Il y a, sur la limite droite de la carte postale que l’on me donne, le visage fantomatique d’une petite fille. Apparu sur l’image probablement en raison d’une pose longue, il fait partie de la légende du lieu, une histoire de morte dans la cave que je n’écoute par très attentivement. Nous venons de marcher quatre heures, le parcours se termine dans ce restaurant, le “Bar La Playa”, j’ai faim, mon regard parcourt le lieu et dans quelques minutes j’aurai, sur la table recouverte d’une nappe à carreaux, de quoi me satisfaire malgré la présence de betterave, racine dont la couleur me sied plus que le goût terreux. La visite, en français, m’a entraîné dans les quartiers Artilleria et Playa Ancha, via celui du port. On ne racontera pas ici quatre heures de quasi monologue de la guide, passionnée, dont je n’ai que rarement osé rompre les silences pour poser des questions et la marche pour prendre des photos. Peut-être, tout de même, notera-t-on ici que la dictature a fait fermer tous les bordels de cette ville de marins, ce qui laisse à penser que le militaire pouvait être en désaccord avec le régime sur certains détails.
En parlant de cette petite fille morte, le patron et la guide prononcent le mot “La Mafalda” ce qui me fait revenir en mémoire les bandes dessinées du même nom. J’étais alors trop jeune pour comprendre le fond de ces petites histoires et le sens profond du nom de cette amie qui s’appelait Liberté, mais je me souviens très bien d’un élément qui m’interpelait : les fins de mois difficiles dont se plaignait le père.
J’évoque un peu plus tard ce souvenir d’enfance avec Àlvaro, qui me montre son quartier et les recoins que j’avais manqués lors de mes balades en solitaire (et les gens l’obligent à se taire ?), et avec qui je visite une exposition sur ces peuples de la Patagonie pris en photo entre 1918 et 1924 par Martin Gusinde. Ce même travail photographique avait été montré à Kyoto l’an passé, et je me souvenais des émouvants portraits, plus que de la question anthropologique. Mais cette fois, c’est une émotion beaucoup plus forte qui m’étreint. Est-ce dû au fait que je suis là, dans ce pays, à seulement 2000 km de leur territoire ? C’est surtout dû au fait que je prends conscience de la souffrance de ces gens, à l’absurdité occidentale de vouloir les habiller – habits qui leur apporteront de surcroîts moultes maladies. Je n’ai jamais vu une tristesse aussi grande sur des visages photographiés, et c’est décidément le sujet du jour, lorsque Àlvaro me parle du quartier, qui porte de nom de “Alegre”. Joyeux pour les couleurs, mais pour le reste, il me confirme ce que j’avais ressenti hier, une certaine tristesse des habitants et en tout cas un certain retrait.