Il n’y a pas de chanson qui me demande if i wanna build a snowman. Mais il y a cette même voix, la tienne, qui attaque notre conversation a little bit too fast. Tu me dis alors que tes étudiants disent eux aussi que tu parles trop vite, et puis le rythme se calme et nous parlons d’amour, des amours, des formes d’amour que sont une amitié naissante, une histoire éteinte, une présence étreinte ou le souvenir d’un samedi après-midi ensoleillé que l’on espère renouveler. Je te dis alors qu’ici, c’est un peu l’été.
Mois : mars 2019
Samedi 30 mars 2019
Il est 8h36. Sa voix chante durant 32 secondes : il me demande si je veux fabriquer un bonhomme de neige.
Vendredi 29 mars 2019
Quiconque souhaite donner un sens à sa vie s’interroge également, au moins une fois dans son existence, sur le lieu et l’époque de sa naissance. Que signifie être né à tel endroit du monde et à tel moment de l’Histoire ?
::: Orhan Pamuk ; Istanbul
Ainsi, tu es là, encore. J’écris souvent “ainsi”, j’aime son sifflement, son homonymie peut-être, musicale ou insistante : un si. J’écris souvent “encore”, j’aime que dans le récit qui ni répète rien, malgré tout, ainsi, on laisse entendre une habitude.
Nous attendons le médecin, j’ai quitté la blouse, je porte donc les mêmes sous-vêtements, le même pantalon, la même chemise que mardi. Je ne prête pas attention aux taches sur les chaussures.
Je te raconte l’écho-doppler des reins, le visage de la radiologiste, son humour, la légèreté que je mis moi-même dans ce moment qui se termina par une boutade.
Je te parle du garçon accidenté, les mots de la famille autour de lui, la douceur et la sincérité, comme une exigence de clarté dans ce dialogue de parents à enfant, mais j’oublie de te dire la sœur qui prenait des photos.
Nous revenons un peu sur le livre, je te dis qu’A n’aime pas trop cet auteur, son ego, mais qu’il dit que c’est un beau livre ; il a peut-être écrit cela pour donner une chance à cet ouvrage entre mes mains, sans le penser. C’est l’existence d’A qui t’a fait apporter ce Pamuk, c’est le titre, le clin d’oeil, ton sourire en me le présentant mercredi. Le sujet m’intéresse : le soi, la vie. Le style moins : ça ne glisse pas comme hier. Et puis il y a cette présence du je qui écrase ce qu’il y a autour.
Voilà. Dans les paroles aux yeux bleus du Dr L. il y a le rendez-vous dans trois mois, les conseils et aucune inquiétude. Tu es là, je t’ai demandé de rester dans la chambre, j’ai dit “Tu peux rester” en pensant “Merci de rester, merci d’écouter, toi aussi, ne me laisse pas seul face aux mots”. L’hôpital est une solitude baignée dans une succession de monologues médicaux dont on ne sait pas, sur le moment où ils sont dits, si l’on a intérêt à les retenir pour savoir ou à les oublier pour s’alléger. L’hôpital est une solitude où l’on n’a pas besoin de miroir tant on se retrouve face à soi-même. L’hôpital est une solitude que tu as su rompre avec la générosité du frère que je n’ai pas, surtout en riant moqueur parce que dehors il faisait beau et que depuis trois jours je n’avais aperçu l’azur que, hop, le temps de… trop tard.
Jeudi 28 mars 2019
Une page est réservée aux prix Goncourt. Fébrilement, il découvre les noms des épongés par la postérité.
Nau… Frapié… Farrère…
Les noms tournent. Ils ne disent rien. La litanie des inconnus ressemble à une allée de cimetière. Ce pourrait être un tas de touristes allongés sur une plage bondée.
::: Iegor Gran ; Le Truoc-nog
Les mains sur les genoux, habillée de couleurs sombres, elle est assise sur la seule chaise de la chambre. C’est la fin de l’après-midi, E est passé, J est là, assis sur le lit. Elle est plus inquiète que moi, beaucoup plus, d’ailleurs je ne le suis pas du tout, je lis donc dans ses yeux une certaine incompréhension, la même que la veille dans sa voix. Je tente de la rassurer : les voyants sont au vert, j’ai dorénavant le droit d’être assis, j’ai pu dîner hier soir, le cœur ne présente aucune anomalie… bref c’est pas dans la minute que la tuyauterie va s’encrasser. Mais elle est inquiète, que voulez vous y faire ? Je m’interroge alors sur mon regard sur ce qui m’arrive : est-ce un manque d’empathie envers moi-même (c’est une idée à creuser, non ?) ou juste un état qu’on qualifiera de zen, c’est toujours pratique, le zen, dans la vie comme au Scrabble.
Je devrais peut-être lui parler du livre qui m’a amusé toute la journée, reprendre devant elle les conversations idiotes que nous avions avec J, insister sur les chaussons qu’E m’a apportés et en rire ensemble, décortiquer les contrepets du Canard Enchaîné… N’importe quoi mais rire. Encore. Ou s’en foutre. Facile à dire, hein ?
Car c’est ainsi que je me sauve, par le rire et l’indifférence, je veux dire par l’indifférence aux désagréments de la situation : être branché au bras gauche, branché au bras droit, branché au torse, allongé, surveillé, testé, retesté, re-re-re-re-testé, réveillé, être là dans une chambre dont la fenêtre donne sur du béton poussiéreux, attendre, attendre. Je me regarde et je me fascine d’être autant patient, depuis mardi soir. Le patient patient. C’est ça.
Mercredi 27 mars 2019
Peut-on parler de soi en évitant d’évoquer la fragilité de ce qui nous relie au monde ? Je suis en ce 27 mars, et depuis environ un mois, une statistique, un risque non nul d’accident vasculaire cérébral confirmé ce matin par un IRM, risque qui tend déjà vers zéro. Je suis simplement un pourcentage non nul de ce qui nous rend mortels, autant dire que je n’ai rien d’original là-dedans. Statistiquement, à 44 ans, c’est juste un peu tôt. Mais on est préparé à tout cela, on sait les partis trop tôt, on vit avec la mort accidentelle d’un grand-père, la crise cardiaque d’untel, la leucémie de la sœur d’un ancien amoureux, Y. Au-delà, on citera la disparition d’un écrivain qui avait encore tant à dire, les victimes d’un attentat, la litanie des coups de faux.
Y est toujours aussi beau : face aux drames il nous reste la beauté du monde. Lorsque je le vois, sur son lieu de travail, ou – une statistique de plus, puisque tant d’autres visages ne sont jamais réapparus – dans le hasard des rues de Paris, et que de sa voix suave il me parle, je repense au délice des trois petits mois que nous avons partagés, délice fragile accompagné par nos doutes et sa douleur. Il me revient alors le souvenir de ce matin de janvier 2001, immortalisé par une photographie sur laquelle il me tire la langue. Ou était-ce à la vie, qu’il la tirait ?
Mardi 26 mars 2019
Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Claude-Bernard Horner. Il s’immisça dans la consultation chez l’ophtalmologiste, subrepticement, le temps d’un regard sur ma paupière droite et mes pupilles. Sous les cheveux gris de la spécialiste je sentis soudain un fort vent d’inquiétude quand elle cita son nom, les lèvres peut-être hésitèrent, tremblèrent, comme le geste devenu fébrile. Le discours qu’elle me tint fut cependant clair lorsqu’elle m’envoya, c’était si proche, aux urgences. Je n’étais pas plus inquiet qu’en arrivant, j’appelai E pour le prévenir, E qui serait là, plus tard, puis chaque jour et qui m’aiderait à retenir ce nom en disant Yvette. Il faisait beau. J’étais plus inquiet pour mes chaussures en suède bleu (but don’t you step on…) qui vers 12h37 avaient récupéré la vinaigrette de la personne qui me précédait à la caisse du restaurant universitaire.
Ainsi soudain grimaçai-je sur mes shoes que des tâches de vinaigrette ornèrent.
Rire.
Dimanche 24 mars 2019
Il restait blotti à côté du téléphone, le téléphone était rouge, le vestibule était gris, sa main grise aussi, c’était maintenant et le maintenant était mort.
::: Wolfgang Hermann ; Adieu sans fin
Il écrit son prénom : la cédille est sous le s. Je disais hier, à P, mon regret de ne pas avoir étudié les langues, la linguistique. Je l’avais dit aussi à E, un jour ; nous avions ce point commun en plus des autres. Ainsi j’aurais su, pour cette cédille sous le s. J’aurais pourtant dû savoir, si j’avais prêté attention, lors du séjour à Istanbul en mai 2013, aux lettres qui ornaient les murs, aux panneaux indicateurs, aux indications pour les touristes qui voulaient prendre le bateau vers l’Asie.
La cédille est sous le s. Comme un crochet.
La journée est ainsi, comme un bateau vers l’Asie, sous un ciel sans nuages, avec ce qu’il faut de douceur, de nouveauté, d’intensité, de présences. Les bonheurs se succèdent, celui d’un bonjour à 500 km d’ici, celui d’un visage suivant le bonjour, celui d’un peut-être, celui d’un film me nourrissant encore, celui d’échanges parsemés, celui du soleil rehaussé de sauce soja, celui d’une langue malgré l’infinie tristesse du récit, celui d’une promenade rive droite avec les grenouilles qui s’égosillent sous le soleil parce que c’est la saison des amours et qu’on a tous, comme elles, envie d’être aimé au milieu des nénuphars, celui d’un regard sur les malheureux tournants de l’Histoire qui m’ont fait naître, celui d’être là sur ce canapé à t’écouter inventer, celui de chansons qui nous poussent vers le sommeil, celui de se faire rire avec cette histoire de nénuphars.
Samedi 23 mars 2019
Le musée est fermé : les manifestations ont déplacé ton regard des vitrines attendues vers des visages inconnus et finalement le mien, alors te voilà. Tu entres, lumineux, et franchis cette frontière qu’il faut atteindre après 64 marches, vers mon territoire. Plus tard tu courras, vers un train qui t’attend.
Vendredi 22 mars 2019
– Tu fais quoi ?
– Je regarde l’Évangile Selon Saint Matthieu de Pasolini.
– Ah OK.
– Et je pleure.
– Ah ?
– Oui, je coupe des oignons en même temps.
Je ne lui précise alors pas que je tente une deuxième recette d’aubergine, la première ayant donné un résultat un peu aigre, de toute façon on se verra tout à l’heure.
Jeudi 21 mars 2019
On avait dit Dolan, jeudi. Alors il est 23h, on est place Cajou, le film est fini, on en parle, je ne sais toujours pas où j’ai pu ranger (ou perdre) mes places de cinéma, personne n’est mort sur la plage du Lido et j’aurais préféré.
Mercredi 20 mars 2019
Mardi 19 mars 2019
Au hasard des phrases, je lui propose samedi. Il dit spectacle alors plutôt dimanche. Je demande. Il dit désobéir, très beau. Je ne sais pas si alors je lui fais confiance, ou si simplement ma curiosité est prête à mettre quinze euros dans un potentiel enthousiasme, mais voilà, je réserve. Sur l’écran, le petit point rouge m’indique un premier rang, j’obtempère.
Lundi 18 mars 2019
Depuis quelques soirs, ma rue est sombre : l’éclairage public ne marche pas. Vraisemblablement plus grisé que sombre, probablement en raison des autres bières bues avant ce demi qu’il tient dans la main, il s’approche, il n’hésite pas à m’aborder, me fait deux bises avant que j’ai le temps de dire ouf, oui ou non. Tout de suite il est amusant, alors je joue un peu le jeu, je lui réponds, il y a du monde qui passe, je ris, il insiste un peu, rigolard, me fait remarquer son œil au beurre noir, qu’à peine on distingue sous sa casquette et dans la pénombre. A défaut de me séduire, il m’aura fait marrer : la nuit tous les chats sont gris, vois !
Dimanche 17 mars 2019
C’est au milieu du spectacle de Vizorek qu’il y a soudain une étoile, celle que Don Quichotte regarde, et celle qui pose le spectacle, petite lumière indiquant je ne sais pas quelle direction, mais pour sûr le bon sens. En tout cas il ne perd pas le nord, l’humoriste. Bergson vient de faire son apparition, et c’est là que le cours de Vizorek, puisque c’est un spectacle mais c’est un cours, un cours décalé, mais un cours sur l’art du vingtième siècle, un cours où le prof fait des blagues et ose mentir pour arriver à ses fins, nous faire rire, que l’on connaisse l’arte povera ou pas, que l’on ait vu Mort à Venise ou pas et là on n’a pas perdu le nord mais j’ai perdu le fil, oui donc c’est là que le cours de Vizorek prend tout son sens et de surcroît me donne envie de lire Bergson et Don Quichotte. J’étais venu pour rire, je repars avec mes éclats en tête et cette envie. Je repars avec cette connivence, puisque E était là ce soir et bien sûr après on a fumé une cigarette en parlant du spectacle ; il pleuvait à peine. E était là ce soir comme il était là pour Mort à Venise, donc on a reparlé du bateau qui arrive, de la lumière sur la ville, de ce qui coule quand sur la plage la mort finit par être. E était là ce soir comme il était là hier, avant-hier, et là maintenant pendant qu’il lit ses lignes et qu’il sourit peut-être.
Samedi 16 mars 2019
Marcher. En vain. Je n’y crois pas. Ils s’en foutent. T’auras beau dire, on aura beau faire, ils s’en foutent. Même moi puisque c’est quoi tout ça, tout le plastique des emballages dans le frigo ? C’est là, on aura beau faire, c’est là. Alors marcher mais pas seulement pour le climat, pour aller chez T, on pourrait ainsi sourire, parler du long chemin pour y aller à pieds, une heure, sourire pour un jeu de mots sur cette lettre de laquelle je m’approche : Je T. Ne rien je T. Beau T. Et du hasard s’amuser puisque cette présence chez lui, coïncidence colocative. Repartir, un T-shirt en plus, un détour par les boulevards, la lumière sur le stade, et puis encore, le tram arrê-T, marcher. Peu de temps se poser, et puisque invité, tè !, marcher.
Vendredi 15 mars 2019
Il y a moins de monde ce soir, on danse. On avait commencé dans ce bar à bières qui devient une de mes habitudes, il y avait ce visage devenu paroles, on avait ri, beaucoup. On m’avait soudain proposé, dans ce quatuor que nous formions, une forme amicale peut-être inédite mais qu’il serait long de décrire pour esquisser une explication à ce sentiment de nouveauté. Bordeaux, ainsi, arrondissait ses angles et à présent on danse malgré la musique qui nous fait peut-être grimacer. Autour ça gigote, l’indifférence l’emporte.
Jeudi 14 mars 2019
On vient d’y entrer, dans ce quinze mars, il est minuit, le quatorze est fini. Tu m’as demandé où on en était du divorce, loin de savoir qu’il y avait un 15 mars 2009 à l’origine, et puis tu m’as exprimé ce que tu avais besoin de dire, sur la dureté qui se cache dans ta situation, sur la dureté qui s’impose dans ma présence. Je n’avais alors évidemment, définitivement, plus rien à dire. Voilà, tu disparais d’ici. Je nous ai fait disparaître par des paroles idiotes, irréfléchies, qui sont encore en toi et en moi. Je pourrais pourtant les répéter, je peux répéter la raison de leur présence, ce jour-là, à ce moment-là, parce que je ne voulais pas étouffer sous la peur de dire un ressenti presque aussi violent que la cause de son existence et donc, pour toi, moins violent que son expression. Ainsi finissons-nous, malgré le peut-être que tu poses dans l’avenir. Sans y croire.
Mercredi 13 mars 2019
Alors je lui dis que c’était bien. Voit-elle que je ne le pense pas ? Apprécie-t-elle que je ne lui dise pas que je n’ai pas trouvé ça très bien ? Pas mal, oui. Oui, c’était pas mal, pas désagréable. Ah si il y avait le passage avec la Japonaise, j’ai adoré, pourtant ça m’a agacé, j’ai juste compris le mot Autoroute, mais c’était comme l’autre jour à la radio, c’était comme tous ces films qu’on a vus sans sous-titres, c’était une expérience émotionnelle soudain. D’ailleurs, elle l’évoque, la Japonaise, son visage, ses mouvements. Puisque ses mouvements ne vous déplaisent, en dansant, la Japonaise.
Mardi 12 mars 2019
Et puis, tandis que je repasse et qu’il aime ce garçon mexicain mais que l’autre ne l’aime pas dans un superbe Gus Van Sant en noir et blanc aux abords d’une frontière fliquée, voici une voix et une chanson.
Lundi 11 mars 2019
J’avais loupé le tram : on avait papoté à propos du film et du débat qui me réconciliait avec les heures tardives.
J’avais couru quelques mètres mais n’avais pas traversé le carrefour malgré la conductrice compatissante.
J’avais bien fait de ne pas courir : 2 minutes d’attente seulement, un miracle si tard. Et donc personne. Tram vide. Personne non plus à l’arrêt suivant. Et ensuite ? Personne, toujours personne. Tram fantôme. On a vu des séries télé ou des films d’horreur coréens qui auraient transformé la rame en nid à morts-vivants.
Oh mais regardez, dehors, il y une zombie endormie sur sa valise.
Dimanche 10 mars 2019
Même place Caju, presque 4 mois plus tard, nous voilà ainsi. Il ne faisait pas beau ce samedi après-midi, je n’avais pas beaucoup de temps, j’allais chez le coiffeur, je lui avais payé un café. Ce soir c’est la place de ciné que je lui paye puisque je viens d’en acheter dix, ce soir fois il est avec E, hasard des amitiés qui se croisent et se dévoilent.
E m’a prévenu qu’au cinéma, J parle un peu. Dès le début, il y a un oh, puis parfois des réactions, des chuchotements, jusqu’à la fin où il rit. Oui, à la fin de Mort à Venise, il a ri. C’était peut-être cela qu’il fallait faire, rire, rire enfin, et puis ça a relevé le débat, là, place Caju, 4 mois plus tard, ainsi. On parle du rythme, de la photographie, j’étais emballé, j’avais oublié, je me souvenais de la fin, quand le corps s’effondre, mais dans mon souvenir il restait là, seul. On parle des prises par Tadzio, E se rappelle un Donatello, moi rien. Et puis ça dérape : remue-Minaj. On rit.
Samedi 9 mars 2019
Vendredi 8 mars 2019
Jeudi 7 mars 2019
Matin
Elle s’assied à côté de moi, son profil s’insère dans mon champ de vision mais c’est peut-être la couleur de son blouson qui m’interpelle. Elle était, vingt minutes plus tôt, au même endroit que moi, elle attendait juste derrière.
Elle descend à Mériadeck.
Il s’assied en face de moi. Il est barbu, des yeux bleus revolver, il soupire mais pourquoi ? Contre qui ? Il grommelle dans sa barbe, belle, fournie, soit contre la dame à qui il a laissé sa place, soit contre celle qui ne l’a pas laissée puisqu’elle ne comprend pas le français et qu’elle n’a pas compris ce que disait la personne âgée et qui voulait s’asseoir, mais les pictogrammes oui elle a compris, mais trop tard, langage universel. Il pourrait alors, dans cet agacement dont j’ignore la cause avoir des idées plus sombres que ses yeux, qu’il dirigent vers elle, c’est maintenant presque sûr, contre elle, la femme qui ne parle pas français et qui le dit, dans une syntaxe hachée et un vocabulaire asséché.
Il descend un à hôpital Pellegrin, c’est écrit “Hop. Pellegrin” mais personne n’a envie de dire “Hop“.
Soir
Aller du je vers le nous.
Aller du présent vers le passé, puis revenir.
Aller de la parole vers la danse.
Aller de la peinture vers les mots.
Aller de nous vers le nu.
(Voilà, j’ai beaucoup aimé “Conjurer la peur” de Gaëlle Bourges mais je me demande pourquoi j’ai osé demander le micro pour dire un truc.)
Mercredi 6 mars 2019
– E : Pas de sport ce soir ?
– A* : Je regarde un film
– A : Iranien
– E : Eh ba
– E : Be
– A : Bo
– A : Non c’est un thriller
– A : C’est bien
– A : Golham
– E : En vo?
– A : Gholam
– A : En anglais surtout, ça se passe en Angleterre
– E : Ah d’accord
– A : Tu as des a priori sur le cinéma iranien, toi
– E : Non, du tout
– E : J’ai un peu bu
– E : J’avais un after work avec des collègues
– A : Un pot quoi
– E : Oui
– E : C’est pas beau “pot” lol
– A : collègues non plus
– E : Lol
– E : C’est vrai
– A : Du coup ? Tu avais un after work avec des job people ?
– E : Yes indeed
– A : Demain soir je vais voir de la danse au TNBA. mais ça finit vers 21h, peut-être un after dance alors ?
– E : Demain un pote m’a proposé d’aller à un truc de thalasso
– A : Ah un water glanding
* C’est moi
Mardi 5 mars 2019
Son nom, son visage, son sourire, cette photographie que j’ai prise de lui ce jour d’été et qu’il montre en noir et blanc. C’est joli ainsi, il l’est lui-même et il n’attend que ça, qu’on le lui dise. Les commentaires sous la photo qu’il diffuse sont gorgés de désir. Ainsi le revoici. Il revient sans être jamais réellement parti, malgré les mois, malgré le refus que j’avais imposé mais qui n’avait peut-être pas plus d’incidence sur nous que les milliers de kilomètres entre mon pays et le sien. Depuis quelques temps, sur un autre réseau social aux petites images carrées il montrait sa folie, son exubérance et souvent j’étais ébahi et riais. Il revient le jour où Monica Vitti, dans un Antonioni légendaire, rencontre Alain Delon avant de regarder des photos du Kenya chez sa voisine lors d’une scène fascinante, dans une langue italienne qui m’émeut, puisqu’elle aussi s’était éloignée, cette langue, à peine la parlons-nous avec E (et E). Il revient le jour où sur le petit écran il y a une de ces petites vidéos partagées et partagées encore, où Yourcenar, Duras, Beauvoir parlent trop brièvement d’amour et de désir. Il revient le jour où T m’écrit qu’on trouvera un petit moment pour finir le vin ensemble.
Lundi 4 mars 2019
Du lieu trop bruyant on s’échappe alors. Les rues sont vides. Les bars fermés. Ses yeux grands ouverts.
Dimanche 3 mars 2019
Samedi 2 mars 2019
De onze à dix-huit ans, il se consuma comme le papier d’Arménie qui brûle vite et ne sent pas bon.
::: Jean Cocteau, Le Grand Écart.
« J’ai hâte de manger mon sandwich », dit-elle à sa copine qui l’a accompagnée dans le train avant de redescendre et de sourire (à bagues) depuis le quai. Le train parti, elle va s’asseoir à côté de cette autre adolescente, qui plongée dans son téléphone n’avait pas vu sa famille courir et gigoter comme des pantins sur le bitume, sauf peut-être un dernier bras en l’air après que je lui avait dit qu’elle devait regarder dehors. Elles se présentent, elles sont de 2004, enfants du vingt-et-unième siècle qui socialisent et utilisent le mot « hâte » malgré tout ce qu’on peut dire sur cette génération. Dehors il fait beau, j’ai déjà mangé une quiche sur le quai, il n’est pas encore 11h40.
Vendredi 1er mars 2019
“Moi aussi j’veux voir Macron” dit la petite fille. On vient de nous annoncer que l’arrêt suivant ne sera pas desservi en raison de la visite présidentielle, ainsi les miettes des croissants partagés par Manu et Alain dérangent-ils le trafic, mais l’usager marchera, quelques minutes à peine, tout est si proche. En face de moi elle sourit de cette phrase, mais bien plus sourit-elle, arrêt Gaviniès, lorsque une amie la rejoint, l’embrasse, lui demande : “Tu as lavé tes cheveux ?“. Non, elle a mis de l’huile, elle précise comment d’un geste des deux mains, mimant dans son manteau blanc.
Alors la journée passe et soudain les lumières s’éteignent. Tu t’amuses d’être là, assis dans ce bar où tes souvenirs sont debout, et cette ambiance devenue nocturne te ramène à une situation plus habituelle. Les vidéo-clips sur l’écran derrière le bar écrasent, à cause d’un 16/9ème mal configuré, une flopée de chanteurs parfois oubliés, telles Samantha Fox ou cette chanteuse dont nous cherchons le nom – mais si, tu sais, elle avait repris cette chanson, là, la cloche qui sonne sonne. Les vidéos-clips, donc, baignent le bar de leur musique dansante, mais à peine discerne-t-on quelques mouvements dans les jambes de ce couple de garçons aux traits asiatiques. Bien que tout ce petit monde soit plutôt statique et les mojitos plutôt sirupeux, la comparaison est sans appel avec les deux bars où j’avais entrainés B samedi dernier : je suis bien plus à ma place ici.
À ma place ici, mais la fatigue d’un vendredi soir, de laquelle j’avais tout fait pour m’extraire en te rejoignant place du Parlement, me ramène chez moi plus tôt que ce que tu espérais peut-être : pas de deuxième verre. Sur l’ordinateur m’attend encore, patient, le film Satan in High Heels débuté plus tôt ; il me fait signe et j’imagine que je vais m’endormir devant. « Enough is enough » dit alors l’héroïne lorsque je relance la lecture, clin d’œil amusant à cette chanson que tu avais commentée et justement reprise, sur ce 16/9ème mal bricolé, par Donna Summer et cette chanteuse dont nous avions oublié le nom : Ratatinée Arena.