Vendredi 30
Assis sur un de ces sièges en plastique anonyme d’une salle de transit de l’aéroport international de Hongkong, je regardais le sol de linoléum sale entre mes jambes écartées, pensif, les mains jointes et le corps incliné, un peu perdu et désorienté (je venais de Osaka, où j’avais décollé quelque cinq heures plus tôt, et je me rendais à Francfort, où il était prévu que j’atterrisse douze heures plus tard).
Autoportrait (à l’étranger) ; Jean-Philippe Toussaint
Le soir aussi, nous sommes ailleurs, emportés ailleurs sur l’écran, pas à Osaka, mais pas si loin, quoi ? une heure trente de train et le reste en scooter, un peu au nord de nord de Kyoto. Les visages autour de nous sont surtout barbus, quelques filles évidemment, dont l’une aux lèvres rouges, vibrantes, presque audacieuses mais c’est surtout son amie qui a parlé du film. De quoi a-t-elle parlé ? qu’a-t-elle dit ? demandé ? remarqué ? J’ai oublié. J’ai vraisemblablement laissé un peu de ma mémoire dans les brumes de cette montagne ou dans le regard perdu de cette femme.
Jeudi 29
Je ne peux pas dire que j’ai aimé les lasagnes. D’ailleurs après coup j’ai dit que de toute façon je n’aimais pas les lasagnes, mais j’avais oublié que j’aimais les lasagnes, les siennes, les tiennes… Enfin bref de toute façon ce n’était pas les lasagnes l’important, c’était la rencontre et le premier sujet de conversation surtout, prendre des nouvelles de Y surtout, le reste ? oh le reste, vous savez…
Et puis… le soir… Plouf !
Mercredi 28
Vêture. Le mot est assez dur, étrange, mais réel. Il est prononcé après le film, il explique la litanie : vêtements(s), date, lieu d’achat, prix, vêtements(s), date, lieu d’achat, prix, vêtements(s), date, lieu d’achat, prix…
Le film, Le dossier 332, de Noëlle Pujol, ce sont les 20 (21 ?) premières années de sa vie, la DDASS, une famille d’accueil, St Girons : des documents lus, principalement des courriers (mais donc aussi les listes de vêtements achetés), comme si la vie d’un enfant de la DDASS c’était une vie tracée, écrite, tapée à la machine à écrire, signée, datée et conservée dans un dossier, et quelques images, des plans fixes… C’est donc ça aussi une vie comme la leur, la sienne ? une succession de plans fixes ? On nous pose et on attend ?
Mardi 27
Je n’ai pas ouvert mon Journal depuis une semaine, dans l’abandon total de mes projets d’écriture. Je me laisse vivre. J’écris dans ma tête des choses perdues, je regarde toutes ces choses s’enfuir de ma mémoire, ces villes dantesques, ces situations rocambolesques, difficiles, je les regarde comme si je n’allais pas les écrire, je le sais, elles ont un goût d’enfants abandonnés au bord des routes, une mélancolie parce que je ne les capte pas dans mon Journal, je me laisse glisser, vivre, il faut que je me ressaisisse, que je consacre au moins deux heures obligatoires à l’écriture, et en même temps à quoi bon, qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Rien.
Ce qu’écrit Ch. Donner dans Forme d’amour n° 3 ou 4 correspond un peu aux questions du moment, j’y vois un parallèle puisque mon Journal va avoir dix ans, le 15 avril il aura dix ans, dix à temps presque complet : à quoi bon ?
Bref.
Femme longiligne vêtue de noir assise sur les sièges outrageusement colorés de la ligne 1. Ses cheveux sont très longs, châtain clair, elle me fait pense aux sylvidres d’Albator. Mais souriaient-elles ainsi, discrètement, comme pour masquer une moquerie à laquelle elles penseraient ?
Sourire, justement, devant Femmes Femmes, de Paul Vecchiali, rire aussi, aux éclats parfois, devant ce duo touchant, léger, sombre, étrange, illuminé, champagnisé, fenêtre ouverte sur Montparnasse, esprit ouvert sur les folies.
Lundi 26
Un panneau l’annonçait depuis quelques temps, mais je n’y croyais pas, je me disais non, c’est derrière, là où il y a déjà la grue, la construction en cours… Ce matin il ne restait de la petite maison qu’un squelette, que dis-je, un fantôme : un tiers de façade sur lequel les deux fenêtres déchiquetées de ce qui était le rez-de-chaussée offraient une image à garder, une image un peu triste comme les cimetières en sont plein. J’aurais dû descendre du bus, garder l’image, peut-être en faire quelque chose de beau.
Reste aujourd’hui à attendre, attendre ce qui prendra la place. Espérons que ce symbole architectural d’une autre époque, qui offrait une respiration au milieu des façades aux nombreux étages, se verra remplacé par quelque chose de notre époque, quelque chose d’une respiration stylistique au milieu de ce qui pousse dans la ville en ce moment.
Samedi 24
« Mais essaye de t’ouvrir un peu l’esprit !« . Le père est un peu énervé, les deux enfants ne s’intéressent pas, pas à la peinture en générale, pas à Matisse en particulier. Les arguments du père n’y font rien, ceux du grand-père non plus, de toute façon le plus grand (9 ans peut-être) l’a dit dès le début : c’est moche. Plus tard, quand les années auront passées, l’esprit et l’œil ouvert, il se souviendra des couleurs vues ce jour-là, mais pas de sa remarque cinglante et infantile (9 ans peut-être vous dis-je), il s’en souviendra alors qu’il aura oublié la lumière d’été qui frappait Paris.
Moi aussi, j’aurai oublié cette espèce d’été (et le goût du camembert), mais ni la fragile pâleur des renoncules ni « Mon père était chef de gare ».
Vendredi 23
Les archives. Et pourquoi pas ? M’y voici donc pour accompagner D.M. et N.H. dans leurs recherches, ici où, de préférence, on chuchote. Un siècle est derrière nous, quelques bords de feuilles s’effritent, j’aide et m’intéresse, questionne, découvre les usages et me hasarde sur quelques étagères, sans but, glissant un regard sur les tranches alignées, un regard qui s’arrête :
PREUVE DE LA NATIONALITE – 20 1941-1950 MEN-R.
Je feuillète et m’arrête encore :
Rodriguez (Antonio), Luanco (Espagne), 03-09-09, NAT, 25-11-49, 18874×49.
Et donc ?
Et donc je passe à la suite, la Maison des métallos, vernissage, exposition (be)au boulot ! L’impertinence de Julien Prévieux, la douceur de Cécile Paris, la force de Jean-Luc Moulène, l’humour de David Poullard et Guillaume Ranou (avec leur Très Précis de conjugaisons ordinaires, cf. la photo ci-dessus) et évidemment la simplicité de témoignages, les gens qui racontent, moi, vous savez bien… Ceux qui racontent, hein, pas ceux qui parlent, parlent, parlent…
Et donc je passe à la fin, le soir, doux soir, Visconti. « On dirait Andy Gillet de trois quarts dos« , te dis-je, mais ensuite je réalise que de face aussi, de face aussi Helmut Berger lui ressemble, oooh moins quand il grimace bien sûr, mais au début de Ludwig, il ne grimace pas, il minaude, il parade, il bisouille sa cousine, le port est presque altier, les désirs également, et le plaisir, pour nous, le plaisir est entier.
Jeudi 22
Dans le train je clos le Mréjen, t’en dis le plus grand bien sans trop t’en dire, l’idée d’une écriture à la marge, quelque chose de différent, peut-être que j’exagère, peut-être que je n’ai pas les bonnes références, les bonnes lectures, les bons repères, les bons goûts, peut-être que j’aime particulièrement lire ce que j’aimerais avoir écrit. À ma droite les paysages se normandisent, à ma gauche le reflet souriant du Japonais se confond avec les alentours vert printemps, mais c’est également sa montre que je regarde, ce rond noir de cinq centimètres de diamètre bordé de doréoù s’affiche 17:44. Ici il est 9h44, mon pull est assorti au siège, tu lis le roman d’Olivier Steiner, Bohème, lettres rouges à empattements sur fond crème, tandis qu’à la une du journal le fond est plutôt sombre. Rouen passée, en voyant les petits cours d’eau en contrebas du train, allez savoir pourquoi, me revient en mémoire l’odeur des bords de Charente après la crue, je ne saurais la décrire mais je dirais qu’elle est grisâtre. Après tout, pourquoi pas…
Dieppe, nous revoilà Dieppe, nous te retrouvons sous un soleil radieux, enfin ! Une terrasse sur le port, la plage et ses galets, la plage et ses courageux et rares baigneurs, les boutiques qui s’installent, début de saison déjà ?, un déjeuner copieux, des brasses au soleil, l’air humide d’un hammam… Dieppe, tu n’as pas changé, toujours ce même parfum léger.
Mercredi 21
Loin des villes, quelque chose d’une carte postale basque, la brume, des teintes d’automne, un rythme, des visages, et l’étouffement d’une situation où le ciel bleu n’est même pas à l’horizon. Mais quand on sort du film L’Hiver dernier, la lumière est là, la vache ! Plus tard je te rejoins, tu es à la même place qu’hier, le lieu est encore calme, ça ne va pas durer, le brouhaha bientôt, mes cheveux sont coupés. À pieds nous allons jusqu’à un autre bar, ton rendez-vous, et sur le chemin (populaire), les bancs, les gens, réalité 2012. Dans cet autre lieu, murs jaunes, bande bleue, autrefois il n’y avait pas ces appliques métalliques. De l’autre côté de la vitre, là-bas sur le trottoir, un jeune papa enfant sur les épaules, des adolescents à guitare, deux jeunes femmes qui se saluent, un quinquagénaire fringuant qui fume une cigarette et ajuste son col, une poussette jumelle, une immense écharpe rouge, un sac de courses prune, un foulard rose pâle, le bus 80, un chapeau parme, en face la pharmacie clignote (7/7 rouge, croix bleue et verte), tu lis. Nos boissons sont gazeuses et A, pétillante, arrive en même temps qu’une femme avec une enfant un peu turbulente. Elles (la femme et l’enfant) s’installent à la place du garçon sage que son père est venu chercher et commandent des frites. Quand V arrive il y a une certain odeur grasse (les frites) ; il se présente, oui il se présente. Et puis O, et puis l’heure de la séance.
Quand celle-ci se termine, tiens mon libraire, on parle un peu, de ce qu’il verrait s’il venait plus souvent, de ce qu’on a vus et que je n’ai pas trop aimé, voire pas du tout. Mais alors pas du tout. Heureusement, Marylin…
Lundi 19
Elle serait stupéfaite, après avoir accordé tant de prix à l’instruction et à l’esprit, d’une certaine rustrerie ambiante.
Forêt noire ; Valérie Mréjen.
Il y a une pastille rose sur le bandeau bleu. Les voyageurs du tramway ont pu se dire que c’était un cadeau, mais les clients du Lutetia, trop occupés à leurs conversations, trop loin, trop trop pour certains, ignorent passablement la pastille et ma lecture, d’ailleurs de lecture il n’y en a finalement pas, je suis plutôt dérangé par leur présence, par des bribes, par leur passage, par l’envie simple de les regarder, les écouter, deviner ce qu’ils font, ce qu’ils font là. Dis, tu ne trouves pas que ça sent le renfermé ? la cave ? une odeur de moisi quoi ? C’est depuis qu’il est arrivé, lui là, à droite.
Avant, il y a eu le salon du livre, je ne sais pas pourquoi j’ai voulu que l’on aille au salon du livre, pour voir, comme ça, who knows, et puis tout de même le Japon était invité, je m’étais dit qu’il y aurait une sélection d’ouvrages de photos sur le sujet, mais non. Alors j’ai acheté un livre de Jean-Philippe Toussaint, justement en relation avec ce pays : Autoportrait (à l’étranger).
Après, il y aura des courts métrages de Rohmer, films d’une autre époque, d’un autre genre… mais de quel genre ?
PS. Le livre de Valérie Mréjen est une merveille. Je tiendrai un discours un peu moins péremptoire si l’on en parle ensemble, mais là, voyez-vous, je résume. Surtout ne lisez pas le résumé qui en est fait sur le site de l’éditeur, surtout ouvrez le livre sans rien savoir, en ayant juste lu la quatrième de couverture.
Dimanche 18
Mon premier était souvent rouge à Bastille ce dimanche.
Mon deuxième était l’objet d’une expo à la Maison Rouge à Bastille ce dimanche.
Mon troisième a été prononcé au moment du dessert du dîner de ce dimanche.
Mon tout était un général des armées de la Révolution qui se fit appeler Premier un peu plus tard parce que c’était plus chic pour un empereur.
Alors ? Alors ? Drapeau, néon, bonne la tarte.
Samedi 17
Ranger, jeter, trier, faire du vide, harmoniser, thésauriser, classer, retrouver, découvrir, tant pis, abandonner, froisser, virer, déchirer, poubelliser… Parmi les papiers, cette enveloppe ouverte que j’avais gardée, au cas où, avec mon écriture dessus, un mot bref pour qu’il n’oublie pas. J’ai dû envoyer un mail à la place. Le tampon date du 17.03.2004. Je jette un oeil machinal à ce qui est à l’intérieur : une facture détaillée, les appels téléphoniques du 12.01 au 11.03. Période virage. J’ai devant moi la liste des appels passés avant et après mon départ. Après. Je sais les durées et les numéros. Étrange. Presque fascinant. Comme si je m’immisçais dans cette intimité que je venais alors de quitter, un regard à travers la serrure. Fascinant mais gênant, troublant. Cela pourrait pourtant inspirer quelque auteur autobiographe, une Mréjen par exemple, ça tombe bien te revoilà et tu m’offres son livre (Forêt noire) tandis que nous attendons la séance sur les fauteuils rouges du cinéma. Le parapluie a tenu son rôle, dans le film aussi il pleut je crois, une grosse averse si je me souviens bien, désolé je ne note pas ces détails dans mes carnets. Le film c’est 38 témoins, sujet passionnant, réalisation aussi propre et carrée que le béton du Havre après la pluie, et puis Nicole Garcia oui oui et Yvan Attal tiens tiens Yvan Attal ça faisait longtemps, tellement longtemps que j’ai un doute sur l’orthographe…
Vendredi 16
Nation. Elle monte dans le RER. S’assied. Regarde vers sa gauche, vers l’extérieur (la porte est ouverte). Elle fait son signe de croix. Elle me regarde. Elle baille. J’hésite. Où vais-je ?
Là où je pourrai changer Le Camion, là où il y aura sûrement quelques photos à faire, faute d’un horaire puisque il est bientôt 20 h 30.
Jeudi 15
On a fini par manger quand même des tortellini au gruyère, vers minuit, quand personne n’avait plus rien à se dire.
On est partis en s’échangeant nos adresse, nos numéros de téléphone sur des petits bouts de papier. L’hypocrisie des fins de partouze, ai-pensé.
Forme d’amour n° 3 ou 4 ; Christophe Donner
Parce que finalement j’ai choisi celui-ci (pour la beauté du titre je crois), remisé Emily L. sur l’étagère. Voilà longtemps que je n’avais pas lu Donner, le Donner d’une certaine époque avec Mon Oncle ou Les Maisons, souvenirs d’un immense plaisir de lecture, parce Bang ! Bang !, beaucoup plus récent, j’ai trouvé ça Bof ! Bof !
J’ai commencé le roman une fois dans les transports, j’avais coupé la musique, c’était Dusty Springfield, c’est terrible de l’écouter dans la rue, dans des oreillettes : j’ai envie de chanter. À tue-tête bien sûr. Mais non, je ne peux pas, ce n’est pas possible, c’est impossible, je serre les mâchoires… fredonne vaguement à la rigueur mmmm mmmmmm mmm mmmm mais pourvu que personne ne me suive. J’ai enlevé les oreillettes à la gare RER, il était 8h25, comme tous les jours à 8h25 un accent misérable nous annonçait « Zissize a seciouriti annoncemeunte… » et j’avais évité de marcher sur une parodie d’un tract bleuté avec visage de profil.
Je pensais ensuite raconter le retour, comment par chance le bus, comment par chance le métro, si tard, oui si tard les trajets peuvent être si longs, rongés par l’attente. Comme il est tard je ne lis pas vraiment, profite de l’abandon du supplément Mode du Monde, les prix sont hors d’eux-même, est-ce à moi que l’on s’adresse ? Je ne lis pas, feuillette, c’est sûrement un tort, il était peut-être bien cet article sur les mélanges des motifs (ah oui, c’est à moi que l’on s’adresse) et puis un adolescent ultra-stylé monte, tout droit sorti des pages. Il est en groupe. Des Anglais. Of course. Je le regarde, discrètement, je crois que sa prof me sourit, je lui rend son sourire, manque la station. Comment on dit « Zut » ?
Mercredi 14
Je regarde celle qui regarde celle qui se regarde dans le miroir et se maquille. Celui qui est assis en face de celle qui regarde celle qui se regarde la regarde (celle qui se regarde). Je le regarde donc aussi. Puis elle répond au téléphone, avec un « Ouais » qui m’étonne, ça ne lui correspond pas, je pensais qu’on ne disait pas « Ouais » dans les transports, parce qu’on est regardé. Mais elle ne sait pas qu’elle est regardée. Bref, je sors mon crayon, griffonne vite fait (pléonasme ?) sur ce bout de papier qui me sert de marque-pages ; à ce sujet, j’ai presque fini le livre. Le soir on décrochera Duras, Duras et les autres, et je la choisirai, elle et puis un autre, pour prendre le relais.
Le soir, avant de choisir un autre livre, on a choisi un film norvégien. Oslo 31 août. Bien, oui bien. Triste mais joli, gracieux peut-être parfois, c’est marrant comme au bout de quelques jours j’ai déjà un peu oublié, fragile non ? que dirais-tu toi ? Cousu de fil blanc un peu dans la deuxième partie, mais la première partie est peut-être même plus que jolie, assez forte en fait, ces dialogues par exemple, avec cet ami par exemple, dans cette cuisine. Ou ailleurs.
Mardi 13
Aruspice : devin qui faisait profession d’annoncer l’avenir, soit par l’observation de la foudre, soit par l’inspection des entrailles des victimes.
Ah. Cette fois le mot existe bien. Mais je suis en retard. Très en retard. Plus de trente minutes. Dix de ma faute, j’en conviens. Tant d’autres dues à l’attente. Attendre, attendre, encore attendre, ne rien voir venir, sœur Anne de banlieue… Alors quand j’arrive tu as déjà consommé, on peut déjà partir, aller dîner, là où je ne suis jamais allé, cela t’étonne. Le rapport qualité-prix aussi. Au revoir, à bientôt. À bientôt ? Pas sûr…
Lundi 12
Un cri sur le quai. Quelques regards interrogatifs. Ce n’est que le réparateur d’escalator. Soulagement ? Oui, ouf, mais ce « chorente », qu’est-ce donc ? Le mot m’est inconnu et sur le petit écran de mon téléphone on me propose comme signification une ville au Brésil et des fautes de frappe (Poitou-Chorentes, etc.). Plus tard, le Robert m’offrira un « choreute ». Tant pis. Sur cette page 51 le mot est probablement sorti du même endroit que le passage duquel je l’extrais, à savoir de l’imagination de Guibert. Et puis sorti des souterrains c’est le soleil qui frappe. Presque inquiétant : où sont les giboulées ? Les voilà remplacées, chez cet enfant, par un pull léger, teintes grises et bleues, motif Jacquart.
Dimanche 11
La porte ne s’ouvre pas. « Tu es sûr que c’est au 14 ? » Je lève encore les yeux sur la belle façade, richement décorée, un peu trop peut-être. La porte est élégante, on a envie de la pousser, de découvrir l’autre côté. Mais c’est au 12. Une fois les étages gravis, bienvenue chez J, cabinet de curiosités que tu connais déjà : un café… Un café ? Un café. Suivi de lentilles, c’est l’heure du brunch, et je bronche à peine sous les délices, presque muet sous les effets un peu sévères de la veille et de la nuit relativement courte. Alors je les laisse parler, j’esquisse un ou deux mot pour montrer mon intérêt pour les autres, leur vie, leurs œuvres, leurs paroles et puis l’on part. Déjà ? Déjà, oui déjà, il ne faut pas manquer le film et les séances sont rares. Trois heures et des brouettes, alors…
Fengming, portrait d’une femme chinoise. C’est le titre du film. Fascinant. Un moment de cinéma comme on en fait peu : plan fixe sur un témoignage de la période maoiste de la Chine. Plus de trois heures. Fascinant. Mais plus de trois heures de film et mon état de léthargie bien avancé, évidemment… j’ai dormi. Pas trop, tout de même, heureusement. Je pourrais même vous en parler…
Samedi 10
La soirée est déjà bien avancée. Me croiras-tu si je te dis qu’il est déjà 1h35 ? Les doigts se tendent, les visages s’illuminent, surpris, devant les photos des hommes de la Casa Susana, travestis touchants, fascinants. Les coiffures, les couleurs, les moments sont d’époque, une autre époque, quelqu’un s’en souvient-il ? Mais une fois tous les paquets vides, les fumeurs, tous, oui tous ceux qui sont là ce soir, commencent à faire grise mine. L’une fouille, deux autres cherchent, et de l’addiction nait d’autres rires. Et puis il partent, certains dans la voiture de sport bariolée, moteur ronflant, mais à cette heure-ci, qui n’en fait pas autant ?
Vendredi 9
Un goût d’Asie dans la lecture, ce Magazine littéraire sur le Japon.
Un goût d’Asie au cinéma, ce Apart Together, agréable, mmmmoui, agréable comme un dîner qu’on arrose un peu d’alcool pour le sortir de sa torpeur, un film peut-être trop court pour dessiner les relations improbables qui se renouent et se tissent, un film probablement sauvé par une scène centrale décalée et donc drôle.
Un goût d’Asie dans l’assiette ? Heu… non : de la joue de bœuf.
Jeudi 8
Dès que B. me fit la proposition de ce voyage, je projetai mon corps entre le désert et la mer. Mais surtout, et c’est ce qui me donnait le plaisir le plus particulier, je projetai une certaine assise de mon corps, il était debout, sur une corniche, ou sur le haut d’une dune, entre la mer et le désert, vers lesquels il se tournait, de part et d’autre, successivement, il surplombait les deux enfants, à d’autres postes d’observation, en contrebas (dans ce paysage simplifié, les enfants s’employaient peut-être à guetter l’éclosion d’animaux minuscules entre les grains de sable).
Voyage avec deux enfants. Hervé Guibert
Une odeur d’orange. Quelle heure est-il ? Tard, relativement. Au Carré, c’était vernissage, avec foule, même Mme V, voyez-vous, mais je m’échappe après les photos d’usage. Dans les couloirs du métro, après que l’homme aux mains tatoué a fini de peler l’agrume, je m’étonne, m’amuse, me dis que non, ce n’est pas possible : mais pourquoi diable ce garçon a-t-il gardé le carton d’emballage sur son sac à dos ?
L’homme au lit regarde ensuite L’homme au bain. T’ai-je dit avec qui j’ai déjeuné ?
Mercredi 7
C’est un jour qui pourrait être raconté sur des pages et des pages, un jour non travaillé qui nous entraîne de l’autre côté de Seine.
À la Cinémathèque, premier jour pour Burton, Tim Burton you know… Nous n’avons pas choisi la date, le hasard nous a posé au milieu de tous ceux qui probablement piétinaient depuis longtemps, fébriles, impatients, regarde-les, les fans, évidemment, quelques caricatures, entre le gothique sage et la post-adolescente slave accompagnée de sa mère, qui photographie tout, pourtant c’est interdit, presque tout : clic-clac, frénésie. Et je me dis que peut-être ils vont être là, vous voyez de qui je parle, mais non, nul visage connu. Sur les murs, noirs de préférence (quand le démon de la danse… comme dirait la chanson) : dessins, écrans, dessins, dessins, dessins, concision, raretés, que sais-je encore…
Rue Sainte-Anne, les nouilles glissent et les « Bonjour » s’échappent, les mots en japonais aussi, comme quelques réflexes face à tant de voyelles, mais les réflexes pataugent et en retour d’un merci nippon allongé comme il se doit sur le dernier son on répond quelque chose de vague et timide, ni français ni japonais, merzaimas, à bientôyonara….
À Beaubourg le Festival est toujours Nouveau, au menu la ventriloquie tiens tiens bonjour, la roulotte de Fred Vaësen tiens tiens bonjour, ou le début de ce Pelechian présentée par Valérie Mréjen tiens tiens bonjour, ce Pelechian dont les images avaient étrangement disparu de ma mémoire, mais ne restons pas là debout, tant pis.
Au BHV on pourrait parler de fils, de douilles, de garçons bredouilles.
Écran, enfin, fin de soirée. Petit écran malheureusement, Marylin pleure sur le sort de quelques mustangs et sur le sien. Désaxée.
Mardi 6
J’avais découvert le joli travail d’illustrateur de Florent Chavouet à Kyoto, forcément à Kyoto ; presque forcément c’était José L. qui avait été à l’origine de cette rencontre colorée. La rencontre ne dura guère ; José L. voulait récupérer le livre, et comme je n’avais pas été immédiatement conquis par l’objet survolé, malgré les couleurs et les traits, il l’emporta (après s’être bien assuré que le « oh non oh non, ça ne me gêne pas » était sincère). Je crois qu’en fait ce n’était pas le bon moment. J’y étais, au Japon, voyez-vous et je n’étais pas vraiment ouvert à d’autres regards : je me battais déjà avec le mien, cherchant dans l’objectif à compléter une série, à capter quoi les détails, les couleurs, les attitudes, les lieux, les gens…
Catherine V. arriva vers 12h40 avec un sac plastique Monoprix que tu jetterais le lendemain en grommelant un « mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » justifié (Mais qu’est-ce que ça faisait donc sur la table ?). À la fin du repas, elle ouvrit le sac : elle m’avait apporté les deux tomes japonais de Florent Chavouet. Évidemment j’étais ravi : de l’attention, de retrouver le Japon, de mieux connaître ce travail. Dans les transports, donc plus tard, j’ouvris Tokyo Sanpo, plongeant dans l’immensité de la ville via le regard joyeux, tendre et drôle de l’auteur, et riant de bon cœur à la lecture d’un simple « Ai dozo« .
PS. Le Camion cale au bout de cinq minutes. Je répète : Le Camion cale au bout de cinq minutes.
Dimanche 4
Tu n’es pas encore revenu, il faut attendre l’après-midi ; le matin je vais à la MEP quand d’autres courent un semi-marathon, folie colorée – regardez donc ces tenues sous les dossards – où quelques bicyclettes osent doubler la foule parsemée. L’abonnement renouvelé, je découvre une diversité de styles, mais ce Fumaroli, là, c’est vraiment un photographe ? Quand je pose la question, je ne sais pas qui il est. Je sais juste que le travail qu’il présente me laisse la triste impression qu’au-delà du concept il n’y a rien, que la poésie du propos et les bonnes intentions se sont – à mes yeux – délavées, n’offrent à voir que des images aux teintes plutôt vilaines, des grains mous, des profondeurs de champ plates, et en définitive des visages qu’on a envie d’oublier. Mais leur imminente sortie du champ est peut-être là pour nous y aider.
Samedi 3
Une odeur de poisson sur le trottoir humide et quelques bribes de mon pantalon qui traînent sur le sol. À côté de moi elle fait la même remarque ; je viens de les dépasser, je hâte un peu le pas. Et j’arrive à l’heure exacte : exactitude, politesse des rois. Mais ici on n’est pas chez les rois, non, même si… Dans son intérieur presque caricatural pour le quartier, il me reçoit chaleureusement, me pose quelques questions sur ma vie, en retour seulement des réponses. Que vouliez-vous que je lui demande ? Ce qu’il fait de ses journées ? Un dernier merci pour le livre que je lui apporte, et je repars sous une pluie très fine, presque absente.
D’un rayonnage à l’autre, pas de casque (efficace), pas de disque (dur), mais un petit livre (utile) de plus et quelques bouchées cylindriques que les passants me regardent avaler… L’heure de la séance approche, je suis appuyé sur le mur extérieur lorsque A arrive à cette espèce de faux rendez-vous qu’on ne s’était pas donné. A ? Alphaville. Aaaaah. Anna Karina. Amoureux, qu’est-ce-que c’est ? dit-elle. GodArd nous emporte et je le suis avec enthousiasme et plaisir, entre science-fiction et poésie, entre combat politique et humour.
Au sortir je te laisse un message improbable, vague imitation d’alpha 60 et les passants sourient peut-être, de toute façon ça ne va pas, ni l’imitation ni les photographies que j’abandonne sur les pavés, mais heureusement il y a les hasards et les éclats de rire de Jeanne. Et le téléphone.
Vendredi 2
Je lève le nez. Je n’avais jamais prêté attention au fronton d’un autre temps : il pourrait alimenter une de ces conversations que l’on a, à la cantine ou ailleurs, sur l’architecture actuelle. Quelques minutes plus tard, l’apparence mod’s est aussi d’un autre temps. Son âge est avancé mais elle a le chignon sévèrement dressé, les Docs à quatorze trous et le dress-code noir. De son pull s’échappent quelques centimètres carrés de blanc, un tee-shirt de rigueur. C’est quand le type à casquette se met à dodeliner de la tête à outrance que s’échappe également un éclatant sourire. Celui que je lui offre en retour est plus discret et elle tourne la tête avant qu’on n’explose. Avant que les immeubles de Seattle n’explosent, également… Ah ben oui je suis allé voir (l’efficace) Chronicle.