Samedi 14 juin 2025

J’ai grandi dans une petit ville, Châteauroux, où la fréquentation de l’art se résumait à la visite du musée municipal. J’ai appris longtemps après l’avoir quittée qu’il abritait des œuvres de Camille Claudel. Je ne les connais pas. Le seul tableau dont je me souviens et que je revois vaguement, parce qu’on s’arrêtait devant, est le portrait du général Bertrand. Le musée portait son nom. Il en était le fondateur.
::: Christine Angot ; La Nuit sur commande.

Samedi 7 juin 2025

::: Chintis Lundgren ; Toomas dans la vallée des loups sauvages, 2019

Au moment où j’écris ces lignes, mon récit est achevé. Tout est en ordre autour de moi et j’ai accompli la dernière tâche que je m’étais donnée. Cela ne m’a demandé qu’un mois, qui a peut-être été le plus heureux de ma vie. Je ne comprends pas cela : après tout, ce dont je me souvenais n’était que cette existence étrange qui ne m’a pas dispensé beaucoup de bonheur. Y a-t-il dans le travail de la mémoire une satisfaction qui se nourrit d’elle-même et ce dont on se souvient compte-t-il moins que l’activité de se souvenir ? Voilà encore une question qui restera sans réponse : il me semble que je ne suis faite que de cela.
::: Jacqueline Harpman ; Moi qui n’ai pas connu les hommes

C’est ton message d’abord, il est tôt, l’œil à peine ouvert lorsque je le découvre. Je dormais encore lorsque tu m’as écrit. C’est inédit, n’est-ce-pas ? Je ne crois pas que tu m’aies déjà ainsi attendu un matin. Celui de ce jour, alors, glisse ensemble jusqu’à cette habitude que nous avons, déjà évoquée ici, la terrasse de la Mère Michel, un verre, un déjeuner, bien sûr des frites. Ton amie E nous rejoint. Je ne la connais pas. Tu existes, depuis des mois, sans tous ces gens dont tu me parles. J’existe pour toi, depuis des mois, sans tous ces gens dont je te parle. Samedi dernier, tout a changé, peut-être : tu as rencontré P, j’ai rencontré C. Ce fut bref. C’était le signe de quoi ? Que nous pouv(i)ons être autre chose ? Ou que nous ne pouv(i)ons pas être autre chose ?

Ce sont des phrases, ensuite, festival Chahuts. Des phrases fantômes, de celles qui vous hantent, collectées. Je retrouve l’initiateur de ce projet, Lancelin Hamelot. Nous nous sommes rencontrés le 21 mai, je suis venu lui offrir Présence, nous parlons un peu, il m’offre un café ; je perçois qu’il est de ces hommes – c’est l’adjectif délicat qui me vient, mais ça n’est pas ça, ou pas que ça – dont j’aimerais être ami.

Et puis c’est une expo, Thibault Franc, j’aime. Un homme s’approche, me sourit : « Vous n’êtes jamais venu. » Il a raison.

Ce sont tes mots, ensuite. Et aussi, les siens, ceux d’E à propos de moi ou de nous, que tu répètes, auxquels tu réponds, ce genre de paroles qui bousculent à la fois les certitudes et les incertitudes. J’aurais pu ne parler que de cela, exergue. J’aurais aimé me rappeler chaque mot. Ce sont des moments dont on fait des films, tu ne crois pas ?

C’est un livre, enfin. Un livre que Parthiban m’offre, cadeau d’anniversaire, comme ça, là, au milieu de la rue, quelques minutes après s’être retrouvés. C’est l’un des livres dont m’a parlé O, mercredi. J’en suis sûr. Le titre, c’est celui-là, je ne peux pas me tromper. La coïncidence me trouble. Je ne sais pas encore que je vais adorer : le soir, trente pages. Je ne sais pas encore que je me suis trompé : O ne m’en a jamais parlé.

Jeudi 5 juin 2025

J’habite en ville et dans ma tête une île.

en ville il y a nous et les enfants.

Sur l’île
je vis seul
je vis seule
je vis seuls.

Thibault Marthouret ; Seules les œufs durs résisteront

Dimanche 18 mai 2025

Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? Comme je voudrais être un beau vase d’Hébron, bleu translucide et plus lourd que la nuit, et toi l’artisan qui me fabrique, ton souffle et ton doigté qui me font prendre chair, tournoyer, luire, qui me distendent jusqu’à mes extrémités, m’illimitent pour devenir l’objet exact de ton désir, ta volonté faite lueur, faite moi, ta main sur mon corps qui me fait étinceler, briller en fournaise, pour fabriquer ta cocagne, ton foisonnement. Comme je voudrais être le résultat unique, pour tous les temps et toutes les nuits, de ton désir, façonné par ton souffle, tes poumons, ta salive.
::: Karim Kattan ; L’Eden à l’aube

Jeudi 17 avril 2025

Un dragon cracheur de nuages : c’est l’image qui vient à l’esprit en apercevant les premiers contours de l’archipel à travers le hublot. Un dragon géant, vivant, palpitant, sur l’échine très verte et très écaillée duquel on va venir se poser. Ces contours si longuement rêvés en m’aplatissant sur des atlas deviennent enfin réels.
::: Emmanuel Ruben ; L’Usage du Japon

Mon bureau est un peu comme le décrit Perec dans Penser/Classer. Pire, probablement : un foutoir. Dans mes rêves les plus fous, ainsi y pensais-je hier dans l’avion en relisant un passage de ce livre, je m’amuse à plagier l’écrivain pour un Je me souviens ou pour faire témoignage du bazar qui encombre ce coin de mon appartement, un L d’environ 1m20 par 1m50.

Perec, c’est le souvenir précis – j’avais alors 25 ans sans doute – de mon étonnement en entamant Un Homme qui dort, et en y découvrant un tutoiement. Je suis sans doute, depuis, en quête de ce même type de surprise lorsque j’ouvre un livre. Je l’étais sans doute alors déjà, sans vraiment l’avoir su ou verbalisé. Mais là n’est pas le sujet.

Sur mon bureau, me font face depuis des mois, appuyées contre le pied de mon écran d’ordinateur, en alternance, des documents ayant appartenu à mon grand-père Antonio : enveloppe avec des feuilles de paye, carte de visite – j’en possède deux, adresses à Châtillon-sous-Bagneux ou Rochefort -, ou une photo. Les photos aussi, il y en a deux. Sur l’une il est avec deux amis ou collègues, photo rongée par le temps, faisant presque disparaître l’un des visages. Sur l’autre, il est au camp d’internement de Montendre avec 16 autres hommes et un enfant. Ce soir, au hasard d’un rangement très bref, c’est une enveloppe, une autre, qui me fait face, posée contre les sus-cités objets de papier. Elle a été écrite le 11 avril 1941 par mon grand-oncle Maurice à ma grand-mère Raymonde. Il était alors dans le camp désigné VIII C : prisonnier de guerre numéro 15994.

Cette lettre, que j’ai récupérée au milieu de nombreuses autres, je crois qu’elle est là pour ne pas oublier. Que tout est possible. Même ça : être un numéro dans un camp, ailleurs.

Lundi 31 mars 2025

Je sais et je ne sais pas qui nous sommes, ce que nous sommes. Je sais et je ne sais pas dire. Vite je me tais devant l’indéfinissable. Indéfiniment ? Je ne sais pas si nous sommes en équilibre, si nous sommes un équilibre, si nous trouvons ce qu’il nous faut, toi avec moi, moi avec toi. Ou souvent sans l’autre dans des silences et des questions flétries par les heures que tu donnes pour répondre. Parfois les questions meurent, abandonnées.

Tu restes une question, plusieurs questions et les semaines qui se trainent derrière nous ne sont pas une réponse. Quoi que. Sur cette terrasse qui n’a plus de soleil – bientôt il fera frais – tu dis le troptrop souvent -, l’obligé, et moi je me connais. Je raconte un peu jeudi soir, vendredi soir, samedi matin et mon insupportable dimanche, presque nous avons eu le même. Nous omettons sans doute quelques détails qui n’en sont pas.

La neige qui n’a pas cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. Je n’ai pu me rendre à R… où j’ai coutume depuis quinze ans de célébrer le culte deux fois par mois. Ce matin trente fidèles seulement se sont rassemblés dans la chapelle de La Brévine.
::: André Gide ; La Symphonie pastorale

Vendredi 28 mars 2025

Alors, je lis les 3 lignes que j’ai écrites, et tous, ils rient.

::: Patrice Chéreau ; Ceux qui m’aiment prendront le train, 1998

Je suis un malade mental. Il m’est difficile de dire depuis combien de temps, vingt ans, peut-être trente, certainement huit, depuis qu’un diagnostic a été posé.
::: Nicolas Demorand ; Intérieur nuit

Jeudi 13 mars 2025

Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.
::: Eric Chacour ; Ce que je sais de toi

Mardi 4 février 2025

Tous les jours, avant de sortir du lit, mon premier geste était d’ouvrir la grande fenêtre et d’avaler le souffle du matin. Je m’enveloppais dans ma couette et restais allongée quelques minutes. Barcelone, au point du jour, a quelque chose de sacrilège. Elle se jette sur la masse de lumière encore pâle qui naît des profondeurs marines et s’en empare avec son forceps lucratif. C’est le temps des réveille-matin et des stimulants, des ruées, des claquements de portes et des tracas. Un énorme engrenage crache et se met en marche, le langage en huile les rouages, un langage sans émotion et grossier qui pervertit le sens originel du langage. Je me dégourdissais en prenant conscience de cette profanation. Puis j’allais à la douche et me lavais le corps, mettais des vêtements propres, mangeais des aliments transformés. Quand je sortais dans la rue, avant de m’enterrer dans le métro, je regardais un instant côté montagne et j’en imaginais de plus hautes, plus vides, plus grandes. Je devenais l’animal captif qui lève le museau et demeure pensif parce qu’il a reniflé les doigts d’un enfant et qu’il a ravalé sa faim.
::: Eva Baltasar ; Mammouth

Alors il me demande si je veux être son témoin. Ainsi, par cette demande, je suis témoin de ce que nous sommes. Oh, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas une surprise, il y a eu tant de preuve d’amitiés, c’est comme ce qu’on dit sur l’amour et des preuves d’amour. D’ailleurs je l’évoquais il y a une semaine, ce que nous sommes, et où nous pourrions aller, vers quelles preuves.

Nous sommes une histoire d’amitié née de la soi-disant virtualité des réseaux sociaux. Il avait suffi qu’il aime mes images pour, ensuite, depuis, aimer ma présence. Je crois – je sais – que notre amitié souffre d’une seule chose, la langue, ce français qui le freine et cet anglais qui ne va jamais assez loin pour moi, jamais là où le partage pourrait puiser d’autres sources. Parfois, avant de dire, je m’épuise déjà, alors je me tais.

Mardi 14 janvier 2025

La maison de mes grands-parents, à Macau, en Médoc, s’agrémentait, sur la façade arrière, d’une véranda. « Véranda » est un mot exotique, bien gracieux pour cet appendice de métal et de verre sale, addition tardive, déparant, en réalité, une jolie demeure du XVIIIe siècle, une de ces « chartreuses » dont les Bordelais sont si fiers et qui conservent aujourd’hui, chez les agents immobiliers, tant d’amateurs.
::: Jean-Marc Planes ; Reste avec nous car le soir tombe

Dimanche 5 janvier 2025

Cette station balnéaire n’était pas comme les autres.
Les tamaris tordus ? Mais tous les fronts de mer ont les mêmes arbres penchés.
Les trottoirs, de ce rose fané, avec des fissures ?
Ces vieux panneaux de signalisation en ciment effacés, absurdes ; une flèche bleu marine n’indique rien, sauf un but évident, une seule route ; un sens interdit, d’un rouge pâle ; une interdiction de tourner à droite devenue un monochrome blanc à peine lisible, on pouvait s’engager par erreur, s’en excuser.
::: Sophie Poirier ; Le Signal

Jeudi 2 janvier 2025

En attendant son tour elle observe la vendeuse, une petite blonde qui lui rappelle quelqu’un mais qui ? J’ai déjà vu cette fille-là quelque part, se dit-elle, mais où ?
::: Christian Gailly ; Les Fleurs

Lundi 23 décembre 2024

Par-dessus tout, ce que j’aime dans cette maison, c’est l’espace. L’espace intérieur, et encore plus, l’espace extérieur, cette grande vue sur la vallée de l’Oise et les étangs de Cergy-Neuville. La vue change tout le temps, la lumière n’est jamais la même sur les étangs. La lumière qui va jusqu’à Paris puisque d’ici on distingue la tour Eiffel. Le soir, je la vois illuminée. À la fois proche et loin. Je crois que ça correspond bien à ce que je ressens vis-à-vis de Paris, peut-être même par rapport à ma place dans le monde. Paris au fond — ça peut paraître curieux de dire ça — je n’y rentrerai jamais.
::: Annie Ernaux ; Le Vrai Lieu – Entretiens avec Michelle Porte

Samedi 21 décembre 2024

À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté des collines. « Bien sûr, disait les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n’êtes pas mariées, vous n’avez pas de souci… » Et même l’une d’entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l’hôpital et qui n’avait pas de quoi manger chez elle, riait elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s’était arrêtée elle s’était mise à pleurer parce que dormir était idiot et que c’était du temps voler à la rigolade.
::: Cesare Pavese ; Le bel été

Jeudi 12 décembre 2024

Si je devais réfléchir à ce pour quoi j’ai commencé à écrire, je dirais que la littérature, pour moi, consiste à décrire de beaux jeunes hommes. Des garçons partout, des garçons tout le temps: le projet vain d’un voyeur innocent. Mais à force de buter, le désir s’est usé.
::: Robin Josserand ; Prélude à son absence

Lundi 9 décembre 2025

Fin 85, j’ai entrepris un récit de sa vie, avec culpabilité. J’avais l’impression de la placer dans le temps où elle ne serait plus.
::: Annie Ernaux ; Je ne suis pas sortie de ma nuit

Vendredi 29 novembre 2024

Je ne connaîtrai jamais les véritables raisons de la séparation de mes parents. Il devait pourtant y avoir un profond malentendu dès le départ. Un vice de fabrication dans leur rencontre, un astérisque que personne n’avait vu, ou voulu voir.
::: Gaël Faye ; Petit pays

Jeudi 28 novembre 2024

J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Écrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort.
::: Annie Ernaux ; L’occupation

Vendredi 22 novembre 2024

L’appartement de notre mère, près de la Porte de Saint-Cloud, est devenu un capharnaüm sans vie qui dégage une tristesse poignante. Mon frère et moi nous employons à le vider de ses meubles, de ses livres, de tout ce que maman avait acquis au fil des années et de ce qui lui vient de ses parents : un précieux bric-à-brac qui a l’étrange pouvoir de raconter plusieurs générations, plusieurs vies.
::: Anne Wiazemsky ; Hymnes à l’amour

Il y a dehors ceux qui craignent le froid et la pluie, les hommes assis sur le trottoir sous d’épaisses couvertures de peu, presque on les enjambe, on ne sait ni dire ni faire ni les regarder vraiment et puis il y a les femmes grimaçant sur des vélos. Hier je suis resté chez moi, je n’ai rien vu, rien vu que la pluie qui frappait les carreaux. Je ne sais même pas s’il faisait froid dehors, je n’ai pas franchi la porte, pas ouvert la fenêtre. J’avais aimé ce cocon, j’avais travaillé à l’abri des autres.

Dimanche 27 octobre 2024

En ce temps-là, si on m’avait demandé où je voulais partir, je crois que j’aurais répondu à Turin. Il ne s’agissait pas de tout quitter, disparaître ou tenter une existence ailleurs, mais seulement de changer d’air et voir du pays. Il fallait un ailleurs, et l’ailleurs était Turin. Depuis des semaines, nous étions cadenassés au mur de nos villes. Accroché au goudron. Les aubes ressemblaient toutes à celles d’un dimanche. Nous étions seuls.
::: Pierre Adrian ; Hôtel Roma

Lundi 21 octobre 2024

Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant tu serais parti et, quand les 30 du monde seraient devenu trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elle toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas éteint et quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village et ce n’était miraculeusement plus chez toi.
::: Jérôme Ferrari ; un dieu un animal

Dimanche 6 octobre 2024

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans – je ne l’ai jamais vu – on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.
::: Marguerite Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein

Mardi 1er octobre 2024

Il devait arriver ce soir-là et je me souviens bien que mon père était furieux. Il avait toujours été résolument hostile à ce projet qui avait donnée lieu à d’interminables discussions. Dieu sait qu’il aimait recevoir, mais ses amis, des parents ou, de temps à autre, une relation d’affaires. L’idée qu’un étranger, qu’un nconnu allait s’installer chez nous pour deux mois, qu’il le retrouverait tous les jours et deux fois par jour à sa table, lui était odieuse. C’est qu’il ne s’agissait pas d’un femme de chambre ou d’un chauffeur !
::: Maurice Pons ; Métrobate

Dimanche 22 septembre 2024

Il est tôt, quatre heures à peine, les premiers rayons de soleil viennent de poindre, je quitte le refuge où nous avons passé la nuit. Novembre m’accompagne, il a tout organisé – il me faut une épreuve pour surmonter la surprise, le désarroi, le désastre sentimental que je viens de vivre, je n’ai rien vu venir.
::: Christian Merlhiot ; Renard

Jeudi 19 septembre 2024

J’ai réduit mes déplacements à leur fonction technique : je me rends d’un point à un autre, sans détour, sans même regarder le décor. Moi dont les gens disent : celui-qui-marche-dans-les-rues-de-Paris. Depuis dix jours, je suis comme les enfants qui dissimulent leur visage avec les mains, disant : « Je suis caché. » Si on ne me voit pas, je n’existe pas. Les visages dans la rue : ils n’existent pas. Je ne vois personne, je parcours une ville déserte, vidée des humains qui la peuplaient. Robot parmi les robots, je ne me promène pas : je vais quelque part. Ce temps perdu, ces quinze minutes de marche, je les meuble d’activités automatiques : je réponds à des messages, les yeux sur mon écran. Faire ça dehors, ce n’est pas moi. Mais cet espace dehors, ce n’est pas ma ville.
::: Antonin Crenn ; Désir quand même

Mercredi 18 septembre 2024

Tu es l’aînée et c’est toi qui t’occupes d’elles. Le plus souvent, la mère est dehors, dans les champs, à travailler avec le père. Toi, rivée à la maison, très tôt astreinte aux soins du ménage, aux multiples tâches liées à la vie de la ferme.
::: Charles Juliet ; Lambeaux

Mardi 10 septembre 2024

Ayant mûrement réfléchi, ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation vous allez donc trouver votre chef de service disons pour simplifier car il faut toujours simplifier qu’il s’appelle monsieur Xavier c’est-à-dire monsieur ou plutôt Mr X donc vous allez trouver Mr X là de deux choses l’une ou bien Mr X est dans son bureau ou bien Mr X n’est pas dans son bureau (…)
::: Georges Perec ; L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

Samedi 7 septembre 2024

Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.
::: Maurice Pons ; Les Saisons

Jeudi 29 août 2024

Le soir tombait. Nous roulions en silence. Sur la route devenue large et lisse, les lignes jaunes, tout au long des courbes, traçaient leur message en morse rapide. Au dessus de la voiture ouverte, les arbres glissaient dans l’eau du ciel comme les algues d’un grand fleuve.
::: Maurice Pons ; Le Passager de la nuit

Mardi 27 août 2024

Elle est enfermée dans une cage de verre, au milieu d’une grande pièce. Elle est nue, elle est floue, illisible.
::: Bertrand Schefer ; Francesca Woodman

Ainsi les jours reprennent ce rythme qu’on connait tant, le travail. Hier déjà. Hier c’était chez moi, ce n’est pas tout à fait pareil, reprise en douceur, se dérouiller, noircir l’agenda de tout ce qu’il y a à faire, c’est presque indécent, peut-être impossible. Aujourd’hui, l’après-midi, je suis allé au bureau après déjeuner. Le matin j’aime télétravailler, je me lève et hop, presque hop, le café posé sur le bureau au milieu du bazar dans cette tasse qui vient de Limoges. Lachaniette, la marque, bordure métallique. Style empire ou un truc du genre, ou pas. C’est Christian qui me l’avait offerte je crois. Ou bien l’avait-on achetée ensemble ?

Les jours reprennent le rythme qu’on connait moins, celui de la salle de sport. Hier déjà. Hier il y a eu ce garçon, cet ami de Mathieu avec un t ou deux, il a fait celui qui ne me reconnaissait pas, qui ne me voyait pas, il baissait la tête, il la tournait. On ne peut pas à ce point ignorer quelqu’un à 1m, on ne peut pas, à ce point, éviter de regarder son voisin de machine pour dire « Bonjour ». Ça ne dit pas beaucoup « Bonjour », à la salle. Ça ne dit pas grand chose. A peine des « Han » pendant l’effort. Je me suis arrêté devant lui pour le saluer. Il regardait vers le bas. Je me suis demandé s’il était profondément impoli, profondément timide, profondément bizarre. J’ai fait un signe de la main, il a levé la tête. J’ai souri, salue, rien de plus, banal. J’ai oublié son prénom. Banal ? Ce serait presque joli, non ?

Mardi 20 août 2024

Au printemps 1962, j’avais un emploi stable et plus ou moins épanouissant de jeune cadre au sein d’une grande entreprise. C’était un métier sans aucune rapport avec les arts publicitaires. Je n’avais nullement  l’intention de quitter mon travail ni mon domaine d’activité. J’étais loin de soupçonner que ma vie allait prendre un virage complet et que j’étais sur le point de devenir réalisateur de films érotiques. Je n’avais même jamais tenu une caméra entre les mains.
::: Arch Brown ; Un pornographe