Je suis en retard, vous m’attendez depuis quinze minutes. La conversation téléphonique, que je pensais être brève et que j’imaginais sur un autre ton – le mien comme le sien – a duré. Trop duré. La mer était sereine, puis il y eut une légère houle, enfin de fortes vagues, de celles qui vous noient ou vous balancent ; alors voilà les corps fracassés. Avant que la tempête, légère certes, mais bien là, ne déforme mon horizon, je lui avais raconté le 12 février 2004. Je lui avais raconté comment et surtout pourquoi, ce jour-là, j’avais quitté celui à qui je ne pouvais plus mentir, celui avec qui je ne voulais pas partager une Saint-Valentin mensongère, alors qu’il avait pris deux jours de congés pour que l’on soit ensemble. Ainsi, il y a quinze ans et un jour, peut-être au bout d’une heure interminable d’une conversation sans espoir, après presque trois ans d’un couple haché par les anicroches, les soupirs, les chaussettes par terre, les rêves et les rancunes, il partait rejoindre des amis en commun, qui savaient déjà. Depuis la fenêtre du sixième étage, j’avais vu son corps vouté marcher sur le trottoir, vision d’une infinie tristesse. Nous ne nous sommes plus jamais revus. Je ne sais pas, aujourd’hui, s’il m’a reproché de lui avoir gâché toutes les Saint-Valentin qui ont suivi. Moi-même, je me suis reproché quelque chose, depuis : d’avoir gâché trois ans, trois ans sans amour.
Par conséquent je suis en retard, vous m’attendez depuis quinze minutes et ainsi, dans ce journal aussi, je m’amuse à vous vouvoyer. Je ne fais qu’effleurer une explication sur la conversation et son emprise sur ma ponctualité. Je veux cette soirée comme nos échanges sur une messagerie électronique : drôle, ponctuée peut-être de la présence de Marguerite. Et d’ailleurs la voilà, vous la sortez de ce cabas, son nom est sur le bandeau de ce livre que vous me prêtez : il me faut lire Belloc. La suite est ainsi délicieuse, le doigt dans votre œil, vos questions, vos rêves pour assouvir les miens, votre auto-dérision, votre pull de bibliothécaire, votre toupet devant le cruciverbiste-sudokeur en doudoune orange arrivé tardivement, votre soif de parlé et de vin et enfin votre cigarette sur ce trottoir.