Jeudi 5 janvier 2023

– “C’est joli la lumière.”
– “Oui ça fait des ombres”, réponds-je.
Tu ris de ce contraire.

Tu es un visage oublié, un souvenir à peine perceptible, début 2018, dis-tu. Tu lisais des poèmes de Michel-Ange et je m’en étais ébahi, dis-tu. Peut-être que c’est un souvenir, oui, en effet quelque part au fond de moi.

Aujourd’hui, je cherche à comprendre le silence qui a suivi. Je te dis que j’aie dû prendre peur. Peur des années entre nous ?

Mercredi 4 janvier 2023

Les Mots, fin de la première partie. Sartre parle du cinéma, de la musique des films de sa jeunesse puisque muet, le cinéma. Il parle de la musique que joue sa mère et des films qu’il se crée. C’est magnifique.

Il y a, entre les pages 110 et 111, un marque page qui a été, je suppose, celui de mon père, un bout de papier de 4cm sur 10, déchiré d’un cahier peut-être, dont il subsiste 15 marques de pliure. Je me demande s’il s’est arrêté là, dans le livre.

Ce rien m’émeut. Il y a peut-être plus de la vie de mon père dans ce papier marqué de pliures que dans tous les livres qu’il a achetés, mais je ne sais pas expliquer pourquoi. Encore une fois, je me heurte à l’indicible. Il y a là ce qui normalement n’aurait pas dû subsister, un petit rien parmi tous les autres. Il y a là son année 1964, la jeunesse évanouie.

Que reste-t-il de mes 18 ans et surtout qu’ai-je envie d’en garder ?

Mardi 3 janvier 2023

Il est 11h42. Tu annules notre rendez-vous, froidement ; je sais que je n’existe plus. Je crois que je n’existe plus depuis ce moment précis où tu as eu la folie de dire que tu voulais m’avoir tous les soirs. Dans mon carnet, j’ai écrit “tous les jours”, ce doit être ça. C’était encore l’été. Déjà ! Je ne t’avais pas cru : tu t’étais mis au bord du vide, c’est tout, pour voir si tu serais capable de sauter. Dans mon journal, tu étais encore un futur.

Samedi 31 décembre 2022

Tu sors fumer une cigarette, je te suis. Tu me souris peut-être plus que de raison depuis que je suis arrivé, tu n’es pas seul ici, vous semblez vous aimer. Tu me demandes si je vis à Bordeaux, tu ne m’as jamais vu ici. Nous ne savons pas encore que sommes déjà amis sur un réseau social ; tu t’y caches derrière un pseudonyme un peu obscur et derrière tes bras, ce soir sous un masque brillant de passementerie kitsch et une barbe pailletée bleue. La mienne l’est peut-être un peu. Nous parlons peu, de ce qu’on fait dans la vie, du dernier film que j’ai vu, de cette foule joyeuse qui devient mon habitude ; je te surprends, à qui t’attendais-tu ? Tu me surprends, ta voix aussi. L’instant est bref, le temps de cette cigarette. Nous ne savons pas qu’il nous regarde.

Vendredi 30 décembre 2022

Tu es à ce moment de ta vie – il y en aura d’autres – où tu cherches ton chemin. Le mien est sinueux, je te le raconte. Il te rassure, je crois.

Jeudi 29 décembre 2022

Nous sommes à la caisse. Il dit être SDF depuis 10 ans ; il en a 27. Je lui demande s’il arrive à travailler parfois. Oui : un peu de service, de restauration… Je l’interromps, pensant le rassurer : ce sera facile de trouver quelque chose ici… Mais il me dit que faire un boulot de fou dans un resto pour 1400 euros par mois, non merci. Je n’ai pas encore payé. Je reste une peu de marbre. Sous son bras, un énorme roman anglais ; la quatrième de couverture contient tous les ingrédients pour l’embarquer ailleurs.

Il ouvre son sac pour y ranger ce que je viens de lui acheter : 2,50 euros de poulet / pommes de terre chauds dans une boîte plastique, un paquet de chips, un autre de gâteau. Un gros ours en peluche blanc apparait, prenant la moitié de la place. Tu vois, je me promène avec lui, il dit. Je me demande où est sa vie. Je me demande surtout qui il est vraiment.

Et puis je m’éloigne. Des cordes s’abattent sur moi. Et sur lui encore plus.

Lundi 26 décembre 2022

J’ouvre le carton, plutôt sans ménagement. Il y a quelques traces administratives suite au décès de mon grand-père et notamment suite aux 46500 francs versés par l’une des assurances. Il y a ce qui était probablement sa sacoche, des lunettes cassées, une bouteille de parfum qui envahira longuement mon espace nasal, un coupe-chou à la lame cassée, son dernier carnet professionnel avec des annotations datant de deux jours avant sa mort, que sais-je encore, et surtout une petite enveloppe contenant un mouchoir dans les teintes roses, noué sur une poignée de terre. Elle fait question, cette terre. Elle nous trouble par ce qu’elle a été pour lui, puisque selon moi c’était à lui. Tout cela fait remonter à la surface ce texte – bientôt 80 pages – qui attend et contre lequel je lutte. J’y lutte contre la litanie de questions, et cette terre en est une autre. Pourquoi n’y sais-je plus dire ce que je ne sais pas ?

Dimanche 25 décembre 2022

Surgissent alors des armes aux formes improbables. Elles ne sont pas sur les souvenirs d’enfance, à côté du sabre magnifique où l’homme est dévoré.

Samedi 24 décembre 2022

Anne-Marie, la fille cadette, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit à s’ennuyer, à se tenir droite, à coudre. Elle avait des dons : on crut distingué de les laisser en friche ; de l’éclat : on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beauté au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition ; ils la permettaient aux marquises et aux putains. Louise avait l’orgueil  le plus aride ; de peur d’être dupe elle niait chez ses enfants, chez son mari, chez elle-même les qualités les plus évidentes ; Charles ne savait pas reconnaître la beauté chez les autres : il la confondait avec la santé : depuis la maladie de sa femme, il se consolait avec de fortes idéalistes, moustachues et colorées, qui se portaient bien. Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s’aperçut qu’elle avait été belle.
::: Jean-Paul Sartre ; Les Mots

Le livre, couverture piquée par le temps, est posé sur une pile. C’est l’édition de 1964, la première : Les Mots. Il est dans cet espace de la maison qu’on pourrait nommer purgatoire, où les revues et les livres sont là en attendant leur sort, parce qu’il y en a trop, tellement trop. Souvent, ma mère les donne, je crois. Souvent, elle hésite, je crois. Parfois c’est évident : ça plaira à untel. Pourquoi c’est ici ?, je demande. En-dessous, un bouquin sur Pelé, vert pelouse.

Ce n’est pas parce que ma mère dit “ça va être jeté” que ça va être jeté ; ce n’est pas si simple. Pas simple non, bien sûr. Mais je me précipite pour sauver l’ouvrage, d’abord parce que l’on ne jette pas du Sartre — comme si ça portait malheur ? —, ensuite parce que c’est l’occasion de le lire et enfin parce mon père faisait parfois référence à un autre livre de Sartre, Le Mur, que je crois avoir lu, lycéen, ou plutôt contre lequel je crois m’être heurté. Mon père avait quelques références, remontant de sa jeunesse, comme ça : Le Mur, Les émissions de Jean-Christophe Averty, Blow Up… Il a ensuite fait faux bond à la littérature et au cinéma mais il est resté attaché à la télévision et à son irrévérence. Je réalise que j’ai fait l’inverse.

Alors je m’assieds dans le fauteuil près de la fenêtre où j’aime tant m’installer et je commence à lire. Non : d’abord, je google. Et je trouve ça ; à JS, l’envoie.

Vendredi 23 décembre 2022

Vous êtes parfaitement libres de rire, mais à cette heure-là les cailloux eux-mêmes étaient tristes, et l’herbe, désormais d’une couleur presque violette, plus triste encore. Et elle toujours là-bas, penchée sur les dalles de pierre. Elle plongeait les guenilles dans l’eau, les tordait, les battait et ainsi de suite. Sans hâte ni lenteur, comme ça, et sans jamais lever la tête.
::: Silvio d’Arzo ; Maison des autres

Jeudi 22 décembre 2022

Voilà bientôt cinq années – il manque un mois et deux jours – que l’on se connait. J’ai le souvenir précis de ce moment où j’ai franchi la porte de chez toi pour découvrir ton accent, ton sourire et ta jovialité ; tu n’avais pas le même prénom.

Ce soir, tu me racontes que tu n’étais que depuis peu celui que j’ai rencontré alors, dans cette identité et ce corps qui, au fil des ans et des mois précédents, avaient changé. Tu ajoutes que j’étais presque inédit, moi-même. Non, je ne crois pas que tu me l’aies déjà raconté, mais te rappelles-tu que j’oublie tant ?

Tandis que tu parles, je pense à ces moments à nous ; mon esprit cherche à s’accrocher à tes mots mais irrémédiablement se déplace vers ce qu’ils me rappellent et vers ce qu’ici j’aimerais en dire. Sur ton tee-shirt, il y a mes vingt ans.

Mardi 20 décembre 2022

Tandis que l’on cherche un autre film à regarder ensemble, la nuit tombée sur les oreillers, le nom de Godard apparait parmi les vignettes de Mubi. Tu as prononcé son nom plus tôt, deux fois, d’abord en sortant du cinéma — je monologuais alors vaguement sur le jusqu’au-boutisme de Dupieux —, puis durant le dîner — j’étais revenu sur ce même sujet —, de manière un peu fracassante, en le balayant. N’aimes-tu pas la douceur des points d’interrogation ?

Je m’enthousiasme alors devant l’image d’Alphaville, me retiens de dire “Ah ça c’est génial” en voyant celle de Deux ou trois choses que je sais d’elle et prononce quelque chose comme “Oh je vais te montrer un truc” en ouvrant un autre onglet à la recherche de cette scène d’Une femme est une femme où le rôti est un peu trop cuit.

Si le cinéma nous réunit là où il se veut à la marge alors je cherche à voir si on peut être aussi ensemble à cet endroit du cinéma, dans cette scène d’1min47, que j’ai vue peut-être trente fois et dont je ris encore ce soir. Pas toi.

::: Quentin Dupieux ; Fumer fait tousser

Lundi 19 décembre 2022

Alors cette langue revient par une chanson qui tourne, et tourne encore depuis des jours. L’envie de la retrouver intervient. Et dans les mots, la bleuité.

Dimanche 18 décembre 2022

Soudain te voilà, au milieu de la foule. F t’interpelle : “Tu es nouveau, toi ?“. Tu te retournes, nous regardes. Tes yeux sont d’une clarté qui dépasse tout, même les iris limpides de certains hommes du sud de l’Italie.
C’est ta première fois ici, cela fait cinq que tu passes devant et que tu n’oses pas. Ce n’est qu’un bar, pourtant. La solitude et la peur de l’affronter au milieu d’inconnus t’as fait reculer à chaque fois. Mais tu es ici aujourd’hui, et nous t’accueillons dans cette foule qui devient mon habitude, joyeuse ; tu ris avec nous, tu danses avec moi. Oh il faut parler fort, et je ne comprends pas ce que tu me murmures, soudain, là, au milieu des heures et des autres. Plus tard, dans la rue, parmi le silence, tout sera plus clair. Peut-être même tes yeux.

Jeudi 15 décembre 2022

Il est seul sur scène. Comme toujours on a attendu que le spectacle commence. Comme toujours j’étais en avance pour être assis devant. Comme parfois, je ne sais pas si j’aime ou si je n’aime pas.

Mercredi 14 décembre 2022

Et je m’endors un peu devant le film, déjà vu sur petit écran. Je n’ai rien lu à son sujet : cela aurait pu m’éclairer, me faire prendre conscience de ce qu’il fallait percevoir dans le peu ernaussien. J’aurais alors pu répéter ce que j’avais lu — donc tricher — lors de la discussion qui suivra. Car il y aura discussion. Pour cela, quatre voix — quatre regards — introduisent ou poursuivent la projection, pour nous éclairer ou nous interroger, voire pour partir quelque part  sans savoir trop où puisque je ne suis pas très attentif ; ma pensée divague.

Mais je prends le micro pour répondre à l’une des questions, celle posée par A, et dire : la volonté. Ce que rappelle ce film, c’est que, chez Ernaux, le point de départ de l’œuvre, c’est la volonté. Je prends ainsi le risque de dire quelque chose, j’aime de plus en plus ça, me jeter dans le vide au milieu d’un public, sans avoir beaucoup réfléchi. Je parle alors de mon amour pour Ernaux, mais j’avais été beaucoup plus précis avant le film, en discutant avec S, sur ce que j’appelle amour pour Ernaux.

J’ajoute, micro en main, que je m’étonne — avec le recul, je pourrais dire que je m’en émerveille — du fait qu’elle appelle son ex-mari “Philippe Ernaux”, prénom + nom, sans ajouter qu’il y a là une implacable distance, une froideur apparente qui n’est peut-être que le signe d’un respect pour son nom en tant qu’auteur à part entière : des images de Philippe Ernaux. Mort, depuis.

Aujourd’hui, devant mon écran, toujours sans avoir rien lu , je perçois mieux la complexité des images — leur riche pauvreté ? — ou la temporalité de cet objet fini — le passé en surcouche du présent / le présent en surcouche du passé. On peut en reparler ?

::: Annie Ernaux et David Ernaux-Briot ; Les Années super-8

Mardi 13 décembre 2022

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. L’aube est fraîche, l’air vif picote les joues.
::: Jean-Philippe Toussaint ; L’instant précis où Monet entre dans l’atelier.

Samedi 10 décembre 2022

Alors enfin nous nous retrouvons, quelques heures plus tard, après un film et un dîner. Encore, vous grignotez. Encore, il y aura du vin. Tu es avec A, subjuguante beauté, présence, prestance, posture, phrasé, mouvements : il n’y a pas que ses yeux, surlignés de noir, dans lesquels on se noie, hypnotisé. D’A, on pourrait faire des pages, des heures. Je suis sûr que tu pourrais, ou plutôt que tu as pu. Dans ton journal, n’y a-t-il rien sur elle ?

::: Alice Diop ; Saint-Omer

Vendredi 9 décembre 2022

Je n’ai pas assez de souvenirs d’enfance. Avant cinq ans, rien. Plus tard, quelques épisodes. Les cadeaux à l’école maternelle : j’avais eu le droit de choisir parmi les premiers dans tous les super-trucs, à cause de ma place dans l’ordre alphabétique. Les cabanes faites avec des chaises et des couvertures dans le salon de l’appartement. Les combats de boxe arbitrés par mon père entre ma sœur et moi. Je m’excitais comme un fou. En vacances en Corse (j’avais cinq ans), j’ai traité de chien le voisin avec qui on jouait. Maman m’a disputé. Je regardais les maillots de bain des hommes. Celui de mon père. Mon père était le soleil. Il n’a pas voulu de ça. Il s’est détourné de moi. Il m’a laissé. Je suis resté seul, en cendres, froid, mort. Je suis entré à la grande école, rue Milton. On s’est aperçu que j’étais très myope. Je me suis mis à porter des lunettes aux verres épais.
::: Guillaume Dustan ; Plus fort que moi

Jeudi 8 décembre 2022

Le journal inauguré en pleurs un soir de janvier parce que, comme dans la chanson, je n’ai pas pu aller au bal danser et surtout voir G., dont l’image m’obsède, ne dit à peu près qu’une chose, comment être heureuse, être aimée, malgré l’ennui, les cours, les interdictions de sortir. Je crois que l’écriture faisait toujours partie du champ des possibles, elle n’était ni nécessité ni objet de désir.
::: Annie Ernaux ; “Vocation ?” in Le Cahier de l’Herne

Mercredi 7 décembre 2022

On regarde ces photos que j’ai faites de toi. Nous sommes d’accord sur deux choses : tes yeux et puis la première image. C’est la meilleure, c’est ta préférée. Tu t’en amuses aussi : tu aimes t’y voir dans un paysage de coton. Je ne sais pas ce que tu fais de l’entièreté de tes jours mais je soupçonne que tu arpentes un peu ces paysages, que tu t’y reposes. Peut-être que tu t’ennuies souvent mais tu ne le dis pas. Parfois je dis, aux autres, que tu me rappelles celui que j’étais à ton âge, ou à l’orée de celui-ci : cette quête d’un autre cinéma, cette manière indistincte de s’habiller, cette sacoche à laquelle tu tiens. L’oisiveté née de la quête – ou de l’attente – d’un travail, je l’ai connue, aussi, j’étais un peu plus jeune.

Nous regardons le film, presque entièrement ; tu t’étais endormi si vite. Ce qu’il manque, ce début que nous ne revoyons pas, je l’ai oublié. Je creuse, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’elle fait là, elle, dans cette auberge. Je ne sais pas pourquoi j’ai oublié, du moins j’espère ne pas savoir pourquoi. Non, je ne m’étais pas endormi. Ou bien l’ai-je oublié.

::: Luis Buñuel ; Le Fantôme de la liberté