, cette quête, ce regard sur un passé, des passés. Mais parfois tu apparais et toujours je suis surpris.

Lundi 20 février 2023

Un marais n’est pas un marécage. Le marais, c’est un espace de lumière, où l’herbe pousse dans l’eau, et l’eau se déverse dans le ciel. Des ruisseaux paresseux charrient le disque du soleil jusqu’à la mer, et des échassiers s’en envolent avec une grâce inattendue — comme s’ils n’étaient pas faits pour rejoindre les airs — dans le vacarme d’un millier d’oies des neiges.
Puis, à l’intérieur du marais, çà et là, de vrais marécages se forment dans les tourbières peu profondes, enfouis dans la chaleur moite des forêts. Parce qu’elle a absorbé toute la lumière dans sa gorge fangeuse, l’eau des marécages est sombre et stagnante. Même l’activité des vers de terre paraît moins nocturne dans ces lieux reculés. On entend quelques bruits, bien sûr, mais comparé au marais, le marécage est silencieux parce que c’est au cœur des cellules que se produit le travail de désagrégation. La vie se décompose, elle se putréfie, et elle redevient humus : une saisissante tourbière de mort qui engendre la vie.
::: Delia Owens ; Là où chantent les écrevisses

Mardi 14 février 2023

Quand j’en arrive aux notes prises lors de relectures antérieures – je relis, je note ce que m’évoque ma relecture, je recopie des fragments, je fais les mêmes constats et prends les mêmes résolutions , dont celle d’arrêter de me relie -, je me retrouve entre deux miroirs en vis-à-vis, face au vertige d’un gouffre sans fond.
::: Bruno Pellogrino ; Tortues

Samedi 11 février 2023

Il dort sur le banc. Elle ne bouge pas, son corps est vissé sur la chaise, les filles et Gilles sont dans la cour. Ils sont sortis aussitôt après avoir mangé, ils savent qu’il ne faut pas faire de bruit quand il dort sur le banc.
::: Marie-Hélène Lafon ; Les Sources

Tu dis “Je vais partir de Bordeaux” comme si tu avais senti immédiatement qu’il y avait un possible. Tu l’as déjà dit un peu plus tôt, dans le brouhaha joyeux où nous sommes peu à danser. Toi tu ne danses pas. Tu le redis, tu vas partir de Bordeaux, tu as beaucoup bu, tu as l’alcool fragile et audacieux, et ce qu’il reste de vodka dont la bouteille restera au bar avec ton prénom dessus : F.

Mardi 7 février 2023

Je n’ai aucun souvenir de ce voyage. Même ce moment de l’annonce, je le reconstitue. Je dis mes parents un soir, c’était peut-être ma mère un matin. Il me reste à peine de très, très vagues impressions –  une sorte de marché dans une rue d’Istanbul. Légumes dans des caisses en plastique, édifice en contre-plongée, la rue est en pente et c’est tout, et je ne veux pas décrire davantage parce que déjà je déforme.
::: Bruno Pellegrino ; Tortues

Je dis à J que je n’écris plus ici. Je ne dis pas tout à fait pourquoi, peut-être parce que je n’arrive pas plus à dire qu’à écrire, dans une forme d’épuisement né des journées, à peu près de 9h30 à 18h, du lundi au mercredi, où je donne beaucoup, du coq à l’âne via d’autres bestioles, plutôt des souris, parfois des têtards, et puis il y a les singes. Hier un ambassadeur, même si j’ai fait peu présence.

Et puis, je crois que je laisse le silence s’installer ici comme il s’installe avec T. Je crois que ce qu’il y a à dire n’a pas la joliesse que j’attends. L’état amoureux est, ici, indicible : absent. Sans doute le reste n’a pas beaucoup d’importance, même si jusqu’alors, ou pendant longtemps, c’est le peu – le reste – dont j’ai témoigné. Peut-être que le peu a pris trop de place. Peut-être que faute d’un Autre, faute d’un état amoureux, je me contente des images, des films et des livres et laisse planer l’indicible de ceux qui passent.

Et puis tout simplement, c’est bien de souffler un peu.

Alors silence.