5h34. Tu me réveilles. Il faut que je voie ça : la lune se couchant, la lumière de l’aube, et puis la croix d’étoiles, c’est le signe qu’on est ici, à l’Équateur. Je t’écoute à peine : je regarde le ciel. Je te regarde faire une image. Je n’en fais pas. Il y a dans ce moment quelque chose d’absolu que je veux garder pour moi, quelque chose que n’importe quelle image faite par n’importe quel œil et n’importe quel appareil photo ne saura pas retranscrire. La lune est d’une couleur que je ne reverrai peut-être jamais et que je veux garder pour moi et donc l’oublier pour moi.
Je ne me rendors pas facilement. Tu chasses les moustiques qui se sont faufilés sous notre abri de fils. Le soleil se lève, les oiseaux se mettent à chanter. Ce sont alors autant de sons inédits et fascinants.
8h45. Les trois heures précédents n’ont pas été de sommeil. Au petit-déjeuner il s’agit de se présenter encore un peu aux autres convives. Mais je veux me taire. Je ne veux pas cette façon de m’immiscer, je ne veux pas que d’autres que toi s’immiscent dans ma présence ici, loin de tout et de moi-même. Il est trop tôt, je suis encore cet étudiant un peu en retrait qui regarde les autres invités d’une soirée quelconque avant d’être là et de participer à l’ambiance. Tigre, j’observe.
Plus tard. Ombre d’un parasol fait de feuilles palmiers.
Il n’y a rien à faire que regarder l’horizon. Je veux être celui qui n’a rien d’autres à faire que raconter qu’il regarde l’horizon.
Je relis les pages que j’ai écrites précédemment. Tant / trop me ramènent à C. Je suis ici pour atteindre le rien. Je pense à cette phrase de Duras : “regarder la mer jusqu’au rien.”
Michaël Ferrier parle des vagues. Il y a entre moi et le bras de mer, des dunes. Un homme passe. Chapeau clair, pantalon sombre, il traîne un sac jaune. Au loin il ramasse quelque chose.
Je suis à l’Équateur et j’attends donc que la pluie vienne à l’heure prévue. Souvenir d’un cours de géographie. Le prof avait un bec-de-lièvre. Je ne l’avais pas cru. Je pensais la planète incapable d’une telle absence de surprise. Il ne pleuvra pas.
Le passage pages 221-222 est beau. Il ne dit pas ce que l’on ne peut pas dire sur l’horreur de la mort. Mickaël Ferrier n’évoque qu’à peine les années de brouille. J’aurais aimé lire le manque l’absence, le vide, l’envie de revoir l’autre. J’aurais aimé lire ce qu’il aurait su dire avec justesse. Peut-être que sur ce bout d’île sans rien j’aurais aimé en pleurer.
17h15, nous avons déjeuné, dormi. C’est un thé qui nous a réveillés, apporté par l’un des hommes qui travaillent ici. Il était presque 16h.
Nous sommes samedi. Je me répète que nous sommes samedi. Le soleil me fait face. Je pense aux frontières, aux limites. Ici sur le bord de l’océan, à qui je tourne le dos. Au Chili j’étais allé chercher cela aussi, mes propres frontières. “Comme cet endroit est loin de la forêt qui bordait notre maison !“, m’avait écrit C en voyant les images d’Arica. Nous sommes samedi, j’observe les oiseaux.
Au milieu du soleil, la plage. Constellée de petits morceaux rouges, bleus, blancs, tout le spectre, et autant de matières se conjuguent avec les fragments de coquillages, les résidus de branchages qui me ramènent à l’enfance. La plage n’était ni une destination régulière ni une grande absente. Mon père n’aimait pas ça, il y marchait. Les détritus de plastique étaient déjà là, mais c’est avec amusement qu’on les regardait. Mon enfance est surtout tâchée de morceaux de mazout qu’il fallait éviter. Il y a aussi l’Italie, une plage de sable gris, des bidons vifs qui venaient interroger ma photographie balbutiante.
Plastic Paradise. C’est ici que nous sommes. Les petits bouts colorés de la plage ne sont que la partie visible du désastre.
18h12. A travers les rideaux de paille le disque jaune du soleil frôle l’horizon. Tu écris. Je cherche dans la constellation de plastique quelque chose d’une métaphore amoureuse, quelques éclats qui donneraient un sens, qui identifieraient ma présence au monde, petit morceau coloré. Il y a forcément dans ma présence ici, à ce moment de l’année, un sens à donner. Notre présence, toi et moi-même, la définition de notre forme d’amour. Il y a eu avec toi, tout de suite, une douceur, une simplicité, une honnêteté : nous parlions du désir et le désir que nous questionnions dans nos partage était un ciment souple. Il y avait des autres et nous.
18h34. La lumière baisse, le vent encore, quelques oiseaux parfois viennent rompre ce souffle ininterrompu.