À vingt-quatre ans, je terminais mes études en architecture à l’École des beaux-arts, je venais de gagner mon premier salaire en faisant des traductions techniques – aéronautique : conception d’un hydravion quadriréacteur ; travaux publics : chantier de construction d’un barrage hydroélectrique dans la vallée du Nil en Égypte ; brevets d’invention : fourchette tournante pour spaghettis, détecteur d’escargots pour cueillette après la pluie d’automne… – mieux rémunérées que les travaux sur les textes administratifs, politiques ou littéraires. Je m’étais jeté sur les annonces de voitures d’occasion, à la rubrique « petits prix » : modèles communs, déjà anciens et démodés, avec un gros kilométrage au compteur, et des pneus usés à soixante-dix pour cent. La voiture que j’avais repérée, proposée dans les termes que j’ai dits, avait été fabriquée quarante ans avant ma naissance par un petit constructeur d’Europe centrale, réquisitionné par l’occupant nazi pendant les années quarante pour produire des véhicules militaires, et qui n’avait pas survécu à la guerre.
::: Alain Fleischer ; La Vie extraordinaire de mon auto
19 février 2021. Mon grand-père Pierre aurait cent ans. Qu’en dire ? Est-ce anodin ? Vertigineux ? Triste ? Suis-je vraiment fataliste devant le temps qui passe ? Quel adjectif conviendrait ? A propos d’adjectif, j’en apprends un en anglais : smitten. Tu me dis que j’ai l’air smitten. Et toi ? Es-tu toujours épris ? Oui, toi que ressens-tu ?
Et puis le soir arrive et je ne suis plus ni fataliste ni épris : je suis inquiet et impuissant. Sur le petit écran, le visage de S, avec qui je n’avais parlé depuis des mois. Il est toujours dans cette ville qui n’est pas la sienne depuis plus d’un an. La situation est irréelle, au départ il en rit : tout ce temps ! Mais après une heure à parler de nous, à expliquer mon silence, à nous moquer de l’immuable papier peint qu’il aurait eu tout le loisir de remplacer, à raconter ceux qui existent ou imaginer ceux qui n’existent pas, il baisse la voix. Le ciel s’est assombri, menaçant, il y a quelques jours. Parfois il tend l’oreille. Il espère que personne n’écoute, de l’autre côté de la porte. Il vient d’un pays où l’on va en prison pour être qui il est. Nous parlons de visas, de solutions, d’asile. J’essaye d’être léger quand je lui dis qu’il n’est pas le premier à m’avoir demandé de m’épouser pour avoir des papiers : il rit. Il rit souvent. Beaucoup. Cela éclate. Il est d’une gentillesse presque effrayante. Il est aussi toujours d’une beauté redoutable. Je lui dis. Sans l’adjectif.