Les petites vignettes sur ce réseau social qui aligne des images carrées ont parfois la forme tronquée du cinéma – le mien. Elles laissent trace pour ne pas oublier, tout en cherchant à dire, parfois, quelque chose, par un sous-titre notamment. Non pas qu’elles cherchent à dire quelque chose de moi et de ma vie, oh non, mais du film oh oui et au-delà, peut-être, du monde. J’arrive parfois à ce qu’elles soient l’essence même du film. Parfois je m’en fiche. Libre alors au visiteur de liker pour la raison qu’il veut, parfois sans raison aucune, clique, voilà.
Ce soir, puisque hier le cinéma s’était incrusté dans ce journal par le biais d’une phrase de chez Akerman, ce soir il pouvait s’imposer. Il le pouvait surtout parce qu’il m’avait profondément ému, c’est-à-dire qu’il m’avait fait ressentir de multiples émotions, comme rarement, voire peut-être jamais. Les Amants crucifiés, de Mizoguchi, Kenji de son prénom souvent éludé, avaient atteint quelque chose en moi. Cela ne provenait uniquement de ce qui, toujours, chez le réalisateur, nous entraîne durant des heures, à savoir un scénario de haute volée, avec l’humanité (circonscrite à celle du Japon, j’en conviens) présente là dans toute sa bonté, son désespoir, son infamie, sa passion, sa folie, sa cruauté, tout tout tout. Mais, là, devant l’écran, il y avait surtout des images. Oh j’en connaissais la possible beauté, ainsi dans Le Commandant Sanshô, vu récemment, il y avait cette scène où la famille bannie traverse un champ d’herbes hautes dont l’inflorescence brille dans le soleil et dans le vent. Ils s’arrêtent, disent quelques phrases qui guident le spectateur, et j’avais fait une copie-d’écran, une autre, encore une autre, pause par-ci par-là, puis j’avais revu la scène, j’avais l’impression que la chaleur de leur fin de journée m’imprégnait. Je comprenais peut-être à ce moment-là que le cinéma, en cette période de confinement, était ma fenêtre ouverte sur le monde.
Dans Les Amants crucifiés, toutes les scènes où O-San et Mohei sont ensemble sont d’une splendeur infinie tant du point de vue de la mise en scène (oh les mouvements des acteurs, parfois on dirait qu’ils dansent !) que de la photographie. Je n’ai pas les mots. Combien de fois me suis-je esclaffé “Oh la la qu’est-ce-que c’est beau !” (puisque je parle un peu tout seul devant les films en ce moment, je commente, tout ça, souvent je ris de moi-même parlant ainsi à moi-même, mais je crois que c’est comme ça qu’on sait qu’on est vivant).
Or, juste avant, j’avais mangé lors du dîner une aubergine achetée chez L’Exquis, cuite allez savoir comment (grillée disait la carte), ç’avait totalement le goût de Japon, mais vraiment totalement. J’en aurais pleuré : Proust pouvait remballer son petit gâteau, j’avais mon aubergine. J’y étais allé le midi et j’avais acheté, pour 13 euros, un bento, qui déjà m’avait ramené trois ans en arrière, et dans lequel, faute de pouvoir faire la liste complète de tout ce que j’y avais mangé et qui m’avait transporté, on pouvait noter la touche sucrée du dessert : deux petits morceaux biseautés de rhubarbe ayant probablement baigné dans un sirop pendant des heures. De volupté j’en avais fermé les yeux. Et ce texte.