Mercredi 29
Parce que dans quelques semaines on vote, je me penche : sur l’écran de mon téléphone, je lis un discours teinté d’une couleur éclatante. Je me surprends moi-même, pour diverses raisons, la première étant que le texte a vaincu mon impatience de lire ce que j’entamerai à Nation :
Il fait toujours très chaud dans mon souvenir. Je suis assise contre un talus, ou appuyée à une barrière, et tout ce que je regarde me rend triste, et j’ai toujours une main qui caresse de l’herbe, pétrit du sable ou fait rouler des petits cailloux.
C’était mes plaisirs solitaires dans mon ennui de petite fille.
Zouc par Zouc.
L’entretien avec Hervé Guibert.
… On en arrive à la conclusion que je lis donc en ce moment quatre livre en même temps. Hasard des abandons et des oublis, des supports numériques et des tailles de caractère sur de vieilles éditions sentant les décennies passées. Sentiment amusé mais n’y verrait-on pas un peu de dispersion ?
Le soir, nulle dispersion : Les Bosquets, film de Florence Lazar. Nulle dispersion : un lieu, de longs plans fixes, un très joli regard sur l’habita(n)t, avec au milieu, UNE scène.
Deux femmes parlent, ou essayent plutôt de converser : celle qui voudrait parler ne trouve pas les mots. Rien que ça, c’est un moment, rompu visuellement par quelques mains qui fabriquent des tresses de pâquerettes, geste simple et fragile comme leur présence, leur relation, le lieu, l’époque, leur histoire peut-être. Des voix s’approchent… autre genre, autre langue, autre position. Hors champs, leurs voix si proches semblent nous toucher. Peut-être même être à l’intérieur de nous. Super(be)position.
Et puis le mois se termine. Dans le métro, une fois le saxophone muet, deux garçons asiatiques épuisés. Ils ne dorment pas vraiment, ils aimeraient tellement. Ils luttent pour ne pas plonger dans un profond sommeil qui les emmènerait… allez savoir où. L’un desserre ses chaussures, s’évente avec le plan du Louvre, se pince longuement la joue ; j’en ris. L’autre a déjà ôté ses baskets, grimace, il souffre vraiment, sur son sac sont posées ses mains, maigres, fortement veinées, plus fines que les miennes, aux doigts plus longs. J’aurais aimé les prendre en photo, ces mains, rien qu’elles ; j’ai souvent cette envie d’ailleurs. Février m’a offert un jour de plus. Un beau jour de plus se terminant par une certitude : les mains. Un jour ce sera les mains.
Mardi 28
Je pose le cadeau entre ses mains et je l’ouvre pour elle. Elle voulait noter des choses, des impressions surtout. Je lui ai trouvé un stylo en or et un carnet de moleskine noire qu’elle pourra garder sur sa table de nuit. J’accompagne ses doigts pour défaire le papier. Je me rassieds. Je lui demande si le stylo lui plaît, elle dit oui beaucoup.
Cérémonie, Bertrand Schefer
Le soir, le livre, livre-regard, livre-miroir, livre-amitié, n’est pas dans le sac, oublié, pas de doute, posé là où il ne fallait pas, alors j’écris, phrases tremblantes dans le bus, voix tremblante dans le RER. Puis je t’appelle, on se parle, j’erre, on attend, je les retrouve au pied d’une obélisque, comme elle dit, et en effet j’y suis aussi. Une fois au restaurant que j’ai pourtant choisi, je me demande si l’endroit est bien celui qu’il fallait, je me suis déjà vu là plus enthousiaste avec K, avec JLM, avec toi peut-être mais je n’en suis pas sûr. Qu’en penses-tu ?
Et même si c’est l’hiver on marche un peu, d’une rive à l’autre, d’une parole à l’autre, d’une vitrine Mercedes à un visage qui pourrait être celui d’un politicien ou d’un acteur avec un rôle de conseiller politique dans un film des années 1973. N’y pensons plus.
Lundi 27
Il est encore là. Il tourne le dos à l’entrée. J’essaye de pousser la porte vitrée : elle résiste. Je jette un oeil : pas d’horaires marqués. Je tape sur le verre, doucement, puis plus fermement : il se retourne. Il n’ouvre pas alors on se parle à travers la porte, un rapide échange de questions et de réponses qui se termine en lui montrant la clef. Il ouvre, me dit qu’il préfère laisser fermé, qu’il est plus tranquille comme ça… à l’heure qu’il est, il est bien seul, tout est fermé, surtout un lundi. D’ailleurs au BHV, ça faisait bien longtemps qu’il était fermé, son confrère. « Ah mais oui mais ça ferme à 18h30 » m’avait dit le quinquagénaire en tenue de travail en regardant sa montre et mon visage presque aussi désolé que le sien. Au BHV, tant qu’à faire, j’avais grimpé au troisième, rayon literie, coin des oreillers. Un petit coin pour des carrés qui vous déplument s’ils sont en duvet, on croit rêver.
Bref, c’est après la soupe de légumes que j’avais trouvé le courage de faire qu’ils sont arrivés. Ils avaient dîné, et donc moi aussi, vaguement, la moue au coin des lèvres : ce n’était pas une réussite, même la couleur n’étais pas encourageante. On n’en a pas parlé, ni du goût, ni de la couleur.
Dimanche 26
C’est un jeu de rôle ? Ah non c’est un rêve. Peut-être. Ou bien un cauchemar ? Une histoire de fantômes ? Ah de fantômes aveugles lisant dans les pensées ? Mmm mais lui c’est qui là en fait ? Non mais vous êtes sûr que ce n’est pas un vieil épisode de La quatrième dimension ?
Je devrais ne pas chercher, me laisser porter, mais je n’y arrive pas. Alors je trouve Ulysse, souviens-toi insupportable, un peu malgré lui peut-être, même si honnêtement je me demande si l’auteur (Guy Maddin, dont j’avais adoré Winnipeg, mon amour, mais si rappelez-vous) ne se fout pas outrageusement de la gueule du monde.
Heureusement à quelques mètres du cinéma il y a Beaubourg et son Le Nouveau Festival… J’y pioche quelques jolies choses, le souvenir des Mystères de l’Ouest, d’autres plus gênantes comme les poupées de Gisèle Vienne, mais j’y reviendrai, il y a d’autres choses à voir, plus longuement, pas une fin de dimanche après-midi, nuit tombée, esprit agacé, affiche à terminer.
Samedi 25
Il a sous le bras le Figaro magazine ; il demande (pourtant ?) le livre de François Hollande et plaisante avec le vendeur sur le fait de n’en prendre qu’un seul pour l’instant. Dans la librairie il y a une légère ambiance de fête, un anniversaire ou un départ, quelques bulles pour un petit groupe et l’on offre à cette femme déjà quadragénaire un livre de Cindy Sherman, quoi d’autre je ne sais pas.
Je suis venu ici un miroir sous le bras, miroir acheté chez Leroy M. après que l’immense glace de la salle-de-bain était tombée dans un fracas assourdissant ; par chance j’étais alors dans la pièce d’à-côté, par chance il n’y avait eu aucun (trop) gros dégât, par chance je ne craignais pas de souffrir de 7 ans de malheur et j’en aurais la preuve le soir-même en ayant le bonheur de manger des TUC.
Bref, revenons à la librairie où règnent le présent de narration, quelques voix grisées et un choix terrible. Au bout de quatre ouvrages sélectionnés je m’arrête, j’hésite encore sur le Christian Gailly qui vient de paraître, je pense que j’y reviendrai plus tard, que la somme totale est déjà conséquente malgré le faible nombre total de pages, que de toute façon je trouverai peut-être l’élan suffisant pour terminer le Faulkner qui, tristement, me lasse, malgré quelques éclairs et le sentiment que je passe à côté du génie. Le choix se porte donc sur les autres : Cérémonie car Bertrand Schefer est de saison, je me dis que tu seras content de pouvoir toi aussi le lire ; Zouc par Zouc par Hervé Guibert était de saison il y a quelques mois, il ne fallait pas que je reste sur l’impression du spectacle ; et puis Hervé Guibert encore, besoin de continuer à l’explorer avec cette fois Voyage avec deux enfants. Mais je n’imagine pas en passant à la caisse que le soir même j’entamerai un autre livre, version numérique trouvée en « cadeau » dans mon téléphone : Alice in Wonderlands. Arnaud in wonderbooks ?
Vendredi 24
Les nommés pour le César du meilleur statut Facebook d’Arnaud de ce soir sont :
– Mais qui écrit les textes des Césars ?
– Et en plus ils font des fautes de français.
– Mooouaaaahahahahahaa
– Gourmet ! Gourmet ! *
– Antoine De Caunes aime le cinéma et Guillaume Canet l’honnit.
* Alors j’ai tout de suite j’ai commenté « Ah ben non » et « Ah ben Sy » et Fred aussi en même temps « Ah ben Sy » et voilà je vous épargne la suite des commentaires, enfin bref en tout cas non vraiment on ne m’y reprendra plus… Heureusement que je vais au cinéma, sinon je croirais que c’est chiant et mal écrit.
Jeudi 23
C’est parce qu’elle ne voulait pas abîmer la couverture ou parce qu’elle voulait rester discrète. C’est parce qu’elle ne souhaitait pas me donner la chance de savoir ce qu’elle lisait : l’ouvrage était grossièrement emballé de morceaux de papier blanc scotchés entre eux. À voir son style, en tout cas, il aurait été plus adapté que le papier fût pincé.
Mercredi 22
Nouveau téléphone, nouvelles habitudes. J’ai glissé la veille quelques dizaines de titres dans l’objet, ce matin j’en écoute quelques-uns ; autour de moi j’ai l’impression qu’il y a un autre rythme, une autre ambiance. Mais je crois que ça ne dure pas longtemps ; pourquoi ? Deux jours après je ne sais déjà plus. Ai-je été gêné par le brouhaha mécanique alentour ? Ai-je voulu écouter une conversation ? Ou bien ai-je écouté jusqu’au bout du trajet, et voici que je ne m’en souviens plus ? À Gare de Lyon c’était un morceau de Let England Shake. Et ensuite ? Ensuite il y a une odeur de lavande, et bien plus tard, alors que j’ai oublié les écouteurs sur mon bureau, le café B duquel B est déjà repartie. Tu as la fraîche galette et le sourire aux lèvres ; glisserai-je les titres dans l’objet sus-cité ?
Batignolles. Intérieur chaleureux, multiformes, hétéroclite où l’on regarde, touche et décrit les chauffages d’appoint années 30, les bancs en bois tourné et la porcelaine Tsé-Tsé (mais d’ailleurs où est mon assiette ?), où l’on parle cuissons, épices, liaisons, french manucure, Japon… Et vous, vous faites du cheval ?
Mardi 21
La femme à gauche porte un manteau fuchsia, une écharpe d’un rose que je n’arrive pas à définir, je pense à un bouton de rose fané avant de s’ouvrir, en tout cas c’est rose. Elle ne fait rien, ses mains gantées d’un cuir fin sont posées sur un sac à main très sale, au teintes grises et motifs en forme de cœur.
La femme à droite porte un manteau marron clair, une écharpe couleur terre de sienne. Ses ongles sont vernis, couleur bordeaux, et ses mains tiennent un tout petit livre au format étrange, pages à l’italienne mais reliure en haut.
Entre elles on aperçoit les rayures de la banquette : bleu gris, moutarde, orange brûlé, céladon.
L’ensemble est parfait, mériterait un cadrage assez serré.
Rien.
Lundi 20
Quand tu reviens de ton dîner, tu évoques la double initiale, mythe effondré depuis des lustres. Moi je ne pense même plus au matin, à ce moment rare mais simple, rare mais qui pourrait être quotidien, avoir marché un peu dans ce Paris de 8h58 parce que j’étais très en retard, en retard donc un peu fébrile, voyez donc la photo n’est ni bonne ni nette, de toute façon elle n’est qu’un coup d’œil. Ils sont nets vos coups d’œil ?
Samedi 18
Voir et revoir, parce qu’on est là pour ça, revoir Le Procès d’Oscar Wilde ici, le revoir avec à chaque fois un sentiment plus fort ; cette fois j’attends avec encore plus d’impatience et de crainte cette fin sur laquelle j’ai déjà écrit, je me souviens des mots, j’ai peur de les entendre. Vaine empathie ?
Revoir Mourir comme un homme. L’apprécier encore plus, vraiment, presque indéniablement, complètement, ne plus y ressentir une ou deux longueurs, ne plus y voir une ou deux scènes de trop. J’ai envie de retenir tous les mots et toutes les images, surtout ce passage qui contient tout et bien plus encore, des éléments cachés qu’on découvrirait à d’autres séances. Mais tout c’est déjà beaucoup : la poésie, l’humour, le fantastique, la musique, l’amour, les genres, l’imaginaire, les souvenirs d’enfance, quelques myosotis et les doux sifflements de la langue portugaise.
Quoi d’autre ? La conférence sur Oscar Wilde, le premier film dont je ne sais pas quoi penser mais sur lequel j’ai beaucoup dit, ma voix étrange dans laquelle traînait ce rhume, un nouveau téléphone, Jeanne, Claire et les autres, le resto du déjeuner, le resto du dîner, et finalement le silence, alors qu’il est minuit passé de peu, le silence à peine dérangé par le bruit du papier : mon carnet, ton livre.
Vendredi 17
C’est un couple un peu étrange qui est là devant moi. Je suis assis, elle aussi, elle lui a dit « Tu ne veux pas t’ass… » et puis elle a vu qu’il n’y avait pas de strapontin. Elle a un air infiniment triste, pince les lèvres et regarde devant elle mais ne voit rien qui masque ses pensées. Il la soutient : une légère étreinte à l’épaule, un regard. Et donc un peu étrange ? Oui. Parce qu’au départ je crois qu’ils ont les mêmes chaussures. Je les compare ; non, ce sont presque les mêmes. Ils portent un jean ; plus clair pour elle. Ils portent un blouson vert ; plus clair pour elle. Un sac à dos, presque le même sac à dos, la même marque. Je me dis qu’ils aiment la randonnée, mais aujourd’hui elle n’aime rien.
Je descends deux stations après eux, je te retrouve au bout du quai numéro 3, j’ai à la main un magazine sur la photographie que je n’ouvrirai qu’après avoir dormi pour y lire mon nom au milieu des autres.
Jeudi 16
Bien sûr je pourrais parler du gilet, j’imagine déjà son sourire en lisant ceci. On devrait plutôt parler des œuvres, de l’impressionnisme de ces arbres d’encre et de pâleur ; à travers les fenêtres on pourrait voir tomber la neige et nos préjugés sur les paysages. Passant dans la salle du fond, on s’arrêterait longtemps devant ce travail, cet homme, poète au quotidien, qui laisse imaginer un beau devenir de corps colorés. Écoutez-les qui chuchotent, eux qui sont là aussi, ils n’en pensent pas moins.
Mais le lambrusco était bouchonné.
Mercredi 15
Alors c’est rue Gabriel Laumain qu’on se retrouve, après que j’ai eu l’impression de ne jamais avoir marché rue d’Hauteville. Parce que rue Laumain il y a cette galerie, il y a cet artiste qui expose, il fallait que tu y ailles, il faut toujours y aller de toute façon, toujours découvrir, regarder, s’interroger, s’amuser de ces annonces d’un autre temps, de ces dessins qui montrent un autre temps… Mais du temps on en a peu, il faut aller à Sceaux ; il fallait vraiment aller à Sceaux, voir Jan Karski, superbe spectacle, mais c’est toujours un peu gênant de trouver superbe ce genre d’histoire, de parler de spectacle aussi, parlons de moment, de témoignage, et je vous parlerai de la voix sur les contours du ghetto de Varsovie, de l’homme perdu dans un couloir d’opéra, d’une danse démembrée ou d’un air de Bizet qui se laisse entendre, juste comme ça, juste entendre, étouffé.
Mardi 14
Le livre est posé devant la bouilloire. Une carte, que j’avais achetée au Japon dans l’idée de quelques vœux de janvier, masque la majeure partie de la couverture (la photo, le titre, le nom de l’auteur), et ne laisse apparaitre qu’un contour plutôt jaune. Au robinet l’eau est froid, la douche donc rapide, rapide mais nécessaire, je ne sais pas vous mais moi… Te voici alors, découvrant le présent. Tarkovski, polaroïds… Qu’en penses-tu ? Et que pense-t-elle, elle qui ne fait rien dans le métro, ni téléphone, ni roman, ni gratuit (puisque l’adjectif est devenu un nom) ; je demande toujours ce que font ceux qui ne font rien.
Et c’est au retour qu’on entrevoit des fleurs. Comme ce pot que tient cet homme en pantalon dont le nom de la couleur m’échappe, entre une huile de noisette et la peau d’un chevreuil, quoi qu’un peu plus foncé non ? Des fleurs comme celles qui, sur le bureau, dominent de leur rouge la vue vers l’extérieur.
Ce n’est qu’un peu plus tard que John Wayne délivrera la prisonnière du désert, mais ça n’a aucune rapport.
Lundi 13
C’est parce qu’il reste là, dehors, juste là sous la fenêtre, à clouer et à scier cette sacrée boîte. Là où elle est forcée de le voir. Là où chaque gorgée d’air qu’elle respire est pleine de ses coups de marteau, du grincement de sa scie, là où elle peut le voir lui dire : Vois. Vois comme je t’en fabrique un beau. Je lui ai dit d’aller ailleurs. Bon Dieu, tu veux donc l’y voir couchée. C’est comme quand il était petit, le jour où elle a dit que si elle avait de l’engrais elle essaierait de faire pousser des fleurs, alors il a pris la corbeille à pain et il l’a rapportée de l’écurie toute pleine de crottin.
William Faulkner, Tandis que j’agonise.
Évidemment le titre du roman… Mais non, pas d’allusion voulue à toutes les unes qui affichent l’ancienne star de la chanson, Whitney, Whitmorte dirait l’esprit blagueur quelles que soient les circonstances. À la fin de la journée, quelle journée ! mais si enfin vous en avez forcément entendu parler, à la fin de la journée donc, ce pauvre Faulkner s’agrippe difficilement à mon esprit : parce qu’un sosie de Laurent M. dans le RER, sosie qui ne peut être lui puisque ce badge des Beatles ; parce que trois accordéonistes virevoltant sur la musique du Parrain tandis qu’en face elle dodeline de la tête en rythme, sans le vouloir, puisque sous le casque blanc elle écoute vraisemblablement autre chose.
Sur l’écran de fin de journée on s’embarque pour autre chose, tellement autre chose, encore les images de l’ouest lointain, les carabines et les chevaux : magnifique La captive aux yeux clairs.
Hein ? Mais non, bande d’ignares, pas de robe en velours à côté de sa mère et la famille autour.
Dimanche 12
Quatre pieds de table, une lampe à pétrole trop oxydée, deux rallonges probablement inutiles, un sac isotherme de forme parallélépipédique contenant quatre mugs en plastique bleu et une demi-douzaine de cuillers de la même matière mais rouges, un rouleau de film transparent, un tuyau de douche, etc. L’inventaire à la Prévert finit dans la benne, mais le vide créé n’a pas permis de retrouver ce que l’on cherchera donc encore. En vain ?
Avant cette occupation digne d’un froid dimanche, on avait eu de quoi remplir un annuaire, avec F croisée, J invité, le poulet grillé dont on ignorait le prénom, et tous ceux venus voir la projection de The American Tetralogy de Philippe Terrier-Hermann, offrant dans la salle 2 de Beaubourg un moment superbe à la croisée de la photographie, de l’écriture et de la musique, un moment qu’on appelle encore cinéma. Sur l’écran de mon téléphone ne s’affichait alors plus que d’étranges rectangles rouges barrés de rayures multicolores : The End.
Samedi 11
Pas de photographie. L’appareil est resté chez W, sans doute avais-je eu inconsciemment peur qu’il souffrît du froid intense qui bordait la Loire ce matin. Pas de photographie. Pas d’image. Pas d’image de la glace charriée par le fleuve, des étals devant lesquels on hésite parfois, du hall de gare où l’on attend Laurent, de la neige qui nous amuse encore, de l’ambiance douce du restaurant où tu as bien eu raison de prendre des quenelles de brochet, des vitraux et des couleurs qu’ils diffusent. Pas d’image de ces hommes et cette femme qui s’affairait dans cette chapelle, avec dans les mains une serpillière, un balai, un bidon de cire ou des fleurs ; l’évêque vient demain. C’est peut-être là le plus grand des regrets, être face à cette scène d’une photogénie évidente, un moment de cinéma même, mais le laisser là, laisser aussi cette femme assise, ne bougeant pas sauf pour tourner la tête dans notre direction.
À propos de direction il nous faut repartir. Sur l’écran, le soir, Liz Taylor épouse Richard Burton et se retrouve au milieu du Texas, où l’horizon est comme un titre de film : géant.
Vendredi 10
SUPPRIMÉ. L’adjectif est en majuscules sur le panneau censé m’indiquer la voie. Finalement c’est la suite logique d’une journée un peu… enfin non rien… donc le train est supprimé mais te voici, bonne nouvelle en échange de laquelle je t’en annonce une autre, le retour du chauffage, finies les moufles sur ton clavier. Évidemment on oubliera le retard qui complétera la suppression, on n’est pas là pour râler mais pour se satisfaire du moment : l’accueil chaleureux, les échanges intéressants, le buffet réussi, les sourires, ta présence…
Jeudi 9
Au départ de Nation, elle avait mis fin à une conversation « parce que le métro va partir. » Mais finalement la v’là qui cause encore quelques secondes plus tard, évidemment il faut couvrir le bruit et dire bien fort ce que personne ne veut entendre, les cancans sur cette fille là, qui en a bien des problèmes de cœur, et puis ensuite cette morte, elle dit ça comme ça, que l’autre est morte, d’une manière, comme dire… ah ben oui tiens, voilà, elle confirme : « Oui tu sais je suis à l’hôpital Truc, en master 2. » Trois blabla plus tard elle raccroche, compose un autre numéro, prononce la phrase qu’il ne faut pas (« Oui bonjour vous avez essayé de m’appeler »), dit qu’ah bon justement elle est médecin, et moi je l’écoute, parce que de toute façon que voulez-vous que je fasse d’autre, et puis un autre appel, enfin bref, elle doit se demander pourquoi je la regarde fixement, elle ou son reflet dans la vitre entre deux stations, elle ne comprend pas qu’elle me fascine, elle n’imagine pas que je me demande qu’elle âge elle peut avoir, elle ignore que je l’imagine seule dans les rayons d’un supermarché, elle ne sait pas que j’essaie de deviner à quoi peut ressembler sa vie et les bibelots posés sur son téléviseur. Certes, aujourd’hui on ne peut plus poser de bibelots sur les téléviseurs. Mais je suis sûr que ça la démange.
Mardi 7
Sans se soucier de son rouge à lèvres qui s’écaillait, elle a engouffré ses champignons marinés, s’est attaquée par la tête aux sardines frites, a essuyé avec sa serviette le gras à la commissure de ses lèvres.
Ma lecture des Tendres Plaintes de Yoko Ogawa avance doucement : les conditions de transport ne sont actuellement pas optimales pour déployer un livre. Le matin, tandis que le jeune homme révise ses hiragana sur son téléphone portable, j’étais d’ailleurs un peu en lévitation entre les autres passagers. Passagers, patience, passivité. Mais réactivité, il y a ce fichu dossier à terminer… (et ma tête dans le journal, mais ça n’a rien à voir).
Lundi 6
Le torse en débardeur de David Beckham est coupé en deux sur le sol de la rame. Je sais que de l’autre côté de cette page l’image offre plus d’indécence, peut-être d’érotisme : nul débardeur et un plan plus large. À côté de cette vision d’homme déchiré que je ne prendrai en photo qu’une fois au terminus, l’homme a l’allure triste de ceux qui, à toute saison mais surtout actuellement, sont allongés sur les quais du métro. Je reviens de l’Espace Pierre Cardin, où assis sur d’improbables fauteuils au velours abîmé et à l’assise inconfortable, j’ai vu défiler les @ sur l’écran puis les vêtements gris sur la scène. Avec N, puisque ô bonheur elle était là, on s’est attristé de ce camaïeu mais qu’y pouvons-nous… Au sortir en revanche, l’obélisque était aussi vive que le froid et à l’arrivée, les yeux étaient bleu clair et me rappelaient comme à chaque fois quelque chose de l’Italie lointaine. Mais c’est surtout du Japon que l’on a parlé ; Romain était finalement resté pour le bourguignon.
Dimanche 5
Déjà, à travers les voilages de la chambre d’hôtel, une lumière étrange ; ce n’est pas un ciel bleu. Voici qu’en effet la neige tombe, fine, si fine que plus tard elle sera trop friable pour une boule efficace ; la bataille sera de courte durée.
Évidemment ça glisse un peu, tirer la valise est un peu difficile, au marché c’est compliqué puisque tout gèle, le poisson ou les fruits… Mais entre chaleur familiale, plaisirs de panettone ou lotte et cette sensation enveloppante qu’offre la neige et sa lumière, on apprécie ce dimanche. Même si, encore, il faut attendre…
À travers la vitre du train, les couleurs sont rares et les arbres sont un peu leur propre fantôme. C’est donc un peu comme dans le film du soir, ce superbe La Chevauchée des bannis d’André de Toth, western aux âmes perdues dans un blizzard enneigé, ces âmes qui fuient et souffrent autant du froid que du désir. Avant de fuir une dernière fois ils dansent. Dansent ? Bougent maladroitement, secouent littéralement ces femmes qu’ils désirent, sous une incroyable tension et sur la lancinante ritournelle d’un pianiste ignoré.
Samedi 4
Il y a les rideaux verts (entre glauque et opaline) d’un compartiment, banquette assortie avec supplément de rayures grises. Il y a, à travers la vitre, les paysages plats entre Blois et Les Aubrais.
Il y a ce tramway. Il me demande de jeter un œil mais je ne comprends pas la première demande ni la deuxième. À la troisième je réponds que non, que je vais descendre.
Il y a ce petit restaurant asiatique d’Orléans, Orléans ciel bleu, avenue aux façades anciennes et plutôt élégantes, bouffe dégoulinant comme un vieux rhume finissant en regret d’être entré ici parce qu’on n’avait pas beaucoup de temps.
Il y a sûrement de joli paysages entre Orléans et Châteauroux ; les as-tu regardé, toi ? Je ne sais pas, j’ai dormi.
Il y a le wagon un peu triste, tissus bleu pâle et motifs beige, plafond lavande, et les horizons enneigés, apaisés et éblouissants puisque le soleil est là.
Il y a enfin Limoges. Nous voilà enfin, des heures plus tard que prévu, des détours imprévus. Entre plaisirs (ce gâteau) et obligations (ses lunettes, des collants parce qu’elle a évidemment froid), je retrouve les rues que j’avais oubliées ; j’ai très peu de souvenirs de cette ville où j’avais fait deux ou trois sauts depuis Angoulême. Il fait déjà nuit quand on décide un petit tour. « Excusez-moi madame, où est la Cathédrale ? » Joli hasard, tu connais la dame, vous vous en amusez et elle montre le chemin. Mais le lieu est fermé et on erre rapidement dans les rues glaciales. De toute façon au chaud les révisions attendent.
Vendredi 3
Voilà. Blois. Tu m’accompagnes évidemment ; JLM est là aussi. Satisfaction. Grande satisfaction. Joie ? D’être ensemble ; de voir l’accomplissement de ces longs moments d’hésitations, de doutes ; d’offrir ce moment à ces images que j’aime tant…
Les photos sont alignées sur les murs blancs du hall ; dans une semaine on vernira. En attendant c’est déjà parfait. Puisque c’est fait, partons voir la ville d’un peu plus près, voir ce que l’on ne connait pas encore, les traiteurs tant tentant, le beau château et son joli musée, un éventuel salon de thé pour se réchauffer d’une pâtisserie mais pour ça c’est loupé, le troquet où l’on s’installe gelés n’a rien de bien à proposer, rien de bien ou plutôt rien du tout, qu’une ambiance de café de lycéens. C’est pour qui le café ?
Jeudi 2
Hors Pistes. Valérie Mréjen à Hors Pistes. Ah Mréjen. Évidemment Mréjen. Des mots et des visages, des histoires que d’autres racontent, dernièrement des visages mais pas de mots, des visages fixés, des visages se voulant beaux, rendus plus beaux, rendus différents, on a le temps de les regarder, scruter, d’y voir – ou d’y chercher – les défauts, la gêne, et les regards se détournent, les sourires sont embarrassés, nous aussi, parfois à peine, c’est cocasse et touchant aussi, pas seulement embarrassant, c’est plein de questionnement et d’amour aussi sûrement. Mais tout de même, je préfère* les mots, les mots et les phrases, les vieux films si joliment colorés, les mots aussi sont colorés, couleurs vives. Mais Édith Scob ne dit rien.
* préférence toute relative, oh la la ce plan sur les « toits » de Tokyo…
Mercredi 1er février
Deux présences ici, car pour une fois je reste, le matin comme prévu mais l’après-midi parce que c’est plus raisonnable, plus simple, plus efficace. Sur le canapé, les clichés allongés. Je n’y vois rien, rien qui m’aide, seulement deux groupes, le noyau dur en quelques sortes, cette quinzaine, et puis les autres. Et puis tant pis.
Alors tout de même, Naomi, Naomi Kawase pour Hanazu, je ne sais pas, oui, non, bah, oui mais non. Plutôt Gus finalement, Gus Van Sant et sa fable déjantée de Even Cowgirls Get the Blues.