Jeudi 19 mars 2015

Les mots de Marcel Proust, Marcel le paysan cévenol, il les mange à la table de sa cuisine. Et surtout il les mange comme il mange ses repars, en mâchant tranquillement et régulièrement, sans parler.

La table de la cuisine est filmée de face, couverte d’une seule toile cirée à motifs fleuris. Le sol de la cuisine est en vieilles dalles de pierre que le temps a rendues douces et malléables. Hors champ à gauche, la porte vitrée de la cuisine, devant laquelle pend un rideau de bandelettes de plastique rouges, jeunes et vertes, diffuse de chatoyantes irisations dans ce lieu propre à l’intériorité.

A la lecture

 

Le bus n°9 me ramène vers la maison, mais comme à l’aller, il faudra marcher une dizaine de minutes. Il est bondé, avec cette désagréable moiteur de bus les jours de pluie qui me rappelle la vie parisienne ; on a les madeleines de Proust qu’on peut. Dehors la pluie, et chacun sourit de ce chauffeur supplémentaire qui descend à chaque arrêt pour nous abriter de son parapluie, le temps que l’on ouvre le nôtre.

Une fois le mien ouvert, je me dis que le café Maki de l’autre côté de l’avenue pourrait me permettre d’attendre une éclaircie avant la (bonne) dizaine de minutes de marche. J’avais jusqu’à présent ignoré la façade marronnasse de ce café, plutôt attiré par le petit fleuriste lui faisant face. L’ambiance y est légèrement enfumée et puisque il est l’heure j’hésite sur les sandwiches mais ne prend qu’un café, 400 yens. Thriller en fond musical tandis que j’entame la page 124 dont je vous fais bénéficier d’un passage sans le moindre accord avec l’éditeur, supposant que le passage en question est une réclame qui permettra d’accorder mon pardon. Jusqu’à la page 127, fin du chapitre, absorbé par la lecture, je ne prête guère attention à la musique. La flotte – mot assez moche pour temps assez moche – persistant, j’interpelle la serveuse et lui commande un set « New-York » constitué de 4 sandwiches clubs, d’une tranche d’agrume (sic) et d’un café, 800 yens.

Je regarde alors le ballet des serveuses, jupes culottes s’arrêtant au-dessus du genou d’une couleur gris-taupe (la jupe, pas le genou) jauni par l’éclairage, chemisier finement rayé, petit nœud au col, souliers vernis. La musique ne mériterait pas qu’on s’y arrête si elle ne permettait pas une pointe d’ironie – ce solo de saxophone au milieu d’une reprise nasillarde de Mr Postman – un léger sourire –what you want béééillbééééé – ou encore l’évocation surprenante des souvenirs d’adolescents agréables – Styx – ou pas – Ebony and Ivory, enterrée au Panthéon des chansons que j’ai passablement honte d’avoir aimée à un moment de mon existence, l’adolescence n’excuse tout de même pas tout, et qui me rappelle des années de lycée que j’ai globalement cherché à effacer de ma mémoire.

Les deux autres clientes du rez-de-chaussée restent vraisemblablement indifférentes à cette play-list qui ne leur rappelle rien, comme elles restent indifférentes à cet homme qui porte PRESQUE la même veste que moi, me surprenant avant de me décevoir (à cause du « presque »), indifférentes même lorsque, sortant des toilettes, le voici qui se reculotte au beau milieu de la salle pour repositionner son polo couleur caramel sous son slip blanc.

Le Japon étant le pays où l’on apprend la patience si on ne l’a pas déjà acquise, je vois mon déjeuner enfin arriver, et les manger relevant de l’exploit en raison de leur épaisseur, je complique la chose en poursuivant ma lecture, tenant le bouquin de la main gauche et tournant les pages avec difficulté (comme un manchot, ha ha ha), éventuellement distrait cette femme devant moi qui quitte le lieu sans avoir touché au 9/10ème de son assiette ni à son café, à peine servi et encore fumant… le visage de la serveuse découvrant cette bizarrerie étant presque digne d’une tragédie grecque.

C’est lorsque Kool and the Gang débarque que je décide de partir, glissant le marque-page à la numéro 146, faites le calcul.

 

PS. C’était quoi déjà le film du soir ??