Dimanche 16 novembre 2025

– Papa… Tu… tu es gay ?
– Pardon ?
– Est-ce que tu es homosexuel ?
– Drôle de question. Non, je n’suis pas homosexuel.
– Je… Je vais l’dire autrement. Est-ce qu’il t’est arrivé de… de coucher avec des hommes ?
– Oui. Ça fait de moi un homosexuel ?
::: Pascal Bonitzer ; Cherchez Hortense, 2012

Être là. Pour toi. Et pour toi s’il le faut, évidemment, évidemment. Parler de moi pourtant, d’abord. Trop sans doute.

Puis sur les vidéos il y a des arcs-en-ciel dans le désert. Dans mon esprit il y a des taches de couleur, immenses, je m’y accroche.

Samedi 15 novembre 2025

“J’espère qu’on vous fournit l’aspirine”, lui dis-je alors, tandis qu’une douzaine de personnes est là, commentant les couleurs des montures, grimaçant la présence des sourcils, gesticulant les formes, disant “Essaye cette paire chéri” d’un ton un peu sec dans un grand manteau et pourtant il fait chaud. La boutique était vide lorsque j’étais entré, j’avais même eu droit à un café, elle l’avait dit : “Profitez-en pendant qu’il n’y a personne.” Ça n’avait pas duré longtemps.

Vendredi 14 novembre 2025

::: Pascale Ferran ; Bird People

Et je lis :“Souvent, l’universitaire qui signe un papier, la chroniqueuse qui critique un disque ou l’amoureux éconduit qui met des mots sur ses émotions n’écrivent pas simplement ce qu’ils pensent : ils écrivent pour savoir ce qu’ils pensent.

C’est ça. Parfois j’écris pour savoir ce que je pense. Ou qui je suis. Ou bien ce que je vis. Pour savoir si j’aime, ou comment. Parfois donc je n’ai pas assez écrit. Parfois je ne me suis pas relu alors c’est comme si j’avais oublié.

Mais pas sur les films. Sur les films je n’écris pas. D’ailleurs celui-ci, je ne sais pas quoi en penser.

Jeudi 13 novembre 2025

Il est 22h50. Je viens de rentrer d’une conférence un peu foutraque, à l’image du sujet sans doute. J’y allais pour moi et le boulot, comme ça arrive parfois.

Alors j’allume l’ordinateur, jette un œil au Monde, à Libé, il y a les hommages aux victimes des attentats, l’horreur est là, insoupçonnable sur les visages souriants. Pas de mots.

Alors je clique ailleurs. Je fuis la mort, les jeunes visages morts, les sourires morts, la joie morte.

Mercredi 12 novembre 2025

C’est alors que je regarde la journée, qui est derrière et qui s’éloigne tandis que le tram me ramène chez moi. Paisible, avait-elle été. Comme rarement ou jamais. Et je ne comprends pas, ou plutôt je suis dans l’incertitude d’une explication, du plausible. Le sommeil ou l’indifférence ? Les ailleurs, possibles ou impossibles ?

Mardi 11 novembre 2025

Il restait quelques pages du Lesbre, m’y voilà la nuit tombée. L’esprit s’arrête à la fin d’un passage, comme alerté, alors qu’il est un peu ailleurs, l’esprit, presque je ne comprends pas ce que je lis.

J’y reviens. C’est beau. Je veux garder ça et le partager. J’enregistre. Plusieurs fois, car je me trompe, bute, ou ne suis pas satisfait d’une respiration. Au bout de plusieurs prises, je dis que c’est la bonne, même s’il reste un petit quelque chose qui ne me va pas ; il est 23h17.

Ce livre c’est un peu celui que j’espère écrire là-bas. Sans le vent. Sans la mer. Mais ailleurs. Avec toi et sans toi.

Plus tôt, aussi, Jérôme sonnant chez mon voisin, même immeuble, tandis que je sors. « Oh ben ça ! » Sous le bras le visage d’une grand-mère, continent Amérique.

Lundi 10 novembre 2025

::: André Téchiné ; Les âmes sœurs, 2023

J’entre dans l’Utopia. J’aime sa terrasse lorsqu’il fait beau, avais-je écrit à Laurent, et puis j’avais rectifié : lorsqu’il ne pleut pas. Je savais la météo incertaine. Il ne pleut pas, mais il n’y a plus de place en terrasse.

Laurent et Jérôme viennent juste d’arriver. Laurent m’a exposé cet été, Villequiers, vous savez… Jérôme a dessiné la couverture du dernier roman de Laurent, Sling. Laurent est de passage. Jérôme non. Nous sommes un trio inédit.

Nous devions nous voir récemment avec Jérôme, mais la vie et la mort, ça déplace les moments. J’aime son travail, beaucoup, il le sait, je lui dis souvent, cette fois encore, deux fois nous avons dîné ensemble et il y a eu des hasards, dans les rues. En revanche je n’ai jamais lu le moindre livre de Laurent, allez savoir pourquoi, sauf quelques paragraphes de Sling dans le tram l’autre jour, mais c’est impossible de lire Sling dans le tram, chaque phrase exprime les corps nus, le désir ou l’acte sexuel. Je n’avais pas mis d’extrait ici. J’attendais surtout de vraiment ouvrir le livre, sans le regard du voisin. J’attendais un extrait qui ne frémirait pas, étrange pudeur.

Je te regarde, presque nu de la tête aux pieds, tandis que je me déshabille dans le vestiaire.
::: Laurent Herrou, Sling

Dimanche 9 novembre 2025

13h40. Tu me demandes si ce sont mes grands-parents, les photos sur la cheminée ; tu es venu déjeuner. Alors je reviens de la cuisine où je viens de poser la cocotte dans laquelle j’avais fait cuire des cuisses de poulet avec du citron confit et des pommes-de-terre ; nouvelle habitude culinaire. Je commence par la photographie de droite, c’est Maurice. Je raconte à peine les images, très vite je m’assieds, j’ai aussi acheté de la mousse au chocolat au supermarché, tu la mangeras lentement, alors je te raconte l’homme de la supérette qui m’a demandé de lui acheter quelque chose à manger, il avait d’abord dit « du pâté… et du pain » et puis finalement non ça a été du fromage de chèvre et puis donc une baguette. Je lui avais demandé s’il dormait dehors. Oui et il commençait à faire froid. Depuis treize ans il vit dehors, j’ai échappé une exclamation et puis plus rien sauf les salutations d’usage quand il est reparti après m’avoir remercié, j’étais un peu ailleurs, un peu gêné, un peu triste. Il était intervenu tandis que j’hésitais sur les crevettes que j’avais dans les mains, alors à la caisse il y avait encore les crevettes, j’ai regardé la boîte, j’ai fait la moue, j’ai dit « Ah, tant pis », j’avais payé les crevettes et lui il était déjà reparti.

21h15. Le linge est étendu, je reprends le visionnage du film de Resnais. Hier soir, devant le film, je m’étais endormi au bout d’environ vingt-cinq minutes, il venait juste d’y avoir ce moment où Hélène Aughain déplace la table roulante pour débarrasser la vaisselle après le dîner, alors je m’étais rappelé la table roulante d’autrefois.Comme souvent, je n’avais que le souvenir du plaisir et de la surprise, et comme hier je comprends ce souvenir d’émotions en retrouvant les plans, le montage, les phrases appuyées, les questions sans réponse, la musique et puis tout ce que cela dit sur le passé et l’amour. Il y a aussi, dans l’incertitude du vouvoiement entre ceux qui s’aiment ou s’aimaient, la beauté de la fragilité. Surtout, la guerre, les guerres, celle qui a détruit Boulogne, celle d’Algérie au milieu du film.

 

Samedi 8 novembre 2025

« Un port, ce n’est pas tout à fait la province. »
In
Muriel ou le Temps d’un retour, d’Alain Resnais

De peu, le voyage, 12 kilos et pas un de plus. Déjà je prépare cela, je réfléchis, je pense au poids du bagage vide, je cherche une solution, j’empile quelques tee-shirts, je mesure mes sacs à dos, je pèse aussi le pour et le contre. Sur les étagères — je tape d’abord le mot « étrangères » — je pointe les livres de poche. Proust ? Tu me dis que pour les chaussures de randonnée on en empruntera, vous faites souvent ainsi, entre vous : tu as des solutions qui ne sont pas mes habitudes, ça me bouscule et tu le sais, déjà tu me connais, mais tu ne dis rien.

Je me demande quel sens a, cette fois, le verbe partir.

Je me demande ce que je vais faire, là-bas, d’être là-bas.

Vendredi 7 novembre 2025

On ne sait pas d’où vient ce hasard, ton message pour aller demain à l’auditorium tandis que je passe devant ce lieu exactement au même moment. Pourtant le chemin m’est rare.

Je reviens de la Galerie MAP qui n’est dorénavant pas seulement une galerie photographique. Les livres attendaient, je les ai regardés, presque ignorés — Vade retro ! — et au mur bien sûr des photographies et dans les conversations des « Ah tu connais Marc, alors ! »

Mercredi 5 novembre 2025

Les paramètres machine retrouvent une pression entre quatre et 10 à 8 cm d'eau à 90 percentiles, des fuites à 18/min, une observance à 7 heures, un index d'apnées hypopnées résiduel à 1/h.

Le chat miaule à la porte. Tu lui ouvres. C’est ici que tu vis à présent, oh tu as juste déménagé de quelques dizaines de mètres, tu voulais regarder le sud. Le lit est face à la baie vitrée, ainsi tu y vois la lumière, le jardin, même depuis là.

::: Emmanuel Marre : D’un château l’autre, 2018

Mardi 4 novembre 2025

Île de Sein, avril 2024
D’ABORD LE VENT.
Un vent tyrannique, incessant, portant une foule dense d’oiseaux venus déposer leurs œufs, c’est la saison. Certains viennent de loin, d’autres sont chez eux. Leurs vols tissent une trame flottante dans le ciel, leurs chants, qui parfois sont des cris, se mêlent à la rumeur océane. Je suis fascinée par les tourne-pierres, dont le corps fragile parvient à déplacer les lourds galets blancs pour picorer ce qui se cache dessous.
::: Michèle Lesbre ; Naufrage(s)

C’est devenu réel. Il y a un billet aller-retour acheté. Je cherche ce que je peux dire ici de ce geste, sans dire. Je cherche à dire ce que cela veut dire de nous sans le dire. Alors je feuillette mon carnet à spirales, j’y retrouve ce moment avec toi que j’avais oublié. C’était un samedi matin, celui où tu aurais pu m’accompagner. Il y avait un air de piano, j’avais mis du temps à retrouver quelle était la chanson. C’était Mi sono enamorato di te, de Luigi Tenco, 1962, dont j’ai d’abord connu et aimé la version d’Ornella Vanoni, 1969. Je t’avais dit les paroles : “Je suis tombé amoureux de toi parce que je n’avais rien à faire.” 

C’est devenu réel, mais avant, loin du soleil du Mexique, il y avait Michèle Lesbre venue à la Machine à Lire pour parler de son dernier livre. Oui loin du Mexique il y a l’île de Sein, un paysage sans arbre dont elle a fait un livre. C’était beau de simplicité, comment elle racontait, beau comme l’audace de dire qu’elle n’y retournerait pas ; elle n’aimerait pas voir que ce n’est pas toujours comme elle raconte, pas toujours le vent, pas toujours un chien. Alors j’ai acheté le livre, j’ai pourtant hésité — un livre, encore un ! — mais comment résister ?

Lundi 3 novembre 2025

La salle d’attente est blanche. Il y a la folie du voyage qui m’attend, je la note sur le cahier à spirales tandis que je patiente ; par la fenêtre il n’y a rien à voir, seul le soleil. Et puis enfin, 20 minutes après l’heure prévue, il m’accueille. Cela fait longtemps que la patiente précédente est sortie, mais cela m’indiffère presque. C’est un des points du questionnaire que j’ai rapporté, c’est une des cases à éventuellement cocher, l’impatience. Non, pas moi, ce n’est pas moi l’impatience. Je ne suis pas là pour cela. Je peux attendre, attendre, sans être vraiment là, parfois, les pensées ailleurs, comme tout le monde..

C’est le deuxième rendez-vous. Il passe d’abord du temps à relire les notes de la dernière fois, le même compte-rendu de Mme M. “Ah c’est Karine ?!” il avait dit. Je lui ai rapporté des traces restées de l’enfance, je les lui tends, il feuillette vite fait, c’est inutile, je le savais. Qu’y peut-on ? Ensuite c’est un peu comme l’autre jour, je décris, j’établis, mais on reprend tout, point par point, il faut être plus précis peut-être et parfois je ne sais pas. Il faut donner des exemples, savoir si je suis différent des autres, si différents que ça, ou bien comme tout le monde.

Dimanche 2 novembre 2025

Des mers inédites m’attendent, elles s’approchent, elles hésitent, c’est affolant et improbable, sur les images certaines sont bleues Caraïbes, et puis il y a la conscience qui dit “Vraiment ?”, la planète qui dit “Folie !”, la curiosité qui dit “Allez !”, le cœur qui dit “Raison !”, la vie qui dit “Fonce !”, le désir photographique qui dit “Sujet !” parce qu’il y a le mur qui borde le pays, CE mur, et que ta vie là-bas, est juste à côté, 8 minutes de voitures, HUIT et de l’autre côté c’est une autre Amérique qu’on voit au travers, un monde envié et fou. Et aussi il y a le désir littéraire qui dit “Chapitre ?

Ce matin encore, creusant dans mes souvenirs de petit garçon, je ne me suis pas demandé si j’en rêvais, de ça, sur les bancs de l’école, de l’impossible couleur des mers lointaines et des déserts. J’en doute. Plus tard, je voulais être jardinier. Je ne sais pas d’où ça venait et puis ça s’est enfui. Ils n’allaient pas bien loin, mes rêves, je crois. Peut-être même pas jusqu’à notre océan.

A 19h50, en arrivant au bar où Patrice et Mike m’attendent et où l’on ne prête pas encore attention à la musique tiédasse et franchouillarde des années 80, assez vite je raconte ça, le probable vol direct vers Cancún parce que c’est moins cher, parce que Mexico City me fait peur et ne m’enthousiasme pas. Le mot Ailleurs me tend à nouveau les bras : je veux qu’il soit aussi fou qu’accueillant.

Samedi 1er novembre 2025

Je coule les jours les plus doux de mon existence. J’ai trouvé la parade ultime. Vivre aux crochets d’une octogénaire, c’est quand même le pied. J’y invite tous mes camarades chromosomiques. Ou du moins ceux qui parmi eux ont l’heur d’être gérontophiles. Bienheureux ceux pour qui la flétrissure n’est pas un frein. Liliane a 82 ans. Liliane dégouline de rides. Liliane a des trous de mémoire béants. Liliane ne se déplace qu’avec le secours d’une canne. Malgré tout, Liliane partage ma couche. Ou plutôt je partage la sienne puisque c’est moi qui suis chez elle.
::: Raphaël Quenard ; Clamser à Tataouine

Vendredi 31 octobre 2025

– Will you be at the ranch for Christmas?
– Yes. Are you considering coming for Christmas? 

Mercredi 29 octobre 2025

Au réveil, il y a le souvenir d’un rêve, c’était des villes, des rues, ce n’était pas moi qui conduisais et le soir, quand il s’agit de chercher les images dans ma mémoire, il reste surtout le sentiment qu’il me guidait et que nous étions deux. Nous étions deux, mais on ne sait jamais vraiment ce que cela veut dire, d’être deux, sauf quand ça veut dire ensemble.

Au réveil c’est toi qui es près de moi et c’est le dernier matin. Nous sommes deux et ça veut dire ensemble, même si les mots, les tiens et les miens, ne sortent pas de la même manière, même si la gorge est parfois serrée de silence et que le café se mouille de larmes, puis au bar de la gare, aussi, des mots des silences et des larmes et ni oui ni non, parce que l’impossible nous tenaille. Et le soir, quand il s’agit de se rappeler, c’est presque vide, comme si tu n’avais rien dit. Je suis happé par la disparition des prononcés, triste de ça aussi. Il faut creuser pour que cela remonte à la surface du temps.

Et puis je t’envoie l’image faite hier.

Lundi 27 octobre 2025

– Et tu n’as pas de voyage prévu bientôt ?
– Je ne sais pas… Peut-être…

Dimanche 26 octobre 2025

Dans les cartons et les étagères, les photographies de classe ne disent rien, les BD peut-être — est-ce que je les lisais vraiment ? —, les carnets de correspondance abordent un mélange amer — les mots des camarades — et font ressurgir des 10/20 en expression écrite sans que cela m’étonne.

On creuse dans mon enfance sur un coin de table instable. Il n’y a pas de trace.  Il y a des cases à cocher et souvent maman dit « Oh non ». Oh non elle s’en souviendrait !

Alors d’autres cartons, en vain. Sauf des lettres de Maurice à sa sœur, ma grand-mère et des timbres d’Allemagne à l’effigie effrayante.

Samedi 25 octobre 2025

Seul. Je pars chez maman. Je ne t’ai pas proposé de m’accompagner. J’ai hésité. Je ne te l’ai pas dit. J’ai fait comme si c’était une évidence que tu n’avais pas ta place dans ma famille. C’est vrai et faux, ni oui ni non ni peut-être. Tu es là et bientôt tu ne seras plus là et je ne sais pas quoi faire de ça. Je ne sais pas quelle place donner à ce qui nous attend dans quelques jours, donc à ce qui existe au présent.

Au déjeuner non plus tu n’étais pas là et je sais ce qui m’ a retenu de t’inviter : j’avais envie de parler de toi.

Mercredi 22 octobre 2025

Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières.

Il ne faisait pas noir; jamais il ne faisait complètement noir ici. Les rectangles sombres des blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes. D’en haut, en survolant on devait voir ces taches jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. Mais on n’entendait rien d’en haut; on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous en entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit.

Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d’autres lueurs jaunes à peu près semblables : celles des maisons. Mille fois, là-bas, avec un compas, sur la carte, on avait dû passer par-dessus la forêt, par-dessus les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit et celles qui dormaient posées sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir une longue cheminée, comme d’une usine.

::: Robert Antelme ; L’Espèce humaine

Alors je sens que tu vas me manquer. Je ne te le dis pas. Tu le sens, je crois, à ma façon de te dire au revoir. Il est tard, il ne pleut pas.

Mardi 21 octobre 2025

La laine est bleu canard, le manche du crochet céladon. Serai-je capable ? Mon corps pourra-t-il ?

Lundi 20 octobre 2025

Je retrouve ton sourire hésitant qui dit pourtant « Mon cher et tendre ! » tout haut dans le couloir, comme un sursaut de joie. Peut-être réalises-tu le sens une fois l’exclamation refermée, peut-être pas. Cher, peut-être le suis-je ou sans doute le suis-je, par ma présence régulière. Tendre c’est autre chose, j’apporte des sucreries, je te prends dans mes bras en partant, peut-être que les infirmières croient quelque chose. Aujourd’hui, pour la première fois, il pleut. Je découvre le salon. Sur l’écran de télévision, ça dépend qui tient la télécommande, il y a parfois Slam, je te raconte les règles, ma participation. C’est là où vous mangez, c’est là où à 18h20 le personnel pose assiette, verre, couverts devant moi. J’hésite à plaisanter, je me retiens, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Au mur, des toiles. « C’est déprimant » dis-tu. Je ris.

Dimanche 19 octobre 2025

Tu sais, j’étais ravi que tu sois venu avec de quoi faire une délicieuse salade crevette / pousses d’épinard / mangue pour que nous dînions ensemble. Mais je ne vois pas comment, quand on a des problèmes d’attention et mal aux dents — donc à la tête aussi —, on  peut écouter un monologue — au sens premier, sans sous-entendu négatif — en anglais, sur l’équilibre de nos atomes et l’origine de la vie. Vraiment. Cela dit même en français sans mal aux dents, je ne sais pas si j’aurais pu dire quelque chose d’intelligent. Une petite blague peut-être ?

Samedi 18 octobre 2025

C’est inédit. Un verre, une terrasse. Tu prends un demi, je suis surpris, moi c’est un soda, lettrage blanc sur fond rouge. La douleur, suite aux 85 minutes de bricolage dentaire d’hier, est un peu là. Ce matin je t’avais dit que j’avais l’impression qu’on m’avait mis un coup de poing. Toi la bière va te mettre un coup de massue, bientôt tu dormiras.

Vendredi 17 octobre 2025

J’ai la bouche ouverte, grande ouverte, et puis il y a un bruit. Vrombissement. J’hésite. Comment leur dire que mon téléphone est en train de vibrer à cause de l’alarme de 10h19 que j’ai pas désactivée et que si elles, elles ne l’entendent pas, moi je vais faire une fixette dessus ? Alors, le temps d’une courte pause, je tente un truc du genre  « honhéhéhonne hanmonhac » en bougeant vaguement la main. Autour de moi on essaye de décrypter mon balbutiement nasal, on traduit, et puis la jeune femme qui ne faisait qu’observer les gestes de l’endodontiste et de son assistante me tend mon sac, découvre l’ampleur du foutoir, me tend mon téléphone. Mais je n’ai pas mes lunettes, je peux pas approcher le téléphone de mes yeux et je ne me rends pas compte que c’est l’autre qui sonne. Ah il y en a un autre, elle dit. Pas de lunettes mais je coupe le brrrrrr flou. On peut reprendre.

On peut reprendre et pour un certain temps. “J’espère que vous n’êtes pas pressé,” venait-elle de dire, luttant comme un marteau-piqueur contre le matériau bouchant les racines de ma dent 16 .

Mardi 14 octobre 2025

Je m’apprête à ranger le Primo Levi, posé par terre près du lit, terminé dimanche soir malgré la nuit bien entamée ; l’œil était sur l’horaire et regardait Caïn. Je jette un regard à la page 161, chapitre nommé « Octobre 1944 », lu samedi  C’est sans doute le plus beau passage du livre, mais peut-être ai-je enfoui dans l’oubli d’autres extraits. J’ai mis deux marque-pages de couleur orange, un au début du chapitre…

Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l’hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes ; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, ais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s’est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d’usines et de fils ; et ce matin, c’est l’hiver.

… un autre au début du troisième paragraphe.

De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur » et « douleur », nous disons « hiver », et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine.

J’avais lu durant presque 1 heure, samedi soir. Je sais ces moments nécessaires, salutaires. Je sais que j’y parviens parfois. Ils m’aident à oublier le reste. Ils sont ces heures de méditation que je n’arrive pas à m’octroyer, car méditer est un effort qui part du rien – s’asseoir, écouter, s’écouter, même si ce n’est pas rien – et qui va vers le rien. C’est ainsi que je le ressens. Sans doute, aussi,  méditer me ramène trop à moi-même. C’est ainsi que je le perçois. La littérature m’en fait sortir, de moi-même. Ou peut-être me donne-t-elle à respirer ce que j’aime chez moi : l’amour des mots.

Mais nous sommes ce soir, c’est mardi, et donc il y a cette page 161. J’hésite à m’enregistrer lisant le premier paragraphe et à te l’envoyer, comme autrefois, parce que je sais que tu aimerais, que tu y serais sensible. Et puis je copie, colle, clique. Tu aimes.

Il n’y a personne à qui lire des mots. Bien sûr c’est un peu faux mais il n’y a personne à qui lire des mots.

C’est un peu faux : il y a eu des mots partagés dans le parc de l’hôpital, des phrases idiotes que j’ai lues en riant ; il faisait encore beau. Eric était content que je sois là encore.

Lundi 13 octobre 2025

« C’est pas que je suis en retard c’est que je vis sur le méridien de Greenwich et demi. »
Loïc Prigent ; J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste

Dimanche 12 octobre 2025

La vie t’a ramené ici, il y a quelques jours. Nous nous installons dehors. Il y a des tables de pique-nique, quelques patients dispersés, j’ai apporté des petits gâteaux de chez Pierre Mathieu et des petits rochers coco. Je te sais gourmand. Je te sais gourmand malgré tout, malgré « ça », la vie ou comment tu la traines, les médicaments que déjà / à nouveau tu prends. Je suis là. La solitude te ronge et je suis là, plus tard un autre ami viendra, on se connait déjà il était là lui aussi l’autre soir chez toi, j’avais tant aimé cette soirée et tes amis, je m’y étais senti si bien avec eux. Il fait beau, j’aime ta présence et j’aime te parler sans doute parce que je me sens libre de parler, je viens avec plaisir, non ne sois pas désolé, je suis là et c’est bien. C’est à la fois difficile – trouver les mots, les peser – et simple – être là, parler de moi, de toi, imaginer quel livre je pourrais te rapporter demain, dire que j’ai oublié les petites cuillers que j’avais pourtant préparées. Du parc où nous installons, on voit le bâtiment où je travaille. Alors je reviendrai demain, avant 18h30. Après c’est trop tard et tes murs sont tristes.

Samedi 11 octobre 2025

Je passe sous ton balcon, la fenêtre est entrouverte. Depuis plusieurs semaines, je me dis qu’il faudrait que je t’écrive, que je te propose un café, un verre, hier soir j’ai hésité, là aussi je me dis que. Tu es de tous ceux et toutes celles qui existent sans exister, ou quelque chose comme ça, depuis que nous ne sommes plus une habitude. C’est intervenu dans la consultation, mercredi matin, mes relations sociales. Sans doute les ai-je un peu enjolivées. Il y a de nombreux silences et d’interminables absences dans lesquelles je m’empêtre. Mais peut-être que je m’y love.

::: Nicolas Floc’h, Fabrique Pola

Vendredi 10 octobre 2025

Couleur chair. Donc la peau. Les peaux. C’est la commande d’Alban pour sa boutique de vêtements : un événement, quelques photos, un mois. C’est bientôt. J’ai enfin l’esprit pour ça, pour plonger, plonger surtout dans le doute. J’ai posé mon après-midi, c’est mon nouveau rythme, offrir aux vendredis après-midi un autre espace de travail.

J’entame un texte pour me donner un axe, je pioche dans les images, je reviens dans le texte, je vais et je viens sur les corps, j’hésite évidemment, c’est souvent une montagne à gravir, les exercices imposés et je crève de vouloir la perfection, c’est à dire non pas les plus belles images — vous demanderez à d’autres — mais le bon équilibre, la cohérence, l’exactitude, les bons mots. Je cherche ce qui fait sens. Je lui envoie des exemples, il répond qu’il aime celle-ci, celle-là. Pas de visage. C’est sans doute ça, la peau. Ce qu’il y a sans les visages, sous les vêtements. Le désiré, entre autres.

Mercredi 8 octobre 2025

Le spécialiste a écouté mon présent, mes luttes, mes impossibles. Il me demande l’enfance, l’école. J’y ai déjà réfléchi, je savais la question inévitable. Mais j’ai peu de souvenirs. L’un des rares, en CE1, l’institutrice qui me rappelle à l’ordre : je n’écoutais pas mon camarade. Mais le souvenir est flou. Il me semble qu’alors, elle me demande de lire le même passage, à voix haute et qu’ensuite, je peine à raconter ce que je viens de lire. Un seul souvenir, ça ne veut rien dire. Un seul souvenir incertain encore moins.

C’était comment l’enfance ? J’étais comment, sur les petites chaises de l’école primaire ? Souvent sage, je n’en doute pas. C’est plus tard que ça se gâtera. Attentif ? Pas sûr. Participant ? Sûrement. Quelque part en moi, le souvenir flou de ma détestation de l’Histoire, comme une matière pas faite pour ma tête. Pas de logique, dans l’histoire de France ou de Navarre, juste du souvenir à ingurgiter. C’est une piste. Plus tard, le collège, oui, c’est plus net, bien sûr. Les devoirs devant la télé, les rires en classe, une vraisemblable très grande facilité, pas d’effort, cette camarade qu’on félicite parce qu’elle travaille beaucoup, je suis au premier rang, elle aussi.

Ça veut dire quoi ? Ça vaut quoi ? C’est plus net plus tard, mais après l’âge de douze ans, ce n’est pas cette période qui l’intéresse, le psychiatre. Si on creuse, c’est avant, pour savoir. Et si on ne sait pas, on fait quoi ? On fait quoi de moi maintenant ? C’est le moi de maintenant qui est là, dans ce cabinet.

Mardi 7 octobre 2025

Un coup d’œil par la fenêtre. La lumière est rare, c’est sans doute celle qui éteint définitivement l’été, me trompe-je ? C’est un bleu qui presque n’existe pas, au-dessus des toits. C’est du rose qui caresse le crépis ocre, irréel. J’aimerais être dehors, regarder ce mélange de praline, de sanguine et de mandarine au-dessus de la ville, mais je ne suis pas prêt, c’est encore l’heure du goût du café.

Lundi 6 octobre 2025

C’est vous qui travaillez à Neurocampus ?, me demande le caissier. Je le regarde, souris, j’avais un peu oublié son visage comme j’avais oublié de raconter ça ici ou à mes collègues. Lui il se souvient de moi, j’avais un tote-bag estampillé alors il m’avait demandé dans quel labo je travaillais, il allait passer des entretiens, il espérait être embauché, ça se voyait dans ses yeux qu’il l’espérait vraiment. J’ai été embauché, dit-il en souriant.

::: Emmanuel Marre ; Rien à foutre, 2021

Dimanche 5 octobre 2025

Ton œil gauche marqué d’une chute récente, c’était jeudi. Il y a des teintes qui rappellent ton sweat-shirt, d’autres le ciel. Un jour ici peut-être, il y aura ton visage.

Samedi 4 octobre 2025

Le laurier et le gros olivier, trois bouteilles, les deux hortensias, une et demie, et pour le citronnier, le maximum. De l’eau dans une bouteille en plastique, plus ou moins une par pot, j’arrose à la simple flotte municipale faute d’avoir trouvé l’additif à diluer. C’est bleu, en poudre, dans le placard, dans une verrine, m’a écrit Sirius au téléphone. J’ai pensé un produit chimique avec le sucre et les nouilles, bienvenue chez les demeurés et l’ai cherché en vain.
::: Maria Pourchet ; Tressaillir

L’homme assis sur la chaise rouge lit un extrait du livre. L’homme est Olivier Mony, journaliste littéraire, il présente la rentrée, sa rentrée, il dit le monde du livre, des livres, ceux de littérature générale, il en a choisi six. L’extrait provient de Tressaillir, pris au hasard : Olivier Mony veut nous faire prendre conscience de la vitesse de l’écriture de Maria Pourchet. Une fois les guillemets fermés, il évoque un détail dans le texte : la précision d’un numéro de place, dans le train. Il parle du style de l’autrice. Il parle de l’ancrage dans le réel par un simple numéro.

C’est comme le numéro du TGV inoui 8421 du 21 avril 2019, dans ce journal et dans Présence. Olivier Steiner avait relevé ça, le numéro du train. Il avait dit ça, aussi, l’ancrage dans le réel.

Alors, une fois la rencontre terminée, je vais le voir, Olivier Mony. Je lui dis que ce qu’il a dit, ça évoque mon style. Je lui dis que peut-être. Je lui dis que je serais ravi de. Je ne veux l’encombrer, mais j’en ai un exemplaire. Dans mon sac.

::: Xavier Dolan ; Matthias et Maxime, 2019

Jeudi 2 octobre 2025

Dîner de gala. C’est le travail, mais c’est un peu autre chose, un peu à part. Je mets le pantalon acheté au Japon en avril, j’aime définitivement cette couleur ocre, une chemise blanche. Dans la glace de la salle de bain, un dernier coup d’œil mal éclairé, agacements dermatologiques ici ou là, et puis surtout je change la boucle de mon oreille gauche, j’enlève l’hexagone doré qui est là depuis des semaines. Je mets à la place un pendentif, une petite chaine au bout de laquelle gigote un cercle de pierre claire, acheté dans la même boutique de la rue Notre-Dame. Je ne suis jamais très sûr que ça m’aille, mais je l’aime.

Jeudi 25 septembre 2025

Ton sourire est revenu et tes amis sont là. J’en fais donc partie ? Quatre heures plus tard je repars ; mon sourire aussi est là.

Samedi 20 septembre 2025

Il aime la pâte d’amande votre ami ?, demande la vendeuse de chez Pariès. Je ne sais pas. Je dis que je ne sais pas et puis je dis oh oui il aime tout. Une fois sortis du magasin, j’ouvre le petit papier, tu choisis la friandise qui a de la couleur jaune. Tu croques. Mais non, tu n’aimes pas el mazepan. Alors je le mange, le tien aussi, il a un léger goût de citron, j’exulte.

Je ne sais pas tout à fait si j’aime ça. C’est surtout lié à l’enfance, ce goût et cette texture. C’est celui des boîtes qui arrivaient des Asturies, envoyées par la famille dans les années 1982 et au-delà. Il y avait du turron et du massepain. Ça avait la douceur de l’indéfini, je ne savais pas si j’aimais ou pas, alors je disais que j’aimais : ça avait le goût d’ailleurs. Un jour ça s’est arrêté. Est-ce qu’on envoyait quelque chose en retour ?

Justement, un peu plus tôt, on en parlait, du goût de là-bas. C’était le petit-déjeuner, j’avais évoqué les marañueles de mes grand-tantes. J’étais surpris que tu ne les connaisses pas, car les Asturies, c’est aussi ton sang et ton enfance. Mais non, 100 km séparent tes souvenirs des miens : cela suffit pour être ailleurs.

Vendredi 19 septembre 2025

Restaurant Mifan, vous m’attendez avec un cocktail, j’ai quelques minutes de retard. Elle est arrivée aujourd’hui, elle sera là quelques jours. Elle vient de Vancouver, pour moi c’est autant une chanson que je connais bien qu’une ville du Canada dont j’ignore tout. Dès ses premiers mots, alors qu’elle s’extasie que je parle anglais, je m’inquiète : Vais-je la comprendre ? Et puis les discussions s’élancent, on parle de tout et de rien et dans l’ensemble oui, je m’habitue, rarement je la fais répéter. Cela m’amuse que vous soyez amis, vous êtes très différents : elle parle vite, beaucoup, elle fait de grands gestes qui balanceront son cocktail sur ma cuisse, splash, laissant quelques graines de fruit de la passion collées sur mon tibia, scouitch ; nous en rirons plus tard.

Jeudi 18 septembre 2025

Terrasse. Tu es là. Et tu me regardes, parfois ou souvent, ça dépend, surtout lorsqu’avec Patrice et Luc nous nous installons à la table d’à-côté, surtout lorsque nous parlons avec toi, surtout lorsque je plaisante sur cette veste en laine que tu portes alors qu’il fait si chaud ; tu rentres d’un séjour. J’ai envie de te montrer que je suis léger, j’ai peut-être envie de savoir si tu rirais à mes côtés, ou si tu aurais ri, toi l’impossible, toi la déchirure d’un soir joyeux, toi la définition de la déception. Je n’ai sans doute pas envie de te séduire, parce que ça ne sert à rien. Lorsque je pars, tu me dis « Déjà ? », sans le son, seulement les lèvres qui bougent.

Mardi 16 septembre 2025

J’avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 décembre 1943. J’avais vingt-quatre ans, peu de jugement, aucune expérience et une propension marquée, encouragée par le régime de ségrégation que m’avaient imposé quatre ans de lois raciales, à vivre dans un monde quasiment irréel, peuplé d’honnêtes figures cartésiennes, d’amitiés masculines sincères et d’amitiés féminines inconsistantes. Je cultivais à part moi un sentiment de révolte abstrait et modéré.
::: Primo Levi ; Si c’est un homme

Il est l’heure où je me demande ce que je vais faire de l’heure qu’il reste. Je regarde les étagères. Je cherche de quoi lire. La table de nuit est pourtant pleine, embarrassée de choix ou d’abandons. J’ai en bouche le goût de la confiture de clémentines, celle de l’hiver dernier, jolies étiquettes. Je survole quelques lignes de plusieurs récits ou romans, je comprends qu’il me faut quelque chose d’autre qu’un énième récit sur soi chez Verdier ou Gallimard, qu’il me faut de la puissance ou de l’abandon, un monument ou un gifle. Il me revient aussi à l’esprit que je dois / pourrais écrire. Que ce pourrait être une source de joie, si tard. Que les soirs seuls, entamés par le travail, ont aussi une fenêtre ouverte sur la possibilité de l’écriture. Le carnet à spirales aussi attend des mots : les mots de dimanche que je n’ai pas écrit dans le train tandis qu’à ma gauche un inconnu dormait bouche ouverte. Pourquoi ? Il ne faudrait pas l’oublier, ce dimanche, pas l’oublier entièrement car c’est déjà un peu trop tard.

Lundi 15 septembre 2025

Alors elle me dit l’inéluctable, les mois à venir ou plutôt ceux qu’il reste, l’attente, sombre. « De confort », c’est comme ça qu’on dit. J’erre entre le silence et les mots impossibles parce que je n’ai pas les mots, on ne vous dit pas ce qu’il faut dire.

Samedi 13 septembre 2025

8h04. Mes yeux se posent sur l’heure, mon corps s’expulse du lit, mais il est trop tard. Le train de 7h46 est parti.

Il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à choisir : partir tout de même ou rester. Tu es dans ce train. Tu as laissé quelques mots, depuis l’heure de ton réveil. Tu disais en souriant « Don’t sleep over ! » I did.

Je regarde mon appartement. Je n’ai pas envie d’être là. Si je reste, je ne vais pas être ailleurs, c’est-à-dire que ma tête ne va pas être ailleurs, qu’elle va rester figée dans tout ce qui l’encombre : le travail et le reste. Les listes. Le foutoir de mon bureau. Ce n’est pas à toi que je pense, c’est à moi. Je te le dirai plus tard, puisque plus tard nous serons ensemble, puisque finalement je partirai. Je prends mon temps et puis je pars. C’est le train de 10h46. Je ne suis pas en retard, je suis au temps qu’il faut.


::: Elise Parré, La Base // Exposition « La Condition extraterrestre » 

Vendredi 12 septembre 2025

Je sors du Condamné à mort, mis en scène par Jean-Luc Terrade, scène vide, un lit, la lame d’une guillotine, des fleurs mortes, des écrans trop petits par terre. La jauge ? Huit. Huit chaises. J’aime. Pas de voisin. Pas d’autre. Presque la solitude. Et le texte, rien que le texte : pas d’acteur. Une voix, sa voix, sortant de haut-parleurs, la diction parfois mâchée. Il est là, il attend le tramway, on le prend ensemble, je dis quelques mots, je dis que je l’ai tellement entendu, ce texte, par Étienne Daho et Jeanne Moreau. Il n’a pas l’air de l’aimer, Jeanne Moreau, il grimace. Qui a-t-il l’air d’aimer ? Et puis je descends, déjà, tu n’étais pas si loin.

Mercredi 10 septembre 2025

Il n’y a pas que des silences chez toi. Ainsi, je reconnais les premières notes de la chanson tandis que je râpe la courgette. J’ai oublié le titre du morceau, je dis « Cranberries« . C’est Dreams. Premier album du groupe, découvert l’année suivante. J’ai écouté ça jusqu’à l’épuisement sans doute, j’avais 20 ans. C’est la période de ma vie où la musique était au-delà de tout. 1994, c’est l’année où Hole, Suede, Elastica, Portishead, Veruca Salt, Divine Comedy, Nirvana, The Cardigans hantaient mes soirées de solitude. Et Morrissey, tellement.

J’ai encore quelque part deux ou trois cassettes contenant des enregistrements de l’émission de Bernard Lenoir. Ou bien c’est parti le jour où j’ai jeté une partie de ma vie. J’ai encore quelque part ce qui n’existe plus.

Ensuite, tandis que je coupe les tomates, il y a Linger, Cranberries encore, même album. Je n’arrive pas à chanter, pas même à fredonner, je sens que ça va être faux. Ta présence retient ma voix, pourtant tu aimes quand je chantonne et sifflote, tu l’as dit. Tu dis tant sur moi, dans une sincérité déconcertante.

Une fois à table, après que tu as arrêté What’s Up? de 4 Non blondes juste avant les Hey-ey-ey-ey du refrain, tu reparles d’amour. Ton regard sur le monde est bleu et inédit. Tu bouleverses les attendus par la profondeur de ta pensée, la lumière de tes mots, ton bonheur d’aimer jusqu’à – ou grâce – l’égoïsme. Mais je regrette déjà ce qui est en train de se produire : je sais que demain j’aurai oublié.

Mardi 9 septembre 2025

C’est peut-être cela, qu’il faudrait raconter, ce sentiment confus, entre l’avalanche et le brouillard ; par moments ça rend tout impossible. C’est peut-être ça les mots qu’il faudrait cracher. C’est peut-être sur le présent empêtré qu’il me faudrait écrire, à la troisième personne. Ça s’appellerait comment ?

C’est aussi peut-être pour ça que j’écris : pour respirer au milieu de l’océan. Pour les îles. C’est parfois calme l’océan mais ça reste un océan, impossible à traverser, et puis parfois c’est la houle. Parfois aussi on se croit près du rivage et on se noie malgré tout ou l’on se fracasse.  C’est aussi peut-être pour ça que j’écris : pour pondre des métaphores parfois un peu faciles.

Je note. Je note sur un fichier Google Drive. Je note pour ne pas oublier, pour savoir donner des indications. Depuis le 27 août, il y a deux colonnes.

Parfois, même ça c’est impossible, noter. Presque tout le temps, c’est impossible. C’est plus simple de dire les silences et l’horizon en faisant glisser des phrases qui sortent du bout des doigts, comme ça, parce qu’elles sonnent.

Parfois je me dis que c’est une posture ou une imposture.

Parfois, au milieu de toutes mes idées, au milieu du fourmillement, je me dis que c’est peut-être en images que je devrais essayer d’exprimer tout ça. Une idée de plus, comme ça ne suffisait pas.