Dimanche 16 juin 2024

17 septembre
Visions de l’œil droit bousillé ; difficile de lire. Écoute de la musique : pas encore sourd.
::: Herbé Guibert ; Cytomégalovirus (Journal d’hospitalisation)

Dimanche 9 juin 2024

Je n’ai jamais été à l’aise pour parler de manière abstraite, théorique, de mon travail ; même si ce que je produis semble venir d’ un programme depuis longtemps élaboré, d’ un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres n’est pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu à « livre à venir », à un inachevé désignant l’indicible vers quoi tend désespérément le désir d’écrire), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne saurais dire le « pourquoi » mais seulement le « comment » : je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, quel est pour moi un au-delà de l’écriture, un « pourquoi j’écris » auquel je ne peux répondre qu’en écrivain qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé.
::: Georges Perec, Notes sur ce que je cherche, 1978.

Alors ta voix qui lit au soleil. Et aussi nous disons. Nous disons par exemple ce qu’il faut dire de l’autre et ne pas dire, à quel moment, comment, pourquoi, équilibre, déséquilibre, à quel moment le défendre, à quel moment se taire, à quel moment vouloir le protéger, à quel moment le porter en étendard. Nos vies sont des parcours, des courages. Souvent je parle de ta fragilité, de ta manière de te sous-estimer, souvent j’y vois ta force, souvent je pense que tu m’apaises, me… comment dire… me simplifies. Souvent, tu me fais rire. Souvent, nous buvons des Spritz. Quand cela est possible, nous caressons des chats. Aujourd’hui c’est la peur, aussi.

::: Jean Genet ; Un chant d’amour, 1950

Jeudi 30 mai 2024

Je l’ai pris et je l’ai mis dans le temps gris, près de la mer, je l’ai perdu, je l’ai abandonné dans l’étendue du film atlantique. Et puis je lui ai dit de regarder, et puis d’oublier, et puis d’avancer, et puis d’oublier encore davantage, et l’oiseau sous le vent, et la mer dans les vitres et les vitres dans les murs. Pendant tout un moment il ne savait pas, il ne savait plus, il ne savait plus marcher, il ne savait plus regarder. Alors je l’ai supplié d’oublier encore et encore davantage, je lui ai dit que c’était possible, qu’il pouvait y arriver. Il y est arrivé. Il a avancé. Il a regardé la mer, le chien perdu, l’oiseau sous le vent, les vitres, les murs. Et puis il est sorti du champ atlantique. La pellicule s’est vidée. Elle est devenue noire. Et puis il a été sept heures du soir le 14 juin 1981. Je me suis dit avoir aimé.
::: Marguerite Duras ; L’Homme atlantique

J’ai 50 ans. Depuis 0h30 ce jeudi 30 mai. C’était un jeudi, aussi, le 30 mai 1974.

A minuit et 31 minutes de ce jour commençant dans la nuit, j’avais éteint l’ordinateur sur lequel j’avais regardé un peu du film entamé vendredi. J’avais eu envie de m’offrir la beauté du cinéma, même si je la massacrais en coupant le film, emporté à chaque fois par le sommeil.

Et puis, après la nuit, écourtée parce qu’à 8 heures venait le plombier qui sonna finalement à 7h46, il y a eu le jeudi, le vrai, sans eau chaude comme le seront les jours qui viennent et avec tout ce qui fait mes jours chômés : les photos, les mots, les livres, une amie, des sourires. Et des vœux d’anniversaire.

Parmi les vœux, quelques mots sur mon livre : “magnifique et bouleversant”, m’écrit par exemple Nadège. Je découvre une émotion née des mots des autres. Une émotion qui efface celle, vertigineuse, d’avoir 50 ans.

Mercredi 22 mai 2024

C’est une ville étrange où il faut savoir où on va

j’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29
ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait
en technique

grand parc avec des grands arbres et des bâtiments blancs
aux toits de tuiles
et un peu partout
dans les allées
les visages en noir et blanc de ceux
qu’on torturait
en technique
dans une des bâtiments blancs
les griffes du tigre

il faut savoir où on va ici.

::: Emilienne Malfatto et Rafael Roa ; L’absence est une femme aux cheveux noirs

Mercredi 8 mai 2024

À Trouville pourtant il y avait la plage, la mer, les immensités du ciel, de sables. Et c’était aussi , ici, la solitude. C’est à Trouville que j’ai regardé la mer jusqu’au rien.Trouville c’est la solitude de ma vie entière. J’ai encore cette solitude, là, imprenable, autour de moi. Des fois je ferme les portes, je coupe le téléphone, je coupe ma voix, je ne veux plus rien.
Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on écrit et comment on n’écrit pas.
::: Marguerite Duras ; Écrire

Samedi 4 mai 2024

Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient.
::: Nathalie Sarraute ; Tropismes

Soudain nous voici face à face, bouches bées. Oh ! Galerie Polka, nous revoilà, surpris, plus que surpris. Ça alors ! La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était un soir de réveillon, Christian m’avait joliment embarqué dans une comédie musicale au théâtre du Châtelet, on avait alors échangé quelques banalités peut-être, j’avais bien sûr demandé des nouvelles de Tof et Nat. Chez Polka on commence à discuter, je lui propose un verre à une terrasse, oui c’est bien, elle porte en bandoulière son Leica, moi mon Nikon. Elle est toujours en mode pellicules, moi toujours pas. Jamais. Nos vies se racontent alors place des Vosges devant une ginger beer, ça se veut un peu chic mais on s’en fiche, c’est bien, c’est son quartier depuis si longtemps. Arrive bien sûr ce moment où je demande des nouvelles de Tof et Nat. La petite est en première année de prépa, la dernière fois que je l’ai vue elle était à l’école maternelle. Ils sont de ces amis qui ont été là, vraiment là, des années jusqu’à ce que je décide d’être ailleurs, à une autre place tandis qu’ils restaient à la leur. Et ils vivent où maintenant ? Toujours au même endroit.

Dimanche 28 avril 2024

J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement
::: Jean-Philippe Toussaint ; L’échiquier

La pluie, la pluie, la pluie. Dehors c’est ça, ça n’arrête pas. Mais on y va. Le musée de l’imprimerie et de la communication graphique est ouvert, il y a une exposition sur le travail de Hayao Miyazaki et notamment ses influences littéraires, on y va, bien sûr. On y va, on y attend, la queue, les gens, les parapluies. Toi c’est ta première fois ici. L’expo permanente est cette plongée dans le temps que j’ai savouré lors de mon premier séjour dans cette ville, mon hôtel était à deux pas, la surprise élégante ; on s’y arrête peu, très peu. L’expo temporaire est une autre aventure, des images, des textes, des sons, des gens qui parlent, ça bruissent un peu trop, où regarder ? Il faut passer la première salle pour s’habituer, apprécier ce tout, bien sûr il y a moins de monde alors. Une heure nous restons là, et il y a ce moment où ça suffit, nous partageons cela, cette appréciation du temps qui évite – empêche ? – de s’éterniser. Et puis on a faim, n’est-ce-pas ?

La pluie, la pluie, la pluie. La phrase est dans le livre que je relis et relis encore, distrait parfois pourtant.

::: Ryūsuke Hamaguchi ; Le Mal n’existe pas, 2024

Jeudi 18 avril 2024

Un poème par jour, Margarida, c’est peu
et c’est beaucoup pour notre tendresse captive
de ton corps mangé par le crabe sournois.
Très méchant, disent les docteurs, après avoir dit : Dans un an
vous en serez quitte, belle dame, et sans dégât
à votre poitrine, juste les cheveux
qui tomberont, et les sourcils, les cils, les poils, même ceux qu’on
ne voit pas.
Je deviens lisse comme une petite fille
disais-tu avec étonnement,
et tu ajoutais en riant :
J’ai acheté un chapeau chic, dans le magasin fournisseur de la
Cour de la galerie du Roi
un bibi, tu sais, pour sortir sur la place.
::: Caroline Lamarche ; Cher instant je te vois

Lundi 15 avril 2024

Il est toujours difficile de juger un grand écrivain contemporain : nous manquons de recul. Il est plus difficile encore de le juger s’il appartient à une autre civilisation que la nôtre, envers laquelle l’attrait de l’exotisme ou la méfiance envers l’exotisme entrent en jeu. Ces chances de malentendu grandissent lorsque, comme c’est le cas de Yukio Mishima, les éléments de sa propre culture et ceux de l’Occident, qu’il a avidement absorbés, donc pour nous le banal et pour nous l’étrange, se mélangent dans chaque œuvre en des proportions différentes et avec des effets et des bonheurs variés. C’est ce mélange, toutefois, qui fait de lui dans nombre de ses ouvrages un authentique représentant d’un Japon lui aussi violemment occidentalisé, mais marqué malgré tout par certaines caractéristiques immuables. La façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui, par contre, le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr, du Japon héroïque qu’il a pour ainsi dire rejoint à contre-courant.
::: Marguerite Yourcenar ; Mishima ou La visons du vide

C’est très touchant et très beau, me dit Jeanne. Je lui ai écrit, je lui ai dit qu’il y allait avoir ce livre, et que les 24 et 25 juillet j’y parlais de Renée, alors j’ai envoyé les passages. Elle me remercie pour ces mots tous ces mots, elle écrit ça ainsi. Pas plus tard qu’hier elle triait des photos et elle regardait les images de cet été-là, la dernière fois que Renée est venue chez elle. Elle adorait ces étés.

Mardi 9 avril 2024

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.
::: Marcel Proust ; Albertine disparue

Mercredi 3 avril 2024

Ferdinand, tu le sais, je porte en moi ce texte depuis que nous nous connaissons. Ce besoin impérieux de te raconter me vient par vagues, des vagues liées à ta présence.
::: Francesca Pollock ; Ferdinand des possibles

Lundi 11 mars 2024

Une nuit où tu n’étais pas là, je suis venu dormir chez toi. Dans ton lit. Dans tes draps.
::: Frédéric Mitterand ; Lettres d’Amour en Somalie.

Dimanche 3 mars 2024

De nouveau glissé sous les épaisseurs du lit – un drap, deux couettes – après avoir avalé un jus de fruits et un bol de muesli au rythme habituel, j’ouvre le catalogue de l’exposition “À partir d’elle”, exposition que j’ai manquée par optimisme – je reviendrai à Paris -, douleur – il n’était plus question d’y aller le 10 février – puis fatalisme né d’un agenda chargé et d’un regard sur le prix des billets de train- tant pis.

La première phrase de la préface du livre rapporte les mots de Barthes dans Journal de deuil : “Sans doute je serai mal, tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle.” La phrase éclaire le texte justement écrit le 10 février pour ma sœur. Je mets alors des mots, il est à peine 9h, sur ce besoin d’écrire à la mort de mon père et de ma sœur, vite. Il s’agit, s’agissait alors de me libérer de quelque chose, de faire remonter à la surface une part – peut-être la plus importante, mais pas la seule – de ce que nous étions pour ne plus avoir à l’écrire plus tard. Être moins mal, à supposer qu’on puisse l’être moins dans les heures qui suivent le mot fin, en ne gardant pas en soi.

Et puis le ciel bleu m’appelle. Je dois écrire, mais je sens qu’il faut d’abord m’éloigner un peu de l’écran, alors je vais sur les quais, ça fait du bien de voir les gens, et puis je crois que le livre d’Annie Ernaux entamé hier me ramène à autrefois : les autres plutôt que moi. Les regarder, les dire, certains dans leur solitude.

© Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinéma/Artémis Productions
::: Thomas Cailley ; Le Règne animal, 2023

Samedi 2 mars 2024

J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme.
::: Annie Ernaux ; Préface de Journal du dehors

Alors je t’écris. Voilà presque deux années que le silence s’était imposé. Je te dis que j’ai trouvé un éditeur, que c’est un peu fou, que j’ai complété la version que je t’avais envoyée en relisant nos discussions, qu’il n’y a toujours ni ton nom ni ton visage. Je précise en riant que je n’ai pas encore relu les moments en septembre où j’avais été chiant. C’est un peu faux. Un peu : lecture diagonale.

Tu es d’accord, tu es même content. Et tu parles des vaches, bien sûr.

Mardi 13 février 2024

Je viens de loin, de très loin. C’est la première fois que je viens dans ce pays. Mon père est né dans cette maison, il y a cent ans.
Voilà plusieurs jours que je murmure ces mots comme une sorte de répétition ou d’incantation générale pour le moment où je devrai les prononcer. Je me les répète en anglais, ce qui est peut-être une erreur. Aurais-je dû les mémoriser en roumain ? Au contraire, c’est mieux ainsi, pour éviter les déceptions. Pour éviter que les autres ne me répondent en roumain et ne découvrent, un peu frustrés,n qu’à part ces phrases diplomatiques, je ne comprends absolument rien.
::: Eduardo Berti ; Un fils étranger

Mardi 6 février 2024

Je crois opportun de livrer au public quelques extraits du journal que j’ai tenu, ces derniers mois, au cours de mes expertises. Dépêché par une agence interspécifique, j’ai pu approcher certaines populations de grands végétaux pour développer le champ de nos droits et devoirs mutuels.
Les échanges effectués avec ces arbres ont été libres et approfondis. Les comptes rendus qui suivent me semblent susceptibles d’en témoigner éloquemment.
::: Jean Echenoz ; Baobab

Lundi 15 janvier 2024

Te voici. Ça y est. Ici comme ailleurs tu reprends ta place, certaine et incertaine. Rapidement, l’après-midi, coup de vent, hug, clés, tu dis que je te manque sans le dire au passé. Puis le soir, après que j’ai répété, quand je rentre tu es là, on reprend les habitudes : tu as acheté des bonbons acidulés que tu laisseras, comme toujours, du jus de citron et des crèmes dessert à la vanille, comme toujours, et tout est habitude : je prépare le dîner toi sur le canapé, nous dînons, les gyozas ont eu trop chaud, tu es heureux de manger cela ici je crois, tu choisis le film, une catastrophe française avec Omar Sy qui nous lasse au bout de 55 minutes de supplice. Il faut vraiment que je t’emmène dans mon monde cinématographique, quand bien même ces machins ont l’avantage de pouvoir être abandonnés sans ménagement lorsque la fatigue l’emporte.

Mardi 9 janvier 2024

J’ai cru longtemps que je voulais raconter l’histoire de mon père. Et dans la banale histoire d’un homme banal,
j’aurais glissé la mienne. Puis j’ai compris que ce n’était pas ce dont il s’agissait. Ce dont il est question ici, c’est d’une géographie. Une question de territoires qui se côtoient, se croisent, se chevauchent et s’interpénètrent. Si c’est une histoire de géographie, c’est alors une histoire de frontières souvent fermées et pourtant franchies, infranchissables et pourtant traversées. Au-delà du silence, au-delà de la mort. La tienne.
::: Pascale Dewambrechies ; Géographie d’un père

Mercredi 27 décembre 2023

Flâner le long des haies, cherchant l’entrée des étourneaux, aura longtemps été son lot. Il s’abîmait en d’abruptes contemplations le long des chemins : voler, se nicher, bruire de l’aile comme les feuilles bruissent du vent, s’immobiliser au cœur d’un mouvement vital, comme ces oiseaux dont il observait à l’infini le vol affairé dans les haies, sport méconnu et délicat. Vider sa tête, s’affranchir un instant de l’attraction terrestre, dont il ignorait même qu’on lui eut parlé, un jour de communale, parce qu’aucune de ces leçons n’avait jamais franchi les herses de son entendement.
::: Mathieu Riboulet ; Le Corps des anges

Samedi 23 décembre 2023

L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Évangile de la route selon saint Nicolas. Un après-midi de printemps, à Cologny, en banlieue de Genève, dans une maison blanche aux volets verts, je rencontrai Manuel, son fils cadet. Il me dit comment Nicolas écrivait de la main gauche au feutre noir en écoutant Debussy ; il me montra ses globes, sa bibliothèque, l’exemplaire de L’Usage du monde, « cette vieille histoire triste et gaie », dédicacé par la main de son père. Puis nous étions allés sur sa tombe, la tombe de saint Nicolas : pas de dalle, une plaque minuscule (Nicolas Bouvier, 1929-1998), quatre lattes en bois qui formaient un rectangle recouvert de graviers, une Fiat Topolino miniature en fer-blanc laissée par une main anonyme, en même temps qu’un galet sur lequel on pouvait lire : « Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel. » C’était le 16 mai 2019, et je m’étais juré qu’un an plus tard je partirais sur ses traces. J’irais en Iran.”
::: François-Henri Désérable ; L’Usure d’un monde

Jeudi 21 décembre 2023

Le poète s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu’à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur !
::: Victor Hugo ; Les Contemplations

Lundi 4 décembre 2023

Comme tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, je me suis levée, ce matin, à six heures. C’est le réveil, encore une fois, qui m’a tirée du lit. Dans le milieu de la nuit je cauchemarde. Et puis, quand vient le jour, forcément, abrutie et lasse, je m’endors comme une souche. S’il n’y avait pas le drelin
de la sonnerie, je crois bien que je resterais là jusqu’à midi.
::: Raymond Guérin : La Peau dure

Soir. Je cherche des corps, c’est-à-dire des textes où un corps, ou plusieurs, seraient là, présents, dans une écriture fluide et belle. Plus précisément, je cherche L’Occupation des choses, de Jean Echenoz. Je veux retrouver le visage de la mère du narrateur pour en lire un extrait, le 20 janvier, pour la Nuit de la lecture.

Je jette un œil dans la pile – ou le tas, si on considère que deux piles forment un tas – de livres qui grimpe devant la bibliothèque du salon , par terre. Dans un des bouquins – ce n’est pas le Echenoz, je ne sais pas où il est passé – glissé entre la couverture et la page 3 , il y a 4 photomatons, probablement faits l’été 2022 : je porte cette chemisette légère jeune aux motifs fleuris que j’aime assez peu – pas mon style – et je ne porte pas encore de boucle d’oreille à l’oreille droite. Je ne me souviens pas des circonstances, sans doute avais-je besoin d’une photo pour un autre usage que ceux où l’on vous demande de retirer vos lunettes, vos bijoux, votre sourire – passeport, etc. J’y porte une moustache assez proéminente, sur trois d’entre elles je souris.

Dimanche 3 décembre 2023

Le propriétaire de la ferme du Manoir, Mr. Jones, avait poussé le verrou des poulaillers pour la nuit, mais il était bien trop saoul pour s’être rappelé de rabattre les trappes. S’éclairant de gauche et de droite avec le faisceau de sa lanterne c’est en titubant qu’il traversa la cour. il entreprit de se déchausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau de l’office un dernier verre de bière  et grimpa jusqu’à son lit où Mrs. Jones ronflait déjà.
::: Georges Orwell ; La Ferme des animaux

Serge a apporté un Lalande de Pomerol, j’ai fait un risotto, dans lequel je suis toujours tenté de mettre un z, et un clafoutis. Nous parlons de livres, de films, de toi. Tu n’es pas là. Tu aurais pu, dû être là. C’était prévu. Je n’attendais pas tout à fait ton absence, née de l’ennui dans l’après-midi. Je t’avais laissé, seul, chez moi, le temps d’un brunch qui n’en était pas vraiment un. T’avais-je proposé de venir ? Je ne sais plus. Je ne crois pas.

Samedi 2 décembre 2023

Le 14 décembre 1999, en milieu d’après-midi, j’ai pris conscience que mon réveillon serait probablement raté – comme d’habitude. J’ai tourné à droite dans l’avenue Félix-Faure et je suis rentré dans la première agence de voyages. La fille était occupée avec un client. C’était une brune avec une blouse ethnique, un piercing à la narine gauche ; ses cheveux étaient teints au henné. Feignant la décontraction, j’ai commencé à ramasser des prospectus sur les présentoirs.
::: Michel Houellebecq ; Lanzarote

Dimanche 19 novembre 2023

Ça arrivait toujours à un moment ou à un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait. C’est difficile à expliquer. Je veux dire… on y était plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyage, et les émigrants, et d’autres gens bizarres, et nous… Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-là, un seul qui, le premier… la voyait. Un qui était peut-être là en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont…ou de remonter son pantalon… il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan… et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (adagio et lentissimo): l’Amérique. Et puis il restait là, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tête du type qui se l’est fabriquée tout seul, l’Amérique.
::: Alessandro Barrico ; Novecento : pianiste

Tu es ici sans y être. Perdu. Je ne sais plus à quel moment tu diras cet adjectif, c’est ainsi que tu te sens, perdu ; est-ce demain ? Je le suis un peu, perdu, pas de la même manière que toi, au milieu de ce bout de ville inconnu, terminus, avec toi sans y être vraiment. J’espérais aller au-delà, dans une nature ignorée. C’est fermé. Tes silences entraînent les miens, mon rythme ne change rien au tien. Tu regardes ce lieu, tu le photographies : tu sais faire.

Plus tard, sur un banc, alors que nous attendrons le tram, je te dirai que tu sais, ça, cadrer. Tu sais construire les images, me placer ou attendre que ma silhouette m’immisce là où il faut, voir les lignes, les diagonales. Tu sais donner au ciel une importance ; soudain il écrase le toit vert métal du vélodrome. Sans doute j’aime aussi que tu me photographies : je suis là. Parfois c’est moi qui immortalise tes turpitudes ou ton sourire que tu ne sais pas cacher.

Ainsi encore tu regardes cette ville, je te montre les abords du lac, puis il y a les Chartrons encore, tu en veux encore, tu en rêves, c’est ici que tu veux vivre. Enfin à la librairie nous allons. Tu as ce besoin de te plonger dans les rayonnages, d’hésiter devant les Zweig, de me montrer ce Herman Hesse ; tu t’accroches à ce désir de mots et de pensées.

Moi, c’est devant l’Italie que je m’arrête. Sa langue m’y attend. J’ai envie de la retrouver, de la pratiquer comme jamais je ne l’ai fait, via la lecture. Et m’embarquer à nouveau, peut-être 20 ans plus tard, avec Novecento.

Lundi 6 novembre 2023

La Mère saisit le sac de Gio, lui tape sur la manche quatre fois, et tire dessus pour qu’il ramène sa joue à bonne hauteur. Gio ploie. Elle l’embrasse,ça fait un bruit sec et sans salive puis elle s’en va par le chemin qui remonte. Gio regarde. C’est bien le chemin qui remonte jusqu’à la cabane. La Mère y consacre de si petits pas.
::: Dimitri Rouchon-Borie ; Le Chien des étoiles

Lundi 30 octobre 2023

J’ai rencontré Benoit sur un malentendu.
C’était le soir de Noël, dans une boîte de nuit. Je suis myope. Je dansais en souriant dans le vide. Il a cru que je le matais. Benoît était timide maius ce regard insitant lui a donné confiance en lui.
::: Mathieu Simonet ; La Fin des nuages

Mardi 17 octobre 2023

Il me reste une photo, en noir et blanc, de notre dernier anniversaire ensemble. Elle est datée d’octobre 1961. Nous avons cinq ans. Il y a plein de cadeaux, de gâteaux, de bonbons, de pochettes-surprises, sur une table ronde et blanche, dans le jardin de Bray-sur-Seine gouverné par un très vieil acacia au tronc si gros qu’on ne peut l’enlacer et aux racines si protubérantes qu’elles paraissent former une manière de tumulus enherbé. La lumière de l’automne est encore claire.
::: Jérôme Garcin ; Olivier

Évidemment tu n’es pas d’ici, évidemment tu repars bientôt, évidemment tu as une autre vie, évidemment j’aurais pu t’aimer.

Vendredi 13 octobre 2023

J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j’écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l’odeur des fraises qu’il cultivait derrière l’église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l’Ourthe et de l’Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d’instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l’usage, dans le purin.
::: Antoine Wauters ; Le plus court chemin

Vers Lyon. Dans mon carnet, j’écris que je vais vers demain.

Le trajet s’étire, j’ai le temps de lire et d’être surpris par la beauté de certains passages, qui vont bien au-delà de quelques souvenirs. Ils vont là où j’aimerais aussi aller, il suffirait d’en prendre la route, celle vers l’enfance. “L’écriture est un fil posé sur l’oubli“, écrit l’auteur. C’est cela. Puis plus loin page 57 : “C’est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends. Le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là“. En cela nous sommes différents : je suis en d’autres endroits. Mais j’aime tant qu’il reprenne ces mots de pays, de lieu et qu’il les déplace comme j’ai tant le faire. Et puis j’admire : Je n’ai lieu que là. Je crois que cette phrase va me poursuivre comme certaines de Duras ou Perec. Page suivante il poursuit et dans mon carnet je note “Page 58 : !!!”

Et puis, une fois encore, à travers la vitre, je regrette de ne pas cartographier les paysages aperçus.

Samedi 7 octobre 2023

Il était une fois une guerre qui avait commencé le 11 janvier 1937. Ce qui s’était passé avant était la guerre des autres. À chaque soldat sa guerre, et celle d’Arcadi avait commencé ce jour-là. Il s’était engagé comme volontaire dans la colonne Maciá-Companys et était parti pour le front. C’est ainsi que commencent les histoires, aussi simple que ça.
::: Jordi Soler ; Les exilés de la mémoire

Je lis les premières pages tandis qu’il joue du flamenco à quelques mètres, hasard hispanique. Il fait beau, chaud, trop, trop de tout ça ; pas trop d’attente pour un café ce matin. Plus tard il s’approche, demande une petite pièce, fait une blague sur le soleil et mon bronzage alors je plonge la main. Deux euros. Trop ?