Il serait alors question de retrouver ce corps perdu, à savoir le mien, dont quelques lignes se sont évaporées au fil des mois, sans lutte.
Mercredi 26 janvier 2022
A 18h34, tu m’annonces donc que tu redeviens une absence, que nous ne sommes une fois de plus qu’une incertitude sur nos calendriers. Je n’en suis même pas las, je me suis habitué à ce que nous sommes, ce presque rien duquel, sait-on jamais, surgira peut-être quelque chose, mais je n’y crois que peu.
Plus tard, T me fait lire ce texte qui parle d’amour. C’est beau. C’est juste : il parle d’eau là où d’autres y voient du feu. Je lis le texte deux fois, pour retarder un peu ce que je dois en dire. C’est une épreuve pour moi de dire ce que j’en pense, je ne sais pas faire ça, je ne sais pas, mais je trouve quelques mots et puis l’on parle encore. Je lui dis par exemple combien mon regard sur les haïkus a évolué. Ainsi, mardi soir, en lisais-je certains plusieurs fois d’affilée, renversé par leur beauté, quoi qu’il fût périlleux d’être renversé sur un fauteuil de bureau.
Mardi 25 janvier 2022
Tu me proposes alors un ciné, sans être sûr toi-même de pouvoir y aller : il faudrait lutter contre la fatigue. Nous n’irons pas.
Lundi 24 janvier 2022
Le Japon, donc, était entré chez moi bien avant que je m’y rende. Le thé l’après-midi par exemple, je le bois depuis toujours dans un service que mon arrière-grand-père rapporta de Kobe. Peintes à la main, les tasses et sous-tasses, toutes uniques, représentent le même motif : un lac, des pins, les fleurs roses d’un pêcher, des jeunes femmes assises sur un carré de mousse vert pâle. Au loin des montagnes frémissent dans la brume. La minutie d’un monde en miniature, comme les objets japonais, les jardins japonais, et le Japon lui-même.
::: Christian Garcin ; Carnet japonais
Dimanche 23 janvier 2022
Samedi 22 janvier 2022
On danse, le plus souvent, pour être ensemble. On se met à plusieurs. Les corps s’approchent les uns des autres, vont et viennent sans ordre préétabli mais avec la même obstination dans le tour et le retour. Ils se frôlent,se frottent, se désirent, s’amusent, se déchaînent. C’est une fête. C’est une variante de parade sexuelle. Ou bien les corps s’approchent les uns des autres, mais pour se mettre en ordre sous la baguette d’un maître de cérémonie, pour aller du même pas dans la même direction. C’est une variante de parade militaire, autre genre de fête. Cela va des défilés de Nuremberg jusqu’aux grandes mises en scènes olympiques, en passant par les souriantes chorégraphies hollywoodiennes (mixtes de parade sexuelle, de parade sportive et de parade militaire). Innombrables fêtes rituelles, réjouissances convenues, processions funèbres, grandes prières dansées où toute une société fait masse et se commémore. Innombrables rites de passage fondés sur un pas commun. Une anthropologie – le projet d’envisager la condition humaine en tant que telle, pour ce qu’on appelle sans doute bien prétentieusement, une « science de l’homme » – ne peut même pas commencer sans se poser la question, cruciale, de la danse. On découvre un peuple, souvent, en commençant par s’étonner de sa façon de danser.
::: Georges Didi-Huberman ; Le Danseurs des solitudes
Nous nous étions mis à discuter ; d’abord M et moi nous étions salués, puis B s’était retourné. Nous faisions alors la queue pour boire un verre au bar de la Manufacture après le spectacle. Le spectacle était émouvant et fort, l’auteur et acteur y raconte l’homophobie et le racisme qu’il a subis, mais mon voisin de gauche, à la fin n’avait pas salué. J’avais trouvé ça gênant, qu’il n’applaudisse pas du tout, au moins par respect pour « ça », mais son corps aussi m’avait gêné durant les 45 minutes du spectacle – et mon envie de pisser, aussi.
M et B lorsque je les ai côtoyés, n’étaient déjà plus un couple d’amoureux, mais vivaient encore ensemble. Nous nous connaissons peu. Nous avions partagé quelques moments ensemble et puis j’avais décidé un jour de plus les voir pour les mêmes raisons qu’on arrête une relation amoureuse : « ça ne le faisait pas ». Je l’avais écris à B, le 9 juillet 2020, par un froid mais réaliste « Je prends un peu de distance avec un certain nombre de relations amicales« .
Nous voilà, donc, près de la table où l’on vend des livres, nous discutons du spectacle, et je dis que non, je dis que je résisterai, que je n’achèterai pas de livre. Et puis il y a ce Didi-Huberman, je ne sais pas de quoi il parle, j’aime le titre, je l’achète. Je dis que c’est héréditaire. Mais chez moi, c’est à plus petite dose. Et puis mon père n’achetait pas des livres pour la même raisons que moi. Je crois que la différence, elle est comme dans le studium et le punctum de Barthes, dont nous avons parlé avec T mardi soir au milieu d’autres sujets de conversations. Mon père aimait les livres « studium », qui apprennent quelque chose, qui décrivent. Je suis dans le « punctum », il faut que quelque chose me « pointe ». Bref, je divague.
Vendredi 21 janvier 2022
Je pars dîner chez C. Il y aura J, bien sûr, mais nous trois seulement. Je ne prends pas mon appareil photo. Je ne prends plus mon appareil photo. C’est un mélange de lassitude et d’envie, l’envie de « faire autrement / passer à autre chose / regarder à un autre rythme. » C’est aussi dû à une espèce de nausée devant toutes ces images faites et stockées pour « pas grand chose » sur un ordinateur qui étouffe. Un ras-le-bol doublé du besoin de me concentrer au maximum sur les images qui constitueront le projet multi-expositions qui débutent le 7 mars. C’est aussi une forme d’expérience – déjà vécue. C’est un besoin de légèreté. Aussi je regarde les jours vides, du 10 au 14 janvier : c’est une respiration.
Jeudi 20 janvier 2022
À cet âge où se développent toutes les grâces de la femme, je n’avais ni cette allure pleine d’abandon, ni cette rondeur de membres qui révèlent la jeunesse dans toute sa fleur. Mon teint, d’une pâleur maladive, dénotait un état de souffrance habituelle. Mes traits avaient une certaine dureté qu’on ne pouvait s’empêcher de remarquer. Un léger duvet qui s’accroissait tous les jours couvrait ma lèvre supérieure et une partie de mes joues. On le comprend, cette particularité m’attirait souvent des plaisanteries que je voulus éviter en faisant un fréquent usage de ciseaux en guise de rasoirs. Je ne réussis, comme cela devait être, qu’à l’épaissir davantage et à le rendre plus visible encore.
::: Herculine Barbin ; Mes souvenirs
Mercredi 19 janvier 2022
Ton visage me semble porter des taches de rousseur que tu n’as pas habituellement, mais je te dis « Joli tricot », pour signaler que j’ai bien vu ce que tu portes, et que tu n’avais pas hier non plus. Insolence, encore. Et puis l’on repart, chacun dans sa direction.
Mardi 18 janvier 2022
Je ne te dis pas tout de suite que non, ces livres ne sont pas à moi. Je réponds que oui, j’aime lire. Depuis quelques temps, de surcroît, la petite table devant la fenêtre et la grand table au milieu du salon sont recouvertes de livres – romans, essais – ayant pour point commun le Japon : me voilà encore et encore construisant cette « promenade littéraire » que j’aurai l’audace de proposer le 23 mars, promenade assise et l’assistance m’écoutant.
Les livres donc, et cette question un peu plus tard que tu me poses : quel est mon auteur favori. Je bredouille quelques noms, il s’agit de savoir de quoi l’on parle : celui dont j’ai lu tous les livres – personne en l’occurence, j’ai échoué devant les premiers Echenoz – ? celle qui parle ma langue ? celui qui fait référence ? celle qui me fouette de ses fulgurances ?
Toi, c’est Sartre dont tu as lu tout les livres. Ta jeunesse – à laquelle, encore une fois, j’accole l’adjectif « insolente » – est riche d’une curiosité, d’une étendue et d’une aisance que j’ai rarement côtoyée. Et puis tu souris encore.
Lundi 17 janvier 2022
Nous revoilà ensemble dans une quête de vêtements entamée la veille de mes premiers symptômes. Cette fois-ci, les losanges multicolores offrent quelques ristournes intéressantes à qui veut en profiter, et non pas aux clients déjà encartés dans quelque fichier stocké on ne sait où. Ton corps s’impose ainsi, notamment sa partie haute dans tout ce qu’elle a de plus colossale voire bestiale lorsque tu essayes un blouson ou, bien plus encore, ces tee-shirts pour lesquels tu choisiras un M indécent et ce jaune que j’aime tant et qui, sur ta peau, offre une autre adéquation que sur la mienne. Nous voyant ainsi ensemble, se souvenant peut-être de nous, quelques vendeurs – la clientèle se fait rare – doivent me trouver chanceux. L’un, agenouillé, épinglera le bas d’un jean dont les 1 ou 2% d’élasthanne m’agaceront et me feront économiser une somme déjà dépensée dans un superbe polo Fred Perry – nommer une marque me fait tout de suite penser à Brett Easton Ellis – qui probablement, comme ses congénères dans mes tiroirs, durera douze ou quinze ans, peut-être plus, allez savoir, polo qui me fera apercevoir mon buste dans le miroir de la cabine d’essayage et une grimace sur mon visage : je ne suis point colossal.
Dimanche 16 janvier 2022
Samedi 15 janvier 2022
Et puis sortir de sa tanière, hésitant, comme j’hésite à refaire sortir les mots et les images.
Dimanche 9 janvier 2021
… duquel je m’extrairais à peine, jusqu’au lendemain à 15h07.
Samedi 8 janvier 2022
Ce n’est pas une surprise à 8h14 quand, fébrile, je parviens à lire les 38,1°C qui s’affichent sur le petit écran du thermomètre dont la petite sonnerie surexcitée vient de signaler que quelque chose cloche. Ce n’est pas plus une surprise quand l’auto-test laisse apparaître à 12h04 deux petites barres rouges au lieu d’une seule et donc fatalement, je suis déjà blasé quand le SMS de la pharmacie, où le pharmacien aura tout de même réussi à me faire rire malgré mon mal de tête et la déception d’avoir loupé le cours de photo, m’annonce à 15h18 que mon résultat est positif et me confirme que je vais retourner dans mon lit…
Vendredi 7 janvier 2022
Tu reviens toi aussi, des mois plus tard. Nous parlons de ce qu’est être fils, dans ces moments que nous avons récemment traversés, toi et moi, différemment. Avant de partir, tu me dis des choses très gentilles sur moi, bien sûr tu parles aussi d’E, qui en disait dis-tu, tu dis ce qu’il disait ou quelque chose comme ça. Je bafouille quelque chose en retour, c’est trop tard, c’est toi qui a pris de l’avance, pourtant je le pense mais je ne sais pas très bien faire, dire des choses gentilles, ça sonne faux pour peu que j’hésite un peu en cherchant les mots justes. Encore faut-il qu’ils viennent, les mots. C’est comme ici, parfois ça ne veut pas.
Jeudi 6 janvier 2022
Mercredi 5 janvier 2022
Il y a ces images du 5 juin 2021. La lumière y était belle. Je les regarde, cela faisait longtemps, j’aimerais que tu reviennes mais ce ne serait peut-être pas aussi bien, pas aussi léger. Comme avec d’autres, nous nous attendons, nous nous échappons : « Une prochaine fois », nous écrivons-nous souvent. J’aime la pose que tu prends sur la 5369, sur la 5381. J’aime l’ombre de la 5226.
Je sais que je veux aller vers ça, sans que ça ait du sens.
Pourtant je les regarde en pensant au thème imposé du cours de photo : « Habiter ». Il fait nuit, l’appartement n’est pas rangé, il est presque impossible de refaire les mêmes images, avec moi, là, à ta place. Et puis, il en faut, du sens. Alors je creuse, un peu ailleurs. C’est difficile. Je sais vers quoi je creuse, vers ce qu’habiter veut dire pour moi, mais je ne sais pas le dire, pas tout à fait. Je m’étonne presque de ne pas trouver les mots. J’ai l’impression que je ne sais plus vraiment les trouver.
Mardi 4 janvier 2022
Arrêter ?
Ça, là, sous vos yeux, l’arrêter ?
Lundi 3 janvier 2022
Ainsi vous réapparaissez, l’un après l’autre, comme si 2021 ne voulez pas tout à fait finir. Ou bien était-ce 2020 ?
Dimanche 2 janvier 2022
Samedi 1er janvier 2022
Vendredi 31 décembre 2021
Je suis là, 18 chemin V. Je ne pouvais pas être ailleurs. J’avais dit, il y a quelques jours, que je pouvais être seul ce soir de réveillon, seul avec un film ou peut-être deux, le genre de film qui détermine la raison d’être du cinéma, qui vous enveloppe et vous habite. Seul et bien, à peu près bien, bien comme on peut l’être dans ces cas-là, à regarder l’année passée, à creuser un peu perdu dans les souvenirs pour y revoir quelques sourires, pour se rappeler qu’on a pleuré de trop aimer. Mais non, je suis là, je ne pouvais pas être ailleurs.
Dans l’après-midi, nous avons longuement marché, c’était bien, simple, un peu long dira-t-elle, et dans cette promenade on a puisé la joliesse de ce qu’est être ensemble. Il faisait bien trop chaud, et j’ai arpenté des chemins étonnamment nouveaux, le petit Poucet y avait semé des souvenirs, ceux de maman, un peu des miens comme chez Ferret, parce que c’est là que Nicole habitait. Je n’y étais jamais venu.
A 23h56, dans mon lit d’1m20, au bout d’une page de pas grand chose dans le carnet noir – deuxième tome -, j’écris sur le 26 novembre, et ces moments dans la chambre d’hôpital, que je pourrais appeler des apnées sensorielles – mais l’expression ne convient pas vraiment -, durant lesquels je n’ai pas su quoi dire ni faire, et que j’ai oubliés.
Et puis l’année s’arrête.
Jeudi 30 décembre 2021
Je regarde, encore et encore, les images. Je comprends que j’ai tout de même produit, lors de mes séjours là-bas, quelques jolies images que j’avais pour certaines oubliées comme un jeune homme lisant au fond d’un bar en août 2011, les yeux d’un petit garçon dans un rolling sushi bar en juillet 2012, les brumes sur le Chuzenjikô en octobre 2014, des mains qui prient en avril 2015, une petite fille sage sur les bords de la Kamo en avril 2018. Ces exemples sont doux, je les mets de côté. A jamais ?
Mercredi 29 décembre 2021
Je regarde, encore et encore, les images, pour finaliser le projet d’exposition qui approche : ce sera en mars prochain. Je comprends que j’ai produit, lorsque j’ai vécu là-bas, énormément de photos extrêmement mauvaises. Mais alors vraiment, vraiment beaucoup. Que j’ai gardées et que je regarde, aujourd’hui, plutôt horrifié. Je suis alors face à la fragilité de ma photographie, qui, me dis-je, doit plus au coup de bol qu’à un vrai talent, mais si j’dis ça, je casse mon image, ce s’rait dommage, ce s’rait dommage, alors je réfléchis un peu et je me rappelle que le piège du Japon en y arrivant en 2014, c’était ce sentiment que je ne savais pas quoi en faire : c’était devenu un espace quotidien dont l’anodin était censé être derrière l’objectif, mais c’était encore une grande inconnue, j’étais perdu et je crois que mon regard s’y heurtait. Soudain, je n’étais plus face à la surprise de l’été 2011 qui donna quelques images fortes, et pas encore dans cette espèce de quête ascétique du printemps 2017 qui donna à nouveau quelque chose, quelque chose que j’aime énormément et qui atteindra une force de sécheresse visuelle sur quelques images, m’offrant pour mars un lien évident avec les haïkus : rien de pesant, rien de solennel, rien de convenu, comme il est écrit dans la préface de l’anthologie du poème court japonais.
Je ne t’en dis rien, de tout cela, tandis que nous déjeunons. Je n’y pense pas. Peut-être que cela m’épuiserait, dans ta langue. Et puis soudain, tu te rappelles ce que tu as oublié de me raconter : tu as enfin dit à ta mère qui tu étais et pourquoi tu l’appelais peu pour ne pas devoir mentir. Enfin tu es devenu toi, au bout du téléphone. Devant moi, en le racontant, peut-être l’es-tu aussi, encore plus, toi. Tu me souris comme peut-être tu n’as jamais souri. Pourtant il y a d’autres histoires, un peu moins souriantes, ou d’un sourire grinçant : il y a vous, lui et toi, et toutes ces griffures. Je te regarde. Tu es beau. Tu portes un pull coloré, quelque chose entre le vert et le bleu, éclatant, se mariant subtilement avec ta peau. Je ne pense pas à te photographier. Comment est-ce possible ? Je te parle pourtant du portrait de Julia. Je te parle pourtant de mon aisance grandissante devant les visages. Le tien se dérobe-t-il ? Non, c’est ainsi si souvent.
Mardi 28 décembre 2021
Les tremblements de terre hebdomadaires du Kansai, qui faisaient pleurer d’angoisse ses deux aînés, n’avaient aucune emprise sur lui. L’échelle de Richter, c’était bon pour les autres. Un soir, un séisme de 5,6 ébranla la montagne où trônait la maison ; des plaques de plafond s’effondrèrent sur le berceau du tube. Quand on le dégagea, il était l’indifférence même : ses yeux fixaient sans les voir ces manants venus le déranger sous les décombres où il était bien au chaud.
::: Amélie Nothomb ; Métaphysique des tubes
Mais comment puis-je nous taire ?
« Tu parleras du tapis« , me dit E, quand je lui dis qu’il sera difficile de ne pas parler de toi. Alors, dois-je y glisser notre poussière ? Puisque quoi qu’il advienne, c’est ainsi que retournerons.
Lundi 27 décembre 2021
Biiiiiiiiiiip*
* Bruit du radiateur se répétant ad radbolam jusqu’à ce que je considère qu’après tout il ne fait pas si froid.
Dimanche 26 décembre 2021
Samedi 25 décembre 2021
Quelques années plus tôt, un soir chez moi, une voix intérieure m’avait traversé et dit : Tu mourras jeune, tu dois écrire.
J’avais accueilli cette voix avec tranquillité, elle était inaudible et sans mot mais distincte, et j’avais pensé : C’est sans doute cela un ange.
Pourquoi ne pas admettre que les anges existent ? Non des créatures surnaturelles mais es émanations tranchantes d’une réalité en train d’advenir et qui nous échappe encore. Voix de ce qui ne vient peut-être pas à la conscience que comme une urgence, cri fendant le mur de l’inconnu. Pas besoin d’ailes ni de plumes, de trompettes ni de tremblement du sol, seulement des mots muets, légers d’un sens écrasant. Je n’avais pas posé de question. N’y a-t-il pas de l’impudeur à interroger l’évidence ? J’avais parlé seulement dans le vide, rien n’avait répondu ; le silence résonnait au battant d’une certitude : ce qui aurait pu m’effrayer me soulageait comme seule peut soulager vraiment la vérité – même si on ne la désire pas. C’était un avertissement et un ordre, et aussi, du moins l’avais-je entendu ainsi, une promesse : être écrivain, c’était bien plus qu’écrire mais sauver ce qui vous appartient de plus intime et donc on découvre qu’il n’est pas à soi.
::: Patrick Autréaux ; Se survivre
Il y a des jours où le récit pourrait s’allonger facilement, comme cet extrait ci-avant, puisque il y a tant à dire.
Puisque c’est Noël mais qu’il n’y a rien à fêter, rien à fêter depuis quatre semaines et un jour. Alors nous célébrerions, puisque ce verbe est là pour cela, le fait d’être ensemble, d’être famille, avec notamment un nouveau visage, le nouveau petit ami de ma nièce, gouailleur comme on aime toujours en avoir à table, malgré cette audace qu’il a de me me vouvoyer – je doute que cela durera. Mon père est dans les mots, l’absence, le vin du nom de Guitres, la bûche qu’il aimait tant, il est dans ce qu’on ne dit pas, cette lutte qu’on a ensemble contre l’adversité de la mort, cette lutte qui nous pousse à nous réunir malgré tout, malgré le fait de ne pas vouloir ça, nous épuisant à pousser la mort du coude pour lui dire qu’on fait encore famille, nous épuisant à nous dire qu’il est encore là, autrement, mais là, nous épuisant à inventer d’autre formes de présences pour continuer d’avancer. Le deuil de mon père n’est pas à proprement parler douloureux, il est, je le répète, sournois, ou peut-être comme une présence juste à côté de vous, qui passerait son temps à vous pousser pour dire, eh, je suis là, mais autrement.
Puisque après que nous nous étions retrouvés seuls tous les deux, maman – j’oscillerai sans cesse entre « maman » et « ma mère » – et moi, des objets sont arrivés dans la conversation. Et puis nous sommes montés. On les a regardés. J’en ai découverts. On a parfois eu du mal à ouvrir ces vieilles boîtes de tabac à pipe dans lesquelles gigotaient de vieux francs oubliés.
Puisque après plusieurs clics j’ai supprimé le compte Facebook de mon père. J’ai supprimé cette fenêtre, petite, certes, qu’il avait sur un autre monde, qu’on dit virtuel mais qui est bien réel, qui donne du liant. Et j’ai supprimé mon père, oui c’est cela, c’est l’impression que j’ai eue, de l’effacer, lui, à nouveau, les yeux humides, la gorge serrée, laissant échapper quelque onomatopée aux sens multiples (quelque part entre le dégoût et l’expression de l’improbable) et à l’orthographe incertaine – pffoouuhhff, peut-être -, là, devant l’ordinateur blanc et ma mère derrière moi, au milieu des milliers de livres et de disques, au milieu de son monde, réel, bien réel celui-là.
Vendredi 24 décembre 2021
Revenir. En ce lieu que j’appelle encore « chez mes parents », sur les mots et les moments, sur ce qu’il aimait (tel dessert) ou n’aimait pas (les fruits).
Jeudi 23 décembre 2021
Et chez Pariès ça me reprend devant les gâteaux basques individuels, ce sentiment qu’il m’est impossible d’en acheter : j’ai envie d’en manger un mais en même temps pas envie. Je bloque en pensant à mon père qui aimait ça. Il y a là, c’est évident, une forme de culpabilité d’être « bon vivant », formule intéressante et décorticable à souhaits.
Mais – heureusement ! – ça ne le fait pas avec les chocolats – dont pourtant il raffolait – ni, je crois, du moins pas aussi fortement, avec quoi que ce soit d’autre – Combien de fois maman a dit « Il est gourmand comme une vieille chatte. » -, ce qui me permet de continuer à manger et à boire, voire même, comme vous pouvez le constater, de plaisanter légèrement.
Lui rends-je ainsi hommage ? C’est bien mon intention, car je repense à Desproges, qui riait de tout et même de sa propre mort, et dont mon père raffolait, même si mon père préférait – nous n’en avons jamais parlé mais j’en suis persuadé – l’absurde Desprogien et surtout l’incontournable Minute Nécessaire de Monsieur Cyclopède à l’humour noir, car à ma connaissance mon père n’a jamais ri de la mort de qui que ce soit et encore moins de la sienne. J’ai appris récemment qu’il détestait les scènes violentes dans les films, mais le rapport entre mon père et le cinéma étant très très très distendu – sa dernière référence cinématographique étant Blow Up, que ma mère a donc dû subir à l’époque et qu’il faudrait que je revoie – j’ignorais ce détail qui n’en est probablement pas un.
En tout cas, je pense vraiment que je ne serais pas tout à fait la même personne si je n’avais pas regardé, à l’âge de 8 ans, La Minute Nécessaire de Monsieur Cyclopède avec mon père. Étonnant, non ?
Mercredi 22 décembre 2021
Il y a des moments où ça me traverse. En sortant du travail, par exemple, je rejette l’idée d’acheter des gâteaux basques : ça ne me semble plus possible.
Je sais qu’il faut que je relise La Place*, d’Annie Ernaux, mais ce n’est peut-être pas une raison pour écrire des phrases comme celle qui précède, que je trouve très « à la Ernaux ».
* Et non pas Le Drap, d’Yves Ravey, lapsus dû au fait que les deux livres parlent de « ça ».
Mardi 21 décembre 2021
Alors il revient pour que je fasse des images de lui, il a un peu changé depuis la dernière fois, deux années peut-être. Mais comment avais-je pu oublier ce regard ?
Lundi 20 décembre 2021
Je te raccompagne à la gare, plus tôt que ce qu’il était prévu : les trains ont quelques aléas qui font que parfois nos emplois du temps déraillent un peu. Il fait froid. Tu me prends par le bras. Je ne cherche pas de sens à ce geste, du moins je me méfie du sens qu’on pourrait lui donner un peu précipitamment et qui complète simplement ce qu’il y a derrière nous, c’est-à-dire tout l’inédit de cette journée, de cet ensemble que nous avons été. Il y a eu les mots, les attentions, les conditionnels et puis voilà, domani est un autre jour, et 2022 une autre année.
Dimanche 19 décembre 2021
Finalmente!
Samedi 18 décembre 2021
Rendez-vous photo. La prof demande d’écrire, sur un bout de papier, notre état actuel. Plusieurs adjectif me viennent. J’écris : « en attente ». C’est le début du cours, je suis en attente, optimiste, heureux d’être ici et de voir ce que cela va donner.
Cette fois, mon binôme sera Julia… et non pas J puisque je me demande de plus en plus pourquoi je ne mets dans ce journal que les initiales.
C’est en discutant avec elle que je réalise que je suis aussi en attente de demain, d’ailleurs juste avant 10h, tu m’as écrit « -1 ». Écrire « tu » te donne une place et m’évite d’écrire ton prénom. Je souris.
C’est elle, d’abord, qui me prend en photo. Sur son papier est écrit « Inquiétude. Énergie. » Elle m’explique. Je me prête au jeu, j’aime notre dialogue, me voici assis dans un caddy éventré, et entre deux éclats de rires j’essaye d’avoir l’air inquiet. J’aurai plutôt l’air inquiétant sur la photo qu’elle choisira, le regard un peu perdu, un peu fou, nous en rirons. Puis c’est elle qui pose, dans son pull en mohair rose. Je lui dis de sourire un peu, de regarder vers la gauche. J’ai déjà l’habitude des portraits, je suis à l’aise, je sais ce que je veux, et le plus difficile c’est… que ce soit net.
Et le cours suit son cours, je suis vraiment content d’être là, de partager, même si parfois je trouve que je devrais me taire, d’écouter ce que les autres disent de mes images. J’aime cette confrontation, cette prise de risque, mes incertitudes. J’aime dire que j’aime beaucoup telle ou telle image. J’aime aussi quand Rosalie dit « c’est beau » en voyant ce que j’ose montrer. J’aime être là. J’aime ces gens avec moi. J’aime t’attendre, je crois.
Vendredi 17 décembre 2021
Je rentre épuisé, grignote à peine, et, comme une autre forme de méditation après le Miserere d’hier, choisis de regarder La Dernière Piste, film vu sur grand écran à sa sortie et dont j’ai le souvenir d’un « Wow ».
Et ?
Wow.
Et puis Meuh aussi.
Jeudi 16 décembre 2021
C’est après le dîner, alors qu’on a parlé des musiques, que S met le Miserere. C’est peut-être ce qu’il me manquait, depuis ces jours, un recueillement dans la musique sacrée.
Mercredi 15 décembre 2021
Soudain sur l’écran, les photos du 28 juillet dernier. Je les avais oubliées ; je cherchais autre chose. Photos de famille en petit comité avec ma sœur ainée et O : j’en fait 7, en commandant mon appareil photo depuis mon téléphone. Sur la première et la deuxième, mon père, insouriant. Ce mot n’existe pas mais c’est ce qu’il me vient à l’esprit en voyant son visage. Sur les suivantes c’est différent, le sourire est là, léger, discret. Mais c’est sans importance. Je regarde ces photographies avec une émotion inconnue, sur laquelle je n’arrive pas à mettre le mot de tristesse, c’est un peu comme si, quelque part en moi, j’étais légèrement aspiré par le vide créé par l’absence : il est sur ces images, et ce sont, les dernières que j’ai de lui. Il est sur ces images, je le regarde fixement, comme si je prenais conscience de la place qu’il avait, comme si en même temps il ne pouvait plus y être, sur les photos. Sur la dernière je crois qu’il se force à sourire, ça fait comme une grimace, lui qui posait si facilement, lui si photogénique, disait toujours ma mère.
Lors de mon séjour de mi-septembre, en effet, je n’ai pas fait de photo de lui. Il y a cependant 4 images de maman, que j’ai surprise à travers la fenêtre. Elle sourit dans un mouvement, dans un signe de la main. Et c’est joli et doux.
Mardi 14 décembre 2021
Et non, nous ne faisons pas d’images ; bien sûr il promet de revenir.
Lundi 13 décembre 2021
Sur France Culture, il y a alors ce documentaire sur le Sida. C’est une pièce de plus à ce puzzle : j’ai grandi en sachant que la mort existe. Je me souviens que le Sida avait été le sujet que j’avais eu à présenter devant la classe, probablement en quatrième. Je me souviens de quelques bribes : ça ne s’attrape pas par les moustiques ou en s’asseyant sur les toilettes, disaient les livres et avais-je répété. Le reste n’est plus dans ma mémoire ; les morts n’y sont pas. J’ai grandi avec la mort des enfants en Afrique, avec les images des camps de concentration du musée de Brive-la-Gaillarde – j’ai 12 ou 13 ans -, et surtout avec l’idée qu’on peut mourir comme ça, sans prévenir, comme mon grand-père, à 56 ans. Toute notre vie est un sursis permanent ; il me semble mon père a exprimé cela, un jour, après avoir dépassé l’âge de 56 ans, l’idée d’un sursis. Je l’ai peut-être inventé, mais… ça lui ressemble.
Il y a alors ce moment où je me déplace et où je nous regarde face à l’inéluctable, oui nous.
Dimanche 12 décembre 2021
La chanson passe. La chanson, à chaque fois que je l’entends – et donc souvent – me fait penser à A. Or cette fois je suis ici, dans cet appartement. C’est ici que, pour la première fois, nous nous étions réveillés l’un avec l’autre, le 13 avril 2019. Ces souvenirs sont encore vifs : il reste des images de nos sourires et de ses cheveux noirs sur les oreillers blancs. Je suis impuissant devant cette légère tristesse qui s’accroche, et qui revient comme ça, au gré des signes. Je me demande si elle restera encore longtemps. Je me demande si l’absence d’A peut laisser à d’autres émotions toute la place dont elles ont besoin. Je pense à Sophie Calle, aussi.
Et puis je pars. Je vais au Bal, c’est tout là-bas. Je sais qu’il y est question de corps, en souffrance ou quelque part absents et qui dansent malgré cela. Sur place c’est beau, tristement beau, dur, fort, c’est presque trop bien filmé. Il y a une femme qui pleure après qu’on l’a soulevée, elle dansait dans les airs et dans les bras qui la portaient.
Le reste de la journée, les images sont en moi. C’est pourtant un dimanche à Paris, c’est Noël, et c’est la foule encore et l’amitié m’accompagne, du moins un petit cercle qu’on pourrait dire « de privilégiés » mais c’est moi qui le suis. Dans la sagesse de N, place de l’opéra, dans ses mots, je puise cette idée que j’ai eu un rôle pour les générations qui m’ont précédées, les rapprochant par ce que j’ai écrit. Dans le brouhaha et les klaxons, ce qu’il dit est fragile, tout comme mon attention.
Samedi 11 décembre 2021
Quais de Seine, vers le Trocadéro. Je marche depuis le Castel Béranger, sans trop savoir jusqu’où si ce n’est que j’ai rendez-vous à 17h au Père Tranquille.
Je pense soudain que j’aurais pu aller sur le pont du Garigliano, rendre hommage à mon grand-père puisque c’est là qu’il est mort, le 21 octobre 1965. Rendre hommage à, comme écrit l’autre jour, ce lieu où l’on se retrouvait, mon père et moi, et cette date. J’aime l’idée que nous soyons des lieux où d’autres se retrouvent, je ne sais pas si cela a du sens, si ce n’est pas de ma part un fichu effet de style dans lequel je m’empêtre.
Dans ma tête, au milieu de la foule, les mots de mon journal s’écrivent alors. Au milieu de la foule, j’hésite à les dicter dans mon téléphone ; tant pis, ils s’évaporeront.
Vendredi 10 décembre 2021
Je suis sur ton canapé, dans cet appartement où nous n’avons pas vécu ensemble et où tu vis dorénavant et jusqu’à toujours. Je te parle de moi, de mon père, de ma mère, des mes sœurs, ainsi nous dialoguons, tu as vécu cela, tu me rapportes les dernières paroles de ton père, moi je ne les sais pas, je les ai oublié les derniers mots qu’il m’a adressé, ou au moins la dernière fois que j’ai entendu sa voix, derrière celle de maman, je ne sais pas quand c’était. Il y a peut-être un indice dans le carnet noir, mais cela m’étonnerait. « J’ai oublié » : comment de fois je les prononce, ces mots, chaque jour. Tout s’étiole. Et nous parlons encore.
Et puis je te laisse, je marche à travers le dix-neuvième arrondissement pour arriver chez B ; trente et quelques minutes. J’aime être chez B, souvent il n’est pas là, il me prête cet endroit où il vit, c’est chaleureux et calme, il y a comme une forme de pureté chez lui ; et tout est bien rangé. Depuis la dernière fois, les plantes ont quitté la table, toute une étagère les accueille, près d’une fenêtre. Le temps glisse ; en écrivant ces mots je pense à son lit confortable : le matelas ferme, la couette lourde. Et il y a ce silence.
Jeudi 9 décembre 2021
« Au bout du téléphone, il y a votre voix…« , aurait pu dire Françoise Hardy, entre 14h05 et 14h11. J’étais dehors, il faisait assez froid, ma réunion s’était terminée, alors comme convenu je t’avais appelé mais… ma réunion avait commencé une heure plus tôt.
Alors au bout du téléphone, il y a ta voix qui me dit que vous n’avez pas encore déjeuné, que le steak n’est pas cuit, mais qu’on peut parler. Et puis elle intervient, de sa voix d’enfant, derrière toi, elle te demande avec qui tu parles, c’est joyeux, tu lui dis que je parle italien alors qu’elle peut me saluer… mais non, elle rebrousse chemin et puis le steak est cuit.
Mercredi 8 décembre 2021
Je connais bien cet endroit, c’est-à-dire son emplacement et l’ambiance qui s’en dégage : j’ai habité tout près. Jamais je n’y suis rentré, c’est toi qui l’a choisi, tu m’as écrit qu’il était tenu par deux lesbiennes et qu’elles avaient de la Guinness. Gayness, j’ai répondu. Lorsque j’arrive tu es déjà là, attablé, tu tournes le dos à l’entrée, position qui m’étonnes un instant, comme si tu ne m’attendais pas.
Mardi 7 décembre 2021
Une fois couché, j’ouvre le carnet noir, j’y écris des questions qui n’auront jamais de réponses. Et puis après les mots, ce sont les larmes qui sont sortent. La lumière est éteinte, je voulais dormir. Cela fait, je crois, une semaine qu’elles n’ont pas coulé. Elles sortent, s’expulsent, comme le 26 au matin, bruyantes, violentes.
Je crois que j’ai besoin de ne pas oublier ce moment dans la nuit alors il est ici, lui aussi, comme les autres émotions reportées depuis 4 jours. Je crois que c’est ici, et pas caché dans l’intimité d’un carnet, pour dire au monde que « ça a eu lieu » – que disait Barthes sur les photographies et le « ça a eu lieu » ? – et parvenir à refaire cohabiter le quotidien et « ça », parvenir à parler de l’incongruité de mon attente, de l’insistance de la pluie, d’une chanson qui passe ou bien des corps absents.
Lundi 6 décembre 2021
Écrire, photographier, comme exprimé hier, j’ai comme l’impression que je n’en ai pas le droit, que mon deuil devrait forcément passer par la douleur et des jours blancs sans mots ni images. Mon deuil s’exprime autrement que par la douleur, il creuse quelque part dans le silence alors je me dis qu’il pourrait tout de même laisser la place à des images. Les mots, au moins, ils sont ici… mais que dire d’autres ? Qu’oserais-je dire d’autre ?
Mais pourquoi les deux ne peuvent pas cohabiter ? Pourquoi faudrait-il seulement recouvrir « tout cela » par le travail ? Pourquoi ai-je l’impression que j’ai le droit de bosser (comme un âne, de surcroît) mais pas de créer ? Pourquoi ai-je l’impression que j’ai le droit de rire (parce que c’est une émotion non contrôlée ?), d’aimer (parce que…), mais pas de créer et de montrer ici des images et des phrases qui parleraient d’autre chose que de la mort de mon père, alors qu’évidemment il y a autre chose, il y avait cette fille au téléphone dans le tram par exemple.
Alors ici, au soir du 6 décembre, après avoir (partiellement) exprimé cela à ma sœur, j’écris mon journal du 5 décembre et celui du 6, pour me dégager de cette forme d’injustice qui soudain me met en colère, une colère que j’exprime à moi-même à haute voix dans mon appartement et à U dans des messages vocaux dans lesquels je dois lui sembler un peu fou. Il faut que ça sorte, tout ça.
Alors ici j’écris que je vais reprendre les images, raconter les gens, la fille dans le tram, raconter l’attente et peut-être ta voix. Du moins le veux-je. Le vais-je ?
Dimanche 5 décembre 2021
Je marche. Un peu plus tôt j’ai déjeuné chez I, avec P, j’avais apporté des cèpes, je suis repassé chez moi, et puis je suis ressorti, me disant qu’il y aurait probablement quelques skateurs à regarder pour remplacer l’ennui par l’admiration. Je me sens seul. On pourrait même considérer que je me fais passablement chier, quand bien même je dis toujours que je ne me m’ennuie jamais. Penser à sa propre solitude, et se demander ce qu’on pourrait en faire, c’est déjà avoir une occupation. F devrait être là, sans doute nous ririons puisque je n’ai pas arrêté de rire. Je porte mon gros blouson en motifs camouflage pixellisés, ça crée quelques liens : un type est venu me parler tandis que je regardais quelque jeunesse virevolter sur roulettes, on a échangé quelques phrases, il était amusant, il était la représentation même de l’adjectif « cool » (dreadlocks, etc.) et puis il est reparti. Puis moi aussi…
Nous en sommes là : je marche. Je me dirige vers chez moi. Quelque chose soudain me traverse, comme une prise de conscience de ce qu’il est advenu et de l’absence définitive de mon père. J’ai beau n’avoir que « ça » en tête depuis 8 jours, cette fois-ci c’est différent. Sur le moment, je ne sais pas trop décrire ce que je ressens, mais c’est que je perçois, vaguement, le définitif.
(En écrivant ces mots, je comprends que depuis 8 jours mes émotions naissent du présent et du passé, et que soudain c’est le futur qui frémit.)
Et puis je rentre. J’ai en tête les images faites la veille, lors du cours de photo. Nous avons fait des portraits. J’ai demandé à G et N d’être vides. De ne rien montrer. Je m’y colle : import sur l’ordinateur, premier regard, sélection, grimace, déception ici, peut-être un effroi lorsqu’ils ferment les yeux : la mort est là. J’essaye de me dire que ce ne sont que des images faites dans le cadre d’un cours de photographie, mais la moindre satisfaction que je pourrais potentiellement retirer de tout cela est presque étouffée par une phrase, prononcée par Annie Girardot et retranscrite dans ce journal le 11 octobre : « Ça semble une trahison de ne plus souffrir : c’est presque oublier. » Ce n’est pas une souffrance que je ressens, c’est plus sournois, moins violent, mais l’idée est là.
Parmi les portraits, l’un d’eux expriment encore un petit quelque chose. J’y lis une lueur, une fragilité. On est à la lisière du rien, mais ce n’est pas le rien. Je voulais du vide, et par bonheur je perçois autre chose. Cela me plait. Cela dit quelque chose.
Samedi 4 décembre 2021
Les jours qui précèdent sont vides. Il y a, dans les brouillons, celui du lundi 22 novembre, que je publie ce samedi 4 décembre à 14h45 , après être rentré du cours de photo. J’y parle de ta voix. Lundi 29 novembre, à 10h04 elle m’a encore dit que ce n’était pas possible pour toi de venir ; nous devions nous voir demain, dimanche 5 décembre. Nous nous attendons. J’y puise quelque chose que j’ai déjà connu à la fin de l’hiver 2019, lors de l’été 2020, une forme de plénitude née d’une présence, un peu lointaine, incertaine. Vous avez tous les trois un point commun : vous roulez des R et votre voix m’emporte.
Les jours qui précèdent sont vides. Ce n’est pas ici que je reviendrai sur eux, quand bien même il y a eu l’odeur du yuzu et l’étonnant sourire d’U en lui parlant de toi.
Comment écrire, ici, que mon père est mort ? Je ne vois pas comment faire sinon écrire cela : mon père est mort le 26 novembre 2021 à 22h57.
Et puisque il s’agit de faire trace, j’appose ici le texte que j’ai publié sur Facebook :
A mon père (15 avril 1946 – 26 novembre 2021).
Papa,
A Noël dernier, je t’ai offert un livre, encore en construction. J’y parle de ton père, Antonio, et de moi, comment je me suis construit à partir de lui, moi qui suis né 9 ans après sa mort.
Tu savais alors que j’écrivais ce livre, mais, les larmes aux yeux et la gorge serrée, tu m’as dit que tu ne t’attendais pas à cela. Nous avons alors partagé des moments émouvants : ton père était un lien entre nous, il était un des lieux où nous étions bien, ensemble.
Depuis, tu t’es peut-être demandé ce que nous deviendrions, toi et moi, une fois que tu serais parti, et si j’écrirais ce que nous avons été l’un et l’autre, l’un pour l’autre.Le 24 octobre dernier, après t’avoir appelé alors que tu étais hospitalisé, je terminais mon journal par : « Je ne sais pas ce qu’il faut dire ou taire. Je ne sais pas comment formuler ce que je ne sais pas nous dire. Je me demande comment faire dire au silence qu’il suffit. » J’espère qu’elles t’ont soulagé, ces phrases, un peu alambiquées, un peu hésitantes, comme j’aime tant en écrire. D’ailleurs, j’y pense : je ne t’ai jamais décrit le plaisir qui nait de l’écriture. C’est comme des vagues, tu vois ?
Cette formule, « Faire dire au silence qu’il suffit », elle est venue comme ça, comme une vague un peu plus forte que les autres. Aujourd’hui, elle est peut-être le point de départ d’un récit. Mais elle est peut-être aussi le point de départ d’une paix intérieure. Aujourd’hui, je n’en sais rien. Il faudra donc attendre. Saurons-nous patienter ?
… Ces mots qui précèdent, je les ai écrits dans ces journées en suspension qui séparaient ta mort de la cérémonie où nous t’avons dit au revoir. J’avais décidé de les faire lire à la femme en charge de la cérémonie, parce que je croyais que je n’en serais pas capable, qu’il y aurait un moment brisé où la voix ne pourrait plus rien dire. Puisque tu lisais mon journal, tu sais combien je pleure, parfois pour un amour, parfois pour une maison, parfois pour une chanson. Ces derniers jours, pour toi, mais tu ne le sais pas.
C’est donc elle qui les a lus, écorchant une ou deux formules. Quelqu’un portait ma voix. C’était une messagère. C’était étrange et peut-être assez beau. Aujourd’hui évidemment je regrette de ne pas avoir lu ce texte, là, devant toi, devant ces gens. Mais ainsi, c’était peut-être nous, tout simplement, tout joliment.
Mais face à la mort de mon père, l’implicite n’existe pas. Rien n’existe sauf la réalité, brutale, implacable d’un visage creusé dans lit d’hôpital au milieu de la nuit. Mon père est mort le 26 novembre 2021 à 22h57.
Lundi 22 novembre 2021
Et puis il y a ta voix qui dit que tu ne viendras pas. Pas tout de suite. Pas si vite. Pas demain. Ta voix qui dit que je dois être mal d’entendre ce message. Dit ainsi, on imaginerait une tristesse. Elle est là, un peu, une déception née d’une impatience, l’impatience qui nait de l’inconnu, parce qu’on a envie de savoir à quoi ça va ressembler, la prochaine fois.
Vendredi 19 novembre 2021
J’écrivais hier qu’après Le Désert rouge, il n’y avait plus besoin de faire de films, formule jusqu’au-boutiste et un peu idiote qui ne demande qu’à être contredite et qui le sera tant que le cinéma existera.
Pays du silence et de l’obscurité, de Werner Herzog, est aussi de ces films puissants qui nous feraient nous demander à quoi bon raconter d’autres histoire. Mais. En écrivant cela, tombé dans le piège – ou voulant jouer avec le piège – des jours qui se succèdent, je sais que c’est peut être le pire qu’on puisse dire de ce type de cinéma, loin, si loin d’une fiction en technicolor faisait inlassablement marcher une femme triste et son enfant dans des paysages d’usine, puisque le Herzog en est l’opposé, en tant qu’il fait partie d’un cinéma qui témoigne de ce que nous ne sommes pas. Il suit Fini Straubinger, femme alors d’une soixantaine d’années, devenue petit à petit aveugle et sourde à l’adolescence suite à une chute dans un escalier. Il la suit aller à la rencontre de celles et ceux qu’elle nomme ses petites sœurs et petits frères d’infortune, aveugles et sourds comme elles. Cinéma documentaire d’une telle simplicité, c’est-à-dire où le moindre artifice cinématographique est tellement, tellement absent !
Je pourrais parler très longuement du film, tellement il m’a d’abord fait m’interroger sur comment ces personnes parvenaient à tenir, à autant déborder d’humanité, là, dans toute leur fragilité, dans leur présence tellement dépendante des autres, dans toute l’incertitude qui nait de leur regard perdu.
Et puis il y a eu les trois dernières rencontres. Il y a eu un adolescent dans une piscine et un jeune homme sans âge serrant un poste de radio qu’elle lui avait apporté ; tous les deux étaient nés ainsi, aveugles et sourds, tous les deux étaient dans un monde intérieur dont on ne sait rien. Et il y a eu cet homme caressant un arbre. C’était bouleversant, tout comme l’était ce moment où le jeune homme serre la radio contre lui.
On n’imagine pas tout à fait, avant cela, qu’on sera un jour bouleversé par un homme caressant un arbre.
Jeudi 18 novembre 2021
Le « Rendez-vous photo » à l’Ebabx m’oblige à chercher, réfléchir, affronter le regard de la prof et des élèves, mettre à jour mon site, recadrer des images… Ce soir, il me pousse à relire le texte d’introduction du livre « L’image d’après », catalogue de l’exposition à la cinémathèque en 2007, exposition que je n’avais pas vue et qui, je pense, m’aurait probablement fait prendre un virage dans ma pratique photographique avant l’achat en décembre 2010 de « Plossu cinéma ». Plongeant alors dans les mots – puis les images -, apparait une fois de plus cette tentation tue que j’ai de mettre en mouvement mes images et mes mots, bref : faire un film, à défaut de faire du cinéma. Un petit film, petit de quelques minutes, né de quelque histoire. Cela viendra. En attendant, puisque dans le catalogue on aperçoit des images de films d’Antonioni, je cherche dans mon ordinateur les copies d’écran du Désert rouge, et de ce passage splendide à pleurer dans lequel Monique Vitti en manteau vert erre dans une ville brune… ou en manteau brun dans une ville verdâtre, je ne sais plus, mais toujours est-il que c’était splendide, splendide à en pleurer vous dis-je, et qu’en y repensant je me dis qu’après ça, à quoi bon faire des films ? Petits, de surcroît.
Mercredi 17 novembre 2021
Devant Jean-Daniel Pollet je m’assoupis un peu, puisque même la beauté qu’il offre, même l’étonnement qu’il procure ne peuvent rien contre ça : souvent je m’endors au cinéma. Autour et entre les films – 9 min et 50 -, celui qui l’a connu parle de lui, du livre qu’il a écrit sur lui, et j’aimerais que ce soit plutôt l’autre parle, celui qui mène la discussion, plutôt bel homme et plutôt beau langage. Mais n’ayant rien noté, il ne me reste rien, rien que cette impression.
Mardi 16 novembre 2021
Lire dans nos échanges, nos silences et nos emplois du temps comme un déplacement, lire dans mes absences d’images une forme de monotonie, l’appareil pourtant trimballé, comme un œil parfois trop lourd. Dans un geste presque fou m’imaginer partir : il y a le train de 20h02.
Lundi 15 novembre 2021
Les années passent, les images s’entassent. Il reste, inévitable, l’idée de faire quelque chose de toute cette accumulation, projet mégalo ou amusant, je ne sais pas… Alors, j’écris un titre au projet : « Chronologie des mortes années », parce que c’est joli, ça sonne bien. Et puis je pose des images, là, des images prises dans un coin de mes dossiers, à la racine des photos, là où je dépose, de temps en temps, les jours de grand ménage, l’idée d’un souvenir qui ne veut pas s’éteindre, une image forte parfois oubliée. La chronologie disparait sous la fainéantise et les heures, puisque déjà il se fait tard. Alors je cherche un autre mot : achronie, radiologie, embrouillamini, spirales, croisements, puzzle, désordre, chroniques, photologie, imaginaire, herbier, empilement, vertige. Mais je crois qu’il faudra ranger.
Dimanche 14 novembre 2021
Et c’est ainsi que je reprends l’écriture de ce livre qui attend. J’ai compris, la veille, avec à côté de moi le fichier ouvert sur l’écran, avec entre les mains cette application de Scrabble qui va bouffer trop de temps dans les jours suivants sans que je le sache encore, comment ce qui manque pouvait vivre. C’est venu comme ça. J’ai trouvé comment faire vibrer conjointement deux temps, deux temporalités, celle de mon voyage au Chili et celle de cette histoire que je cherche à inventer, au moins sur quelques pages. A la fin du dimanche, il n’est pas né grand chose, quelques paragraphes peut-être, pas grand chose sinon le soulagement que c’est faisable.
Samedi 13 novembre 2021
Nous ne pensons pas, lors du dîner, qu’il conviendrait de célébrer notre anniversaire, alors qu’il y a quelques jours je te le rappelais, alors qu’il y a trois ans nous nous rencontrions. Il y a pourtant un gâteau, de ceux-là même qui accueillent facilement une ou quelques bougies. Qu’aurions-nous dit de nous, là, ce soir, si nous avions rappelé ce soir d’automne ? Qu’aurions-nous dit de nous, en la présence d’O, que l’on ne s’est pas déjà dit ? que je ne n’ai pas écrit ? qu’on n’a pas fait comprendre ? Dans toute histoire, quelle qu’elle soit, il reste de toute façon quelques taire.
Notre amitié est-elle plus forte que l’histoire d’amour qui aurait pu naître de nos caractères et de nos idéaux, de tes mots et de mes silences ? C’est ce que le temps semble prouver.
Il reste de ces moments avant que l’amitié ne naisse ou ne s’impose, puisqu’il faudrait se demander si elle n’avait pas déjà pris racine le premier soir autour de cette bière – et probablement une deuxième pour continuer à parler -, quelques souvenirs dont je souris et que j’hésite à évoquer ici, dont celui d’un long baiser sous deux parapluies. Je crois pas qu’il y ait beaucoup, dans toute ma vie amoureuse, de moments comme celui-ci, dans une rue, avec ce quelque chose supplémentaire qui serait comme cinématographique et que, si je ne me trompe pas, tu as relevé.
J’aime ce souvenir de nous même si je demande un peu ce qu’il fait là, au regard de ce que nous sommes devenus, et pourquoi j’en viens à le rappeler ici, noir sur blanc, comme le nouveau virage d’une écriture jusqu’alors pudique, tout comme mes baisers l’avaient toujours été et le sont toujours, loin des rues et des gens.
Ce soir, à ma table, tandis qu’on oublie cet anniversaire, O t’accompagne et l’on pourrait alors, glissant sur les années et les coïncidences, se rappeler là aussi ce qu’on a partagé lui et moi.
Ce soir, je vous vois tous les deux, dans cette paire harmonieuse, lui devenu un autre, sa réserve perdue, joyeux et hilare, dans sa beauté frappée par cette lumière timide provenant du plafond tandis que nous jouons.
Et soudain me voilà troublé : pourquoi la lumière est-elle si basse ?
Vendredi 12 novembre 2021
Alors je m’approche d’elle, qui le filme lui, lui virevoltant sur son skate-board. Je la surprends, elle sursaute, je souris un « Ah pardon je ne… » Je lui montre une image, une autre que celle qui illustre cette journée, là, juste en-dessous. Elle dit « Ouah, viens voir« et elle dit son prénom. On voit le dessous vert de la planche. Il aime, et les exclamations de leur génération fusent : lourd, disent-ils.
Jeudi 11 novembre 2021
Alors je t’écris, je crois être dans ton quartier, j’ai bien sûr un petit doute sur l’emplacement du lieu. Sur la carte que j’affiche sur mon téléphone, il y a ce qu’on peut appeler ton ancienne adresse, celle que tu n’as pas encore officiellement quittée, celle où tu ne vis plus, et dont nous parlerons une fois que tu m’auras répondu, précisé ton adresse, ouvert la porte, embrassé, et dit, dans cette légèreté que tu sais malgré tout conserver, que j’étais bienvenu dans ton château, ou quelque chose comme ça.












