Anne-Marie, la fille cadette, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit à s’ennuyer, à se tenir droite, à coudre. Elle avait des dons : on crut distingué de les laisser en friche ; de l’éclat : on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beauté au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition ; ils la permettaient aux marquises et aux putains. Louise avait l’orgueil le plus aride ; de peur d’être dupe elle niait chez ses enfants, chez son mari, chez elle-même les qualités les plus évidentes ; Charles ne savait pas reconnaître la beauté chez les autres : il la confondait avec la santé : depuis la maladie de sa femme, il se consolait avec de fortes idéalistes, moustachues et colorées, qui se portaient bien. Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s’aperçut qu’elle avait été belle.
::: Jean-Paul Sartre ; Les Mots
Le livre, couverture piquée par le temps, est posé sur une pile. C’est l’édition de 1964, la première : Les Mots. Il est dans cet espace de la maison qu’on pourrait nommer purgatoire, où les revues et les livres sont là en attendant leur sort, parce qu’il y en a trop, tellement trop. Souvent, ma mère les donne, je crois. Souvent, elle hésite, je crois. Parfois c’est évident : ça plaira à untel. Pourquoi c’est ici ?, je demande. En-dessous, un bouquin sur Pelé, vert pelouse.
Ce n’est pas parce que ma mère dit “ça va être jeté” que ça va être jeté ; ce n’est pas si simple. Pas simple non, bien sûr. Mais je me précipite pour sauver l’ouvrage, d’abord parce que l’on ne jette pas du Sartre — comme si ça portait malheur ? —, ensuite parce que c’est l’occasion de le lire et enfin parce mon père faisait parfois référence à un autre livre de Sartre, Le Mur, que je crois avoir lu, lycéen, ou plutôt contre lequel je crois m’être heurté. Mon père avait quelques références, remontant de sa jeunesse, comme ça : Le Mur, Les émissions de Jean-Christophe Averty, Blow Up… Il a ensuite fait faux bond à la littérature et au cinéma mais il est resté attaché à la télévision et à son irrévérence. Je réalise que j’ai fait l’inverse.
Alors je m’assieds dans le fauteuil près de la fenêtre où j’aime tant m’installer et je commence à lire. Non : d’abord, je google. Et je trouve ça ; à JS, l’envoie.