Dimanche 8 janvier 2023

“Bon ben j’espère que Mulholland Drive c’est pas autant cryptique.”

::: David Lynch ; Lost Highway

Mardi 20 décembre 2022

Tandis que l’on cherche un autre film à regarder ensemble, la nuit tombée sur les oreillers, le nom de Godard apparait parmi les vignettes de Mubi. Tu as prononcé son nom plus tôt, deux fois, d’abord en sortant du cinéma — je monologuais alors vaguement sur le jusqu’au-boutisme de Dupieux —, puis durant le dîner — j’étais revenu sur ce même sujet —, de manière un peu fracassante, en le balayant. N’aimes-tu pas la douceur des points d’interrogation ?

Je m’enthousiasme alors devant l’image d’Alphaville, me retiens de dire “Ah ça c’est génial” en voyant celle de Deux ou trois choses que je sais d’elle et prononce quelque chose comme “Oh je vais te montrer un truc” en ouvrant un autre onglet à la recherche de cette scène d’Une femme est une femme où le rôti est un peu trop cuit.

Si le cinéma nous réunit là où il se veut à la marge alors je cherche à voir si on peut être aussi ensemble à cet endroit du cinéma, dans cette scène d’1min47, que j’ai vue peut-être trente fois et dont je ris encore ce soir. Pas toi.

::: Quentin Dupieux ; Fumer fait tousser

Mercredi 14 décembre 2022

Et je m’endors un peu devant le film, déjà vu sur petit écran. Je n’ai rien lu à son sujet : cela aurait pu m’éclairer, me faire prendre conscience de ce qu’il fallait percevoir dans le peu ernaussien. J’aurais alors pu répéter ce que j’avais lu — donc tricher — lors de la discussion qui suivra. Car il y aura discussion. Pour cela, quatre voix — quatre regards — introduisent ou poursuivent la projection, pour nous éclairer ou nous interroger, voire pour partir quelque part  sans savoir trop où puisque je ne suis pas très attentif ; ma pensée divague.

Mais je prends le micro pour répondre à l’une des questions, celle posée par A, et dire : la volonté. Ce que rappelle ce film, c’est que, chez Ernaux, le point de départ de l’œuvre, c’est la volonté. Je prends ainsi le risque de dire quelque chose, j’aime de plus en plus ça, me jeter dans le vide au milieu d’un public, sans avoir beaucoup réfléchi. Je parle alors de mon amour pour Ernaux, mais j’avais été beaucoup plus précis avant le film, en discutant avec S, sur ce que j’appelle amour pour Ernaux.

J’ajoute, micro en main, que je m’étonne — avec le recul, je pourrais dire que je m’en émerveille — du fait qu’elle appelle son ex-mari “Philippe Ernaux”, prénom + nom, sans ajouter qu’il y a là une implacable distance, une froideur apparente qui n’est peut-être que le signe d’un respect pour son nom en tant qu’auteur à part entière : des images de Philippe Ernaux. Mort, depuis.

Aujourd’hui, devant mon écran, toujours sans avoir rien lu , je perçois mieux la complexité des images — leur riche pauvreté ? — ou la temporalité de cet objet fini — le passé en surcouche du présent / le présent en surcouche du passé. On peut en reparler ?

::: Annie Ernaux et David Ernaux-Briot ; Les Années super-8

Samedi 10 décembre 2022

Alors enfin nous nous retrouvons, quelques heures plus tard, après un film et un dîner. Encore, vous grignotez. Encore, il y aura du vin. Tu es avec A, subjuguante beauté, présence, prestance, posture, phrasé, mouvements : il n’y a pas que ses yeux, surlignés de noir, dans lesquels on se noie, hypnotisé. D’A, on pourrait faire des pages, des heures. Je suis sûr que tu pourrais, ou plutôt que tu as pu. Dans ton journal, n’y a-t-il rien sur elle ?

::: Alice Diop ; Saint-Omer

Mercredi 7 décembre 2022

On regarde ces photos que j’ai faites de toi. Nous sommes d’accord sur deux choses : tes yeux et puis la première image. C’est la meilleure, c’est ta préférée. Tu t’en amuses aussi : tu aimes t’y voir dans un paysage de coton. Je ne sais pas ce que tu fais de l’entièreté de tes jours mais je soupçonne que tu arpentes un peu ces paysages, que tu t’y reposes. Peut-être que tu t’ennuies souvent mais tu ne le dis pas. Parfois je dis, aux autres, que tu me rappelles celui que j’étais à ton âge, ou à l’orée de celui-ci : cette quête d’un autre cinéma, cette manière indistincte de s’habiller, cette sacoche à laquelle tu tiens. L’oisiveté née de la quête – ou de l’attente – d’un travail, je l’ai connue, aussi, j’étais un peu plus jeune.

Nous regardons le film, presque entièrement ; tu t’étais endormi si vite. Ce qu’il manque, ce début que nous ne revoyons pas, je l’ai oublié. Je creuse, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’elle fait là, elle, dans cette auberge. Je ne sais pas pourquoi j’ai oublié, du moins j’espère ne pas savoir pourquoi. Non, je ne m’étais pas endormi. Ou bien l’ai-je oublié.

::: Luis Buñuel ; Le Fantôme de la liberté

Mardi 1er novembre 2022

Les noms des films du jour pourraient être là où nous sommes, pays imaginaire d’abord, puisque malgré les apparences il se pourrait que nous ne soyons nulle part, c’est-à-dire même pas au début de ce qu’on pourrait attendre, du moins de ce que moi j’attends. Est-ce que j’attends quelque chose, impatient ? Est-ce que j’attends de voir, curieux ?

Puis près, close, puisque j’y vois l’adjectif anglais sans y chercher quel féminin pourrait être fermé, comme une fleur. Près, oui, ainsi, l’un de l’autre. Mais comment osé-je, dans tout le drame que narrent ces films, drame du réel, drame d’une fiction, ramener cela à moi ? La perche tendue par les mots est un piège ; ma solitude, mon écriture la saisissent.

::: Patricio Guzmán ; Mon pays imaginaire
::: Lukas Dhont ; Close

Vendredi 28 octobre 2022

Soudain tu m’appelles. C’est l’heure du déjeuner, j’hésite à répondre, mais je réponds, je m’apprête à te dire que non, je ne suis pas chez moi. Mais finalement tu as juste besoin que je sois là où il faut, sans souci de la localisation : me voilà donc là pour toi, où je peux être, ami, confident, traducteur aussi puisque l’inconnu et l’inquiétude – si ce n’est une peur farouche – sont là et que cette langue française dans laquelle tu arrives parfois à vivre n’est plus utile, étouffée sous la situation. Je cherche à te rassurer, avec cette langue anglaise dans laquelle il faut vivre avec toi, ou sans toi puisque c’était un rêve, cette langue qui parfois m’épuise, faute de mots, faute de souplesse. Je te rassure mais te pousse ; tu iras.

::: Martine Syms ; The African Desperate

Vendredi 14 octobre 2022

Au départ elle me dit tu. Par habitude, évidemment. Je n’ai pas encore rempli la fiche où je noterai mon âge, où je confirmerai mon consentement.

Il prend le relais et me dit de le suivre. Il est très percé, très tatoué, il me vouvoie aussi. Je ne sais pas ce qui me gêne, pourquoi ça me gêne. Je n’aime pas qu’on me tutoie dans les commerces, d’habitude. A mon âge, quoi qu’il en soit, c’est rarissime.

Il me parle du protocole, me demande pour la taille de l’anneau ; il porte une attention particulière à ce qu’il soit positionné symétriquement avec celui de gauche. Il mesure, fait une marque au feutre bleu, me demande de regarder. Je me relève, vais devant le grand miroir : c’est parfait. Je souris. On peut y aller.

La dernière fois que que je me suis fait percer le corps, c’était en 2003, en janvier. L’oreille droite, en haut. La fois précédente, je dirais au printemps 1996, j’étais étudiant à Poitiers, j’y étais allé avec V probablement : l’oreille gauche, le lobe.

N’avoir qu’un seul lobe percé commençait à me paraître incongru, déséquilibré, depuis quelques semaines. Pourquoi ? Je ne sais pas si c’est la dissymétrie de mon visage accentuée et déplaisante depuis ma dissection carotidienne – cet œil droit plus fermé que le gauche depuis mars 2019 – qui a fait naître cela petit à petit : me fallait-il, à un moment ou à un autre, faire diversion ? Non, je crois que c’est né cet été lorsque j’ai pris conscience que je perdais mes cheveux, là, dessus, et qu’il en était fini des coiffures incongrues, les cheveux dressés en une forme de vague, une crête-vague, un mouvement qui amusait parfois les collègues. J’avais envie de décider moi-même d’un changement d’aspect qui éventuellement irait de paire avec mes cheveux courts et avec cette moustache qui va et vient depuis des années – 2008, je crois – et qui actuellement s’impose.

C’est aussi dû, le souvenir est net, à A qui portait de magnifiques pendants d’oreille rouge lors de la soirée Lips and Love, et à JS dont j’admire, depuis que je l’ai rencontré – le lendemain de la Lips and Love -, la joliesse de ces bijoux et l’audacieuse facilité avec laquelle il les laisse scintillo-onduler au bord de son visage.

Alors j’avais pris rendez-vous pour 14h, délice d’agenda avec un vendredi après-midi non travaillé.

Et me voilà, là, 48 ans, me regardant dans la glace une fois l’anneau posé, heureux. Mais ne disant pas au perceur qu’il peut me tutoyer malgré ma perte de cheveux, ma moustache de quadra et ma veste de costume.

::: Michael Haneke ; Amour

Jeudi 13 octobre 2022

Tu viens quand il ne faut pas car la lumière n’est pas là, et puis rien ne va, ni les cadrages, ni l’arrière-plan, ni les minutes précédant ton arrivée où j’avais vu l’absence de mon nom. Dehors il pleut et j’ai peu de temps pour toi, pour nous. Mais nous descendons, dans l’escalier tu me demandes si je sors avec quelqu’un. Tu t’étonnes de mon Non, tu fais référence à G, je crois. Je grommelle quelque chose ; en anglais je n’ai pas la force d’en dire plus.

Dans l’obscurité de la cave tout va mieux : la lumière qu’il me faut pourtant dompter, la liberté dans les cadrages, l’arrière-plan, l’équilibre entre ce que tu veux pour tes objets et ce que je peux pour toi.

Puis, dans le peu de minutes qu’on a autour d’un verre de vin, tu me parles des garçons que tu as rencontrés ici. Je te laisse dire. Je ne sais pas quoi répondre puisque je suis pressé, je n’ai pas le courage de commenter beaucoup, pas la force d’en dire plus là non plus, l’anglais m’épuise parfois. Mais c’était pathétique ; j’ai envie d’en sourire.

::: John Cameron Mitchell ; Shortbus

Mercredi 12 octobre 2022

Il n’est pas 18h13, il est un peu plus tard ; nous nous retrouvons. “J’ai du temps et un livre“, m’as-tu répondu quand je t’ai prévenu.

Je donne toujours mes rendez-vous ici, il y a toujours de la place et nous choisissons une terrasse où le service sera efficace. Tu as du temps, mais pas tant, tu files au théâtre, c’est à 20h. Je me dis qu’ainsi je pourrai voir C, il joue à l’Arlésienne depuis qu’il est arrivé, et ce soir au basket ; demain il repart.

C’est la photographie qui a été le lien entre toi et moi, il y a des mois, et nous voilà enfin. Entre la photo et le théâtre il y a le cinéma dans ce que nous racontons, ainsi ce film que j’irai voir demain, ceux qui t’ont vu grandir, ainsi ce Breillat, souvenir de février 2004 pour moi. Olivier Steiner aussi, intervient dans nos paroles. C’est un monde là sans être là, “mon ancienne vie” je dis souvent en souriant. Samedi j’irai au théâtre, peut-être t’y verrai-je dans la foule impatiente et sur mon agenda j’ai griffonné des dates.

Mardi 11 octobre 2022

– Demain tu es disponible à partir de quelle heure ?
– 18h13.
– C’est précis.
– Pas plus que 18h15.
– C’est vrai. C’est même tellement juste que c’est troublant de poésie.

Luis Buñuel ; Le Charme discret de la bourgeoisie.

Lundi 10 octobre 2022

Tu m’envoies 3min26 de piano, il est 8h58. Une improvisation, écris-tu, tu attendais V, c’était samedi. Je ne peux alors que me rappeler un samedi matin d’avril 2004, F jouant au piano, les notes arrivant jusqu’à moi, me réveillant peut-être. Il est difficile de ne pas aimer, alors.

On voit tes mains, parfois ton visage intervient, il se penche dans le cadre. Le mouvement des mains est beau, n’est-il pas toujours beau ?

V, tu l’attends. Pas seulement les samedis matins quand il vient jouer. Quand tu le dis, son prénom t’éclaire ; en un mouvement de tête tu souris.

David Ernaux-Briot, Annie Ernaux ; Les Années Super 8

Mardi 6 septembre 2022

Je prends le micro, pose ma question, un peu maladroitement car j’oublie d’égrainer un peu plus tout ce qui fait la complexité du film, film fou donc indispensable. Je demande au réalisateur d’où ça vient : c’est quoi, le point de départ ?
Je n’ose pas lui dire qu’une de mes scènes préférées au cinéma, c’est dans son film Mourir comme un homme : soudain les protagonistes s’assoient au milieu de la forêt, il y a un filtre de couleur – plusieurs peut-être ? – et une musique passe. Dans Feu Follet, le film de ce soir, c’est une scène de danse qui, en quelque sorte, arrête le film. Ou le fait basculer ? Est-ce que c’est ça, le point de départ, un point de déséquilibre central ?

Et puis il s’agit de rentrer, penser aux images, et, en cherchant le sommeil, écouter Bruno Podalydès lire Perec. Là où il est encore question de basculer (vers la nuit), je ris de recettes de cuisine, puis, dans un récit qui tend vers l’introspection, m’émeus, souris encore et m’endors.

::: Feu Follet ; João Pedro Rodriguez