Matin. Nairobi se dévoile à travers la fenêtre de la chambre d’hôtel. Une rue, quelques passants, tout est trop loin : pas d’image. Puis, en descendant l’escalier qui mène à la salle-à-manger, un toit terrasse où sèche du linge, là-bas des toits dorés. Sur l’écran de télévision de la salle où nous petit-déjeunons, la retransmission d’un spectacle nous offre la vierge Marie qui s’assied sur un fauteuil de jardin en plastique. Je ris. Mais de quoi suis-je alors en train de me moquer ?
De l’Afrique on rappellera tout de même la croisière sur le Nil, en janvier 2003. Un voyage sans amour ni désir au milieu d’une première histoire comme on cherche les premiers pas de danse. J’ai 26 ans et j’ai dit oui, partons.
La matinée est peut-être à l’image de ce qu’il me venait à l’esprit en pensant à ce pays inconnu : les animaux sauvages et le chaos. Carte postale pour le premier point ? Vision condescendante du petit Occidental pour le deuxième ?
Les animaux sauvages, donc. Ils n’ont plus, à l’orphelinat, qu’un épithète comme adjectif. Guère un état. Sauvages ? Derrière les grillages, le guépard est repu, l’oryx nous ignore. Ici passe quelques singes. La lionne nous rappelle cependant qu’on a intérêt de s’en méfier. Elle suit d’un regard envieux et déterminé deux enfants. Mais puisque ils s’éloignent, ce pourrait être moi son casse-croûte de 10h.
Nous voici ensuite au milieu d’un parc majestueux, bijou au milieu d’une flore sûrement plus anarchique au-delà des grillages… J’interroge le désirable de celui qui nous accueille. J’interroge la peau de ses bras, sa bouche, des formes, les chaussettes noires qu’il relève. Le parc, où je fais quelques pas et quelques photos avec mon téléphone, tandis que vous discutez tous les deux, donne à voir des plantes dont j’ignore les noms. Parfois je souris de réminiscences tropicales japonaises ou chiliennes, des cactus. Les arbres portent probablement des noms poétiques. Ici je ne sais rien. Nous repartons vite, mangeons vite ; tu achètes du café.
Direction l’aéroport Wilson, pour l’autre point : le chaos. L’aéroport Wilson est une succession de constructions le long d’un chemin poussiéreux. Le nom de la compagnie ne dit rien à personne. Même le chauffeur de taxi, Daniel, avoue être confused, mais on finit par trouver. Tu me diras plus tard que tu me trouves très calme. Je le suis. Un café (discussion avec Louise dont, hasard, le fils travaille là où nous allons) puis une navette. C’est confus, mais voilà je suis en Afrique. Et personne ne vous emmerde pour une petite bouteille d’eau.
Hall d’attente, trop étroit, mais sans bousculade ni éclat. Je croise les yeux de ce garçon, moins de 30 ans, qui m’a salué How are you doing ? et les croiserai encore. Des femmes voilées, un mec ultra sappé, une femme avec des béquilles, des enfants et leurs parents insupportables, ils sont Français, l’un s’appelle Vianney : nous sommes tous des caricatures.
L’hôtesse de l’air est très belle, décollage. L’avion de 60 places vibre. Nous survolons le parc national, tu me dis que l’on pourrait apercevoir des éléphants. Sont-ce des girafes là-bas ? Il y a encore cet espace commun avec C : le ciel.
À travers le hublot, la terre. Ici habitée, là découpée, plus loin ponctuée de constructions, puis la terre, seule, verte, encre, brune, les méandres boueux d’un cours d’eau, la végétation qui me rappelle la peau de Jonathan par sa densité et les formes des tâches, ici vert sombre : point de rousseur. Le ciel est habillé de nuages. Toi d’une chemise rose. Du petit gâteau emballé dans du cellophane nous sourions : tu me demandes s’ils sont fabriqués par la mère du pilote. Les Anglais ont aussi apporté leur recette, ajoutes-tu après l’avoir goûté. Nous rions.
C’est page 94 du livre que la brouille commence.
Le ciel est habillé de nuages ; ils déposent leur ombre translucide sur la peau de Jonathan. Puis ils s’imposent. Voilent. Comme un drap.
L’atterrissage. Les valises. Il faudra bien sûr donner un pourboire même si les roues subissent les à-coups de la route et que je m’inquiète de la rudesse de l’homme qui la tire.
Le bateau. Une famille franco-américaine nous attend. L’homme se nomme Sébastien. Nous le détaillerons tout le long du trajet, jusqu’à ce que les éclaboussures nous détournent le regard, jusqu’à ce que la mangrove baignée de la lumière de fin du jour nous aimante de son indéfinissable infini. Derrière lui le pilote du bateau, noir, la peau au soleil, brillante.
Enfin la plage. L’accueil est rieur, chaleureux.
Ce que j’avais aperçu sur Internet pour me rassurer, me titiller, n’est rien à côté de la réalité. Dans la carte postale, voici la température, les clameurs, le contact avec le sable, les voix. Il va falloir s’habituer aux accents. Celui du gérant, auquel je me confronte dès l’heure de l’apéritif, est de la banlieue de Londres me dis-tu. Il est de quelque part où la bouche semble retenir ce qu’elle n’ose pas exprimer.
Le chalet – mais il y a sûrement un mot plus adapté – est superbe, superbe tel un mélange entre l’ailleurs et l’autrefois. La moustiquaire donne au lit un air de baldaquin, et les toilettes – dans le logement, rappellent le fond du jardin de l’enfance. Vite je ne souhaite qu’une chose, me baigner. C’est chaud, salé, tu t’approches, tu sens probablement que je garde mes distances, alors que je cherche plutôt un équilibre entre nous mais je ne sais pas comment l’atteindre. Je donne un nom à la plage : Plastic Paradise. Constellée, qu’elle est, de minuscules morceaux, blancs, bleus, venus d’autres continents. Il y a aussi des petits crabes qui s’enfuient.
Dîner. Précédé de l’apéritif. Cocktail. Il faut fêter tout ça, ce lieu et notre présence en ce lieu. Effervescence. Une famille francophone là-bas. Présentation, planification, discussions. Je reste plutôt spectateur. Être Parisien, avoir été Kyotoïte me raccroche pourtant à cette population cosmopolite mais une distance s’impose. Je suis un autre. Et pourtant un des leurs. Je repense à cette idée de la frontière, de qui je suis et d’où je viens.
Dîner délicieux. Il y a quelque chose de (post-)colonial, mais mon regard déforme probablement cette situation. Les Noirs sont en vêtements blancs. Les Blancs n’ont pas de dress-code. Soupe avec coco, poisson grillé, oignon, citron vert, banane flambée au miel.
Nuit.