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Décollage. Fin. Cinq petits jours à Kyoto, folie inordinaire et salvatrice ; j’ai laissé au rebut l’idée que plus jamais je ne prendrais l’avion, vois-tu, j’ai mis dans la balance la folie des hommes, la fatalité, la raison et la déraison.
Sur le petit écran du vol AY0068 qui me ramène en France via Helsinki, je regarde le Magicien d’Oz : c’était comme un moment au-delà de l’arc-en-ciel, ces jours. A côté de moi un couple silencieux, pas un mot entre eux il me semble. De tout le vol, pas un mot ?
Depuis jeudi, j’ai rempli des pages, j’ai amassé des images qu’ici je ne montre pas. J’ai regardé qui j’étais, qui je pouvais être, comment j’aimerais être demain. J’ai aussi compris que ce pays pouvait être autre chose, avec ma propre place, parce que toujours il y a la présence de celui qui m’a amené ici, permis de vivre ici. Hier, à la VK, j’étais encore celui qui a été, l’ex de l’ex. En descendant ensuite le petit chemin avec Charlotte et June, en parlant de moi, j’allais sans doute vers autre chose. Il fallait sûrement ce moment un peu gênant au milieu du béton et des visages. Alors mardi prochain, pendant les 30 minutes de consultation avec Mme M, assis sur le canapé de velours vert, j’aurais sans doute une réponse à la question de la dernière fois.
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Alors, je lis les 3 lignes que j’ai écrites, et tous, ils rient.
Je suis un malade mental. Il m’est difficile de dire depuis combien de temps, vingt ans, peut-être trente, certainement huit, depuis qu’un diagnostic a été posé.
::: Nicolas Demorand ; Intérieur nuit
Il est tard, 22h33, à peine rentré chez moi. Le travail m’a emmené du côté de l’IA, d’une conférence menée tambour battant, d’un buffet aux rares convives. Ce sera quoi, demain, la santé avec l’IA ?
Et ce sera quoi, demain, mon travail ? C’est une question, j’ai 50 ans, je veux faire quoi quand je s’rai grand ? C’est ainsi que de 14h à 15h30, j’ai parlé de moi. On verra. Demain est une incertitude. Aujourd’hui tout autant. Décider est parfois une impossibilité, une montagne à franchir.
Bref, il est 22h33 et je me dis que je regarderais volontiers un film. J’allume lacinetek et le bonheur m’envahit. Le sommeil, bientôt, aussi.
Alors, les doutes d’hier font naître dans mon esprit d’autres images, un autre récit. Au matin j’écris à Frédéric : « Je pense que je vais en monter un autre avec quelque chose de moins intime. Avec d’autres photos. Pouvant être projeté sans voix par exemple. »
Il est alors tard quand ce sont d’autres images qui s’imposent sur l’écran : Soudain l’été dernier. J’aimerais te dire ce que ce film est pour moi. Demain peut-être, si tu me réponds. Avec une poignée d’autres, il a ouvert mon chemin vers le cinéma, j’avais peut-être dix-huit ans, peut-être vingt, peut-être plus, et dans le salon, chez mes parents, la nuit tombée et tout le monde endormi, je découvrais Une Femme sous influence, Un Tramway nommé désir ou encore, donc, Soudain l’été dernier. Depuis, je ne l’avais jamais revu. Il était un phare, une référence ni très nette ni très floue. Je ne sais plus exactement ce qui m’a marqué dans ce film, si ce n’est ce « quelque chose », qu’ont les grands films et qu’alors j’ignorais. J’avais peur de le revoir. Depuis des jours, j’hésitais. J’avais peur de voir quelque chose s’effondrer. Quelque chose de ma jeunesse peut-être. Ou bien la faire ressurgir ? Confusion.
Ce soir, en le regardant, je suis resté ébahi devant les quasi vingt minutes où le Dr Cukrowicz se rend chez Violetta. Happé. Happé par des fractions de secondes qui s’étirent et me font oublier le sommeil.
Alors tu es quelque part sur l’écran, quelque part dans ce petit garçon, sans comparaison cependant. Je ne sais pas ton enfance, pas cette partie de ton enfance. Elle n’était pas là entre nous, je ne sais pas où elle était en toi. Je sais juste quelques images de toi. Peut-être voulais-tu l’oublier comme on veut tous oublier ces recoins de nous ; ce sont des étendues parfois.
Comment perçois-tu mes silences ? Comment les entends-tu ? Ceux qui se glissent entre tes phrases ? Moi-même, je ne les aime pas, je ne sais pas d’où ils viennent et je ne les aime pas, ils m’ennuient tout comme ils donnent l’impression que je m’ennuie ou que tu m’ennuies, je n’aime pas celui que je suis dans ces silences, empêtré.
Pleurer le matin, pleurer le soir, entre les deux rien de cela, regarder maintenant, regarder devant, regarder demain, relever les manches et les défis, vivre en ce jour des instants que je dis inédits, faits de petits plaisirs et de sourires idiots ou immenses, d’achats basiques, d’un petit vase danois, d’une note de poissonnier salée, des sequins de vingt heures trente, d’un « Je te serre fort » qui finit notre année.
Je traverse minuit seul, moment voulu et nécessaire pour être bien avec moi-même et avec vous deux, sans vous deux. J’aime vivre ainsi ces moments de la vie où l’on regarde la pendule en se disant « Voilà », apaisé, sans regards, pas même le mien dans un miroir. J’aime quelque part les rendre, ces moments, ces virages du temps, à la banalité de ce qu’il sont, une fraction de seconde. Je préfère vivre pleinement d’autres heures imprévues que donner à ces rendez-vous obligatoires une présence malvenue. M’amuser, ce soir, aurait été malvenu, impossible. J’attends demain matin, j’attends mon renouveau. Alors je me ressers un verre, Pessac-Léognan, 2012. Dans la douceur de la nuit, quelques messages, je souris.
Sans doute faudrait-il regarder ailleurs pour ne pas enfoncer ce journal dans le tumulte des jours, dans le croisement de vos présences, puisqu’ici à qui dois-je aujourd’hui m’adresser ? Vos visages s’imposent ; le tien est toujours sur mon écran, noir et blanc nostalgique des heures possibles, il ne me regarde pas ; le tien sourit en franchissant la porte. Je suis dans un piège, ce journal est un piège tout comme il peut être une lumière, une caresse. J’imagine que tu le lis et que tu attends, que tu ne veux pas savoir les sourires et j’ai hésité à les taire. Ce journal est une vérité qui s’impose et un mensonge, il omet, traître, il veut faire poésie les oscillations colorées de mes pensées qui passent du gris au rose puis au gris. Comment recouvres-tu le bruit de la rue ? Je cherche un synonyme au mot silence mais le dictionnaire ne m’offre rien que des douceurs.
Alors faudrait-il regarder le rythme des jours, le déjeuner avec Jean-Luc, le café avec Julian et Manu, cet album de Bang Gang que j’avais oublié, ce morceau d’émission de radio où Nicolas Mathieu parle de la langue de Céline alors je pose Voyage au bout de la nuit sur la table de chevet, réticent. Ainsi quand vient l’heure de l’ouvrir, je comprends que c’est impossible. Je ne peux pas. Mon corps ne peux pas. Le style, je le trouverai chez d’autres.