Jeudi 20 décembre 2018

Comme vers le Chili, comme vers le Japon, comme vers l’Egypte : je ne sais rien. Je ne sais rien d’un pays, d’un recoin du monde vers lequel je m’envole. Rien sauf quelques bribes auxquelles je n’ai pas pu échapper et quelques images auprès desquelles, il faut bien dire, je me suis rassuré. L’ailleurs, sous l’inconnu qu’il recouvre, pourrait sembler hostile. Ainsi ne l’est-il pas.

Lorsque tu m’as proposé ce voyage, je rêvais de voir ton pays, l’Afrique du Sud, ta ville, le Cap, tes paysages, ces paysages, l’horizon fleuri vers l’océan. Je rêvais d’un ailleurs presque absolu, puisque là-bas, l’extrémité d’un continent, finis terrae frappée par les légendes déchainées à la croisée de deux océans, là-bas, il n’y avait pas plus loin.

Le voyage était à deux. Mais quel deux ? Ce matin d’août (ou bien ce matin doute ?), lorsque j’ai acheté les billets pour le Kenya, je me suis jeté à l’eau, une eau qu’on partagerait ensemble, avec toi, toi et personne d’autre, celle d’un nouvel océan. Des vagues, tentatrices, venues du continent indien, s’étaient pourtant déjà fracassées sur notre rivage dont le contour n’avait pas de nom. Elles m’emporteraient et nous noieraient quelques semaines plus tard.

Alors partir, pourtant, ensemble, ainsi, à deux. Mais quel deux ? Tu m’as demandé si je voulais encore ainsi, partir, malgré cet autre deux que nous étions devenus depuis le début de l’automne, depuis ce que je t’avais dit entre chez moi et la gare : les vagues. Tu m’as demandé si je voulais encore partir car c’était plus cher que prévu, aussi, plus cher, là-bas, sur place. J’étais, moi-même, plus cher que prévu, à tes yeux. Ce jour de janvier où nous nous sommes rencontrés nous savions déjà que quelque chose allait se passer. Ainsi, depuis, nous étions devenus chers. Ce n’était alors pas moins beau que prévu, ce projet de partir. Peut-être, simplement, que l’on ne ferait pas l’amour.

J’emporte avec moi deux livres. Ce départ vers l’ailleurs, vers ce continent qui m’ouvre des bras grands comme une suite de plages, n’a pas besoin d’un abandon littéraire fictionnel et c’est dans le réel que je me plongerai : « François, portrait d’un absent » de Mickael Ferrier et « L’Écriture ou la vie » de Jorge Semprun.

J’emporte avec moi une absence formée par les silences de C. Dans l’avion, ma lecture du livre de M. Ferrier est tronçonnée par mes idées flottantes, jusqu’à cette phrase que je note : « Nous sommes séparés pour toujours, nous ne pourrons plus jamais nous entendre. » Je lis le double sens du verbe « s’entendre » : se comprendre, s’écouter, s’aimer, se parler. Mais Ferrier parle d’un ami mort. Or je ne suis pas mort. C n’est pas mort. Personne n’est mort sinon mon amour pour ce qu’il est (je fais un lapsus et j’écris « hais » au lieu de « est »).

Je pars avec toi. Oh rien, sept jours à peine. Je pars avec toi et la multiplicité des possibles amoureux qui nous ont précédés ou finalement étouffés. Je pars avec les territoires qui m’ont embarqués encore avant, l’Italie, le Chili, ou le Japon. Je pars avec l’un des moi-mêmes, celui toujours enclin à découvrir ce que celui qui m’accompagne saura partager. Les continents sont des continents d’amour, les pays sont des îles d’amour. Je pars aussi avec R ou E, avec leur présence en moi en cette fin décembre. La découverte d’un autre territoire – réel – est-elle le signe de la quête d’un autre possible ?

Le livre de Mickael Ferrier est venu avec moi puisque de toute évidence il me fournira des digressions, des virages vers le Japon et C. Dans ma lecture qui lutte, dans mes idées qui flottent, se raccroche parfois ce livre que je garde en moi. En moi mais cependant quelques dizaines de pages sont déjà écrites : l’histoire de mon grand-père. C’est aussi une histoire d’absence, la sienne dans ma vie. L’histoire de mon grand-père est mon histoire : je me suis construit sur son absence physique et sur l’absence du récit de sa vie.

E me disait avoir en lui des chansons et des livres, qui restent, là. Sommes-nous tous ainsi à garder enfouie la possibilité d’une expression autre que celle que l’on maîtrise ?

Ainsi passent les heures. Lorsque nous atterrissons, la nuit est déjà tombée. Qu’est-ce que ça change d’arriver ainsi, de nuit ? Je suis arrivé au Japon un matin de juillet, le soleil éblouissant se lève si tôt là-bas, déjà il faisait si chaud. Je suis arrivé au Chili une aube de septembre, la lumière lentement ferait son apparition, laissant les montagnes alentours se dévoiler doucement ; alors la ville était muette, muette comme sera ce pays pour moi, comme il sera pétri du silence du garçon et du désert. J’arrive à Nairobi la nuit tombée, et le temps de voir arriver les bagages, le temps des procédures d’immigration, on sait qu’il faudra attendre le lendemain pour vivre quelque chose du pays. Dans le foutoir des noms écrits sur des pancartes, tout d’abord on se cherche, perdus en lettres capitales, sans être sûrs de se trouver : quelqu’un a confirmé qu’on venait nous chercher ? Non, mais ton nom est là.

Les premiers pas au Kenya, à travers l’aéroport de Nairobi, on en rirait presque, on en rirait de voir combien le monde vous accueille dans la laideur des sous-sols et des parkings. Mais déjà on dit merci d’être là. Alors, à travers les vitres du taxi qui nous amène à l’hôtel Saab, ce quelque chose que j‘attends et que ce pays me donne déjà, ce ne sont que quelques animaux en plâtre, et une fois sur la rocade, des panneaux publicitaires gigantesques qui surplombent une autoroute où tu me conseilles d’être vigilant : la prise de vue n’est pas compatible avec un état aussi policier. La circulation est fluide : les habitants sont partis voir leur famille pour les fêtes nous dit le chauffeur. Ainsi, Noël surgit, international. Je croyais, très naïvement, y échapper, mais ici aussi, on famille, ici aussi, on pub de Noël.