Samedi 11 septembre 2021

Parfois, je ne comprends pas. Je lis le texte qui résume le tout en quelques fragments limités par un nombre de caractères prédéfinis, et je n’arrive pas à m’y accrocher, à l’intégrer. Je comprends les mots bien sûr mais sans voir ce qu’il y a derrière, ou au cœur : peut-être que je ne vois que la contrainte de faire rentrer des années de travail d’un artiste dans ce texte. Peut-être que je lis en oubliant ce qui précède, il y a de ça aussi. Là, exposition Absalon Absalon, c’est pareil, je lis, je ressens une sensibilité, mais quoi ? Sous la nef du CAPC, je ne sais pas exactement ce que l’exposition, et les textes qui l’accompagnent, veulent me dire. Je ne m’en inquiète pas, je suis habitué. Je sens qu’on veut me donner à percevoir quelque chose que l’on n’a pas forcément besoin de comprendre, et que l’on est là pour être là. Je vis cela comme un expérience sensorielle, comme un défi à mon impatience peut-être. C’est confus. Je sens que c’est puissant, qu’il faut être là, pour déplacer ses limites en pénétrant dans ses petites constructions blanches.

Peut-être que je n’aurais pas dû écrire ce texte 4 jours plus tard, et que ma mémoire me joue des tours.

A l’étage, il y a toujours cette belle exposition sur des architectes de Taïwan, c’est généreux, malin, léger, mais nous y restons peu, elle est encore en moi. J’aime tant cette impression qui nait d’être là, même brièvement, et de connaître déjà ce que je vois.

Et puis on empilera des briques de plastique. J’accepte de me prêter au jeu, pour construire je ne sais quoi, mais il y a là, peut-être, trop d’enfance perdue.

Jeudi 9 septembre 2021

Déjeuner dehors, je lis. Ils sortent. Want some company ?, me demande-t-elle.
J’hésite, à peine.
But you’re reading, elle ajoute, voyant peut-être plus mon regard que mon livre.
Je réponds que oui, que j’ai envie d’être seul avec mon livre, et le silence.

Quelques minutes plus tard, leur acolyte les rejoint. Il parle un peu fort, ils sont derrière moi. Je l’imagine alors, elle, faire signe de baisser la voix. Qu’il baisse.

Mercredi 8 septembre 2021

Et c’est ainsi, au hasard des sonorités, que la table de pique-nique, croisant le camping et le ping-pong, devint une table de ping-ping.

Mardi 7 septembre 2021

Il est 21h12 lorsque tu m’appelles pour me trouver, je me lève, je t’aperçois, lève le bras, te voilà. 32 minutes plus tôt, tu me disais partir. J’en faisais autant, sans réfléchir qu’il te faudrait plus de temps que moi, sans te demander surtout si tu étais au travail – tout près – ou chez toi – bien plus loin – c’est-à-dire dans cet endroit où tu loges actuellement et que peut-être tu n’appelles pas chez toi, puisque chez toi c’est ailleurs mais que tu n’y vas pas, tu n’iras plus, c’est un lieu devenu inhabitable une nuit d’été.
Je me rassieds une fois que tu es là, après que mon front aura heurté ta casquette en nous embrassant, casquette à la teinte verte sous les réverbères. Ta chemise aussi, au loin, semblait avoir ce coloris, mais de près c’est quelque chose de crème, dirais-je, avec des motifs, des lignes ou des rectangles. Le rat qui était passé un peu plus tôt, dans l’herbe, était plus gris.

Lundi 6 septembre 2021

Personne ne lui a demandé comment elle était habillée ce matin-là mais elle a tenu à le préciser, qu’elle n’avait pas autre chose à se mettre que des baskets blanches mais savoir quelle robe ou jean siérait à l’occasion, idem du rouge brillant qui couvrirait ses  lèvres, elle y pensait depuis l’aube.
Tanguy Viel ; La Fille qu’on appelle.

Dimanche 5 septembre 2021

Alors il y a eu tant d’images vues, là, aux Rencontres d’Arles, et j’aurais pu ne pas les voir si tu n’étais pas venu, puisque l’idée d’être seul ne me faisait envie. Tant d’images, mais tant de présence aussi, amicale puisque tu étais là avec ce regard que tu as et ce sourire toujours, souriant d’être ici, souriant en pensant à un autre, souriant aux voisins de table, les uns et les autres, jusqu’au moment léger d’un apéritif : à gauche comme à droite, nous avions tous vécu – et tu y vis encore – à Ménilmontant, à supposer que mon coin de la rue de la Mare en fît partie, et voilà le patron du bar nous narrant ses aventures parisiennes de son accent corse. Rien que pour cela, peut-être, rien que pour ce moment, peut-être, il fallait venir.

Jeudi 2 septembre 2021

Jules
Je marche. Je connais le chemin. C’est mon pays ici. Je marche. Sans lever la tête. Sans croiser le regard de ceux que je dépasse. Ne rien dire à personne. Ne pas répondre si l’on s’adresse à moi. Ne pas se soucier non plus, de ce sifflement dans l’oreille. Cela passera. Il faut marcher. Tête baissée. Je connais le chemin par cœur. Je me faufile sans bousculer personne. Une ombre. Qui ne laisse aucune prise à la fatigue. Le sifflement dans mes oreilles. Oui. Comme chaque fois après le feu. Mais plus fort. Assourdissant. Le petit papier bleu au fond de ma poche. Permission accordée. Je suis sourd mais je cède ma place. Au revoir Marius. Je lui ai tendu le papier bleu qu’on venait de m’apporter. J’avais honte. Je ne pouvais pas lui annoncer moi-même que j’allais partir et qu’il allait rester.
Laurent Gaudé ; Cris


Mercredi 1er septembre 2021

Sur les images faites vers midi, elle sourit beaucoup, d’un sourire plein de toutes ses joyeuses dents, et je ne vois pas, sur le moment, le nœud doré qui orne sa jupe. Son haut est noir, le tout est beau, élégant, discret, et nous avons rapidement trouvé un lieu pour le portrait. Ce n’est que demain qu’elle me dira qu’elle n’aime pas son visage. La lumière y est douce, plus tard je retoucherai sa peau, mais d’abord sa collègue, tout juste arrivée, pose elle aussi. Elle esquisse un sourire, c’est simple et lumineux.

Et puis voilà le soir. Tu ne souris pas tout à fait. Les semaines ont passé.

J’aimerais trouver les mots ici, et devant toi aussi, être juste. Je te regarde. Ta chevelure me rappelle celle que j’avais sur cette photographie où j’ai trois ans à peine.

J’ose te demander. Il y a quelque chose, dans notre amitié, ou dans ma compassion, ou ailleurs peut-être, qui a besoin d’en savoir un peu plus sur ce basculement de ta vie, sur ces minutes et puis ces heures, afin d’être un peu plus au bon endroit, témoin distant, bras entourant. Tu racontes.

Tu parles, à un moment, du pouvoir des images, celles où il apparait, maintenant qu’il n’est plus là. Ici, dans ce journal, je ne sais comment dire ce moment avec toi : à quel autre moment de ma vie m’a-t-on parlé de la mort d’un être aimé ? … d’un être qui était là, et qui soudain…

Il y a cet exemple. Mais je n’en sais rien. Je ne sais qu’une chose : le nombre d’années qui ont suivi.

Mardi 31 août 2021

Ça s’appellerait le Soupir des Vagues. Ce serait le film que je suis allé voir, même si devait il faisait beau, parce que c’était ainsi, décidé et prévu. J’aurais un peu dormi, par intermittence, durant les quinze ou vingt premières minutes du film, dans pour autant manquer ce qu’il ne fallait pas manquer, car tout s’est révélé dans les dernières minutes. Il y avait eu avant, tout ce qui porte un film, au-delà d’une intrigue et d’une moralité, et j’avais aimé ça : comment des amoureux n’arrivent à rien se dire.

Dimanche 29 août 2021

Tu es de ces amis de treize ans qui m’ouvrent grands les bras, là, au milieu des paysages inédits. C’était l’été peut-être, c’était 2018, et le chat était passé par la fenêtre. Cette fois il s’agirait d’un chien, aux yeux bleus comme le ciel, il viendrait nous sourire aux abords d’une piscine. Plus tôt l’enfant riait.

Il y eut des canards aussi, et Brantôme, ville charmeuse et ennuyeuse, qui n’a que pour elle que nos moqueries enfantines devant ceux qui pagaient, que nos railleries d’adultes devant un café fade et puis quelques canards. Mais qu’importe tout ça, puisque encore, ici je m’en fais témoin, nous aimons être ensemble. Rarement, mais ensemble.

Samedi 28 août 2021

Je crois qu’il n’y a qu’avec toi, réellement, que nous allons aussi loin dans ce qui nous traverse, et dans ce que l’autre peut nous apporter. Encore une fois, tu attends de moi un regard, des réponses, quelque chose qui fait avancer ce qui stagne ou recule ou tournoie. Je suis un confident, un peu. Je suis le seul à savoir, parfois. Je suis celui à qui tu as fait suivre cette lettre, il y a un an peut-être, toi-même ne l’avais pas lue. En quittant la chambre d’hôtes, au matin de ce samedi, avant que nous découvrions la joliesse de la région, telle abbatiale, telle bastide, telle petite boutique où l’on m’offre un collier alors que c’est toi qui a dépensé, les propriétaires ont dû nous croire ensemble. Alors j’ai glissé que le soir, nos chemins se sépareraient. J’aurais pourtant aimé qu’ils se prolongent encore : nous partageons quelque chose qui n’existe pas ailleurs. Je me souviens d’un jour où je m’étais demandé ce qu’il pourrait advenir de nous : je n’y croyais pas trop. Je n’imaginais pas, quoi qu’il en soit, que dix ou douze ans plus tard nous serions encore là, ainsi près l’un de l’autre, dans une intimité rare.

Ainsi, au bord de la rivière, dans cet horizon vert et rafraichissant, nos histoires attendent une oreille, des mots, une piste ou une confirmation. Je ne suis pas sûr, pour ma part, d’attendre des réponses. J’ai l’impression, mais j’ai peut-être tort, que je les ai déjà. Mais l’eau y est parfaite, et le courant léger.

Vendredi 27 août 2021

Il n’y aura pas ce paysage de montagnes que tu m’avais fait découvrir l’an passé, dans ton pays à toi, et que, d’incompréhensions en hésitations, je n’aurai pas revu cette année, mais il y a là d’autres images jusqu’alors inconnues, moins élevées, moins escarpées, et la surprise d’être ici ensemble, par le hasard des routes et des vacances. Pour le dîner, la vue sur l’autre rive d’une Dordogne paisible et fraîche ; c’est ce que nous voulions. Être ensemble aussi, un court moment, joli, ailleurs.

Il n’y aura pas d’image non plus.

Jeudi 26 août 2021

Aller, matin : homme probablement soûl, vaguement endormi, penché, oui très penché à se demander comment il tient assis, cheveux gras. Lorsqu’il se réveille il roule une cigarette, difficilement c’est-à-dire lentement. A sa gauche, collée contre la vitre, une femme. Nous n’échangeons pas de regard avec elle, ils en diraient déjà trop.

Retour : femme qui répète en boucle après être montée à l’arrêt du CHU, le téléphone collé à l’oreille, regardant fixement vers l’avant du tram, ses échanges avec sa mère, hospitalisée. Elle dit les pleurs, etc. J’essaye de lire mais je ne peux : sa voix est claire et forte, son articulation précise. Ce qu’elle dit est à la fois triste, insupportable et terriblement banal puisque tout ça emporte tout le monde un jour ou l’autre.

Les deux moments, aller et retour, se rejoignent dans ce qu’ils ont de quotidien et d’inévitable. Je ne sais comment à la fois m’en détacher et compatir.

Mardi 24 août 2021

Alors tu regardes ce que je regarde au loin ; sur ton genou écorché, il y a des souvenirs récents qui s’effaceront bientôt mais parfois tu grimaces encore. L’homme, installé là-bas peut-être pour la nuit et d’autres qui suivront, est déjà passé nous demander une pièce que je lui ai tendue. Son accent hispanique nous a laissés figés, figés et égoïstes, n’attendait-il donc pas qu’on lui parlât un peu ? Plus tard il reviendra. Non, nous ne fumons pas.

Lundi 23 août 2021

Je ne sais pas ce que tu quittes de moi en partant ainsi ; je ne sais pas exactement qui j’aurais été, sinon une présence régulière pour t’écouter rire, te lire un peu parfois, et puis te regarder, bien sûr, figé et magnifique, sans sourire, là, Ne bouge plus. Qui serai-je demain ?
Je ne sais pas encore ce que tu me laisses, sinon tant d’images de toi, et tant d’autres aujourd’hui, dans le soleil couchant ou dans la dureté de cette petite lumière frappant ces vêtements blancs.

Jeudi 19 août 2021

Il y a ce moment, sur la route, où l’usine baignée par le soleil de 18h a cette teinte dorée qui m’échappe et s’éloigne. L’usine, combien de fois sommes-nous passés devant depuis l’été 2008, sur cette route entre Boé et Lectoure ? Combien de fois me suis-je dit qu’un jour elle serait là, dans ce journal ? Pas cette fois, pas encore.
L’après-midi avait en effet été portée par les images de l’été photographique de Lectoure, de l’admirable exposition Azimut du collectif Tendance Floue, jusqu’à la joliesse de deux corps d’enfants plongés dans l’eau captés par Julien Coquentin, et puis entre les deux, des propositions que j’ai trouvées plus ou moins généreuses, plus ou moins douces, plus ou moins intéressantes, des moments de poésie qu’il faut réussir à attraper comme leur auteur aimerait qu’on les attrape mais je n’y suis pas parvenu. Je crois qu’il y a, dans toute cette photographie qui frôle avec le trop peu et une forme de sensibilité vaporeuse, quelque chose qui de plus en plus m’échappe – ou plutôt est-ce moi qui veux m’en échapper. Mais il y a eu aussi – surtout ! – le nom de François Méchain, avec ce quelque chose chez lui qui creuse, qui creuse surtout en moi sans savoir expliquer ni où ni pourquoi, notamment parce qu’un festival ne donne pas beaucoup le temps, on ne peut pas être là et rester, il faut passer à la suite et digérer encore ce qu’il y avait derrière, voire même perdre son temps à sniffer des colliers planqués sous des visons.

Mardi 17 juillet 2021

Je ne sais pas si tu me crois lorsque je dis que j’aime ce livre que tu m’as offert : il y a quelque chose en moi qui n’arrive pas à exprimer le plaisir. En écrivant ces lignes, je me demande si c’est la langue anglaise qui me freine ; il m’y manquerait un ton, un sourire, une familiarité. C’est au moment de partir, nous avons déjeuné, que je t’en parle.

Lundi 16 août 2021

Les jours écrits ne creusent pas toujours au bon endroit, pas toujours comme il faut. Parfois ils ne regardent pas plus loin que les heures qui leur sont attribuées. Ainsi, hier ils ont exprimé un état – un état d’esprit, un état tout court – de manière un peu abrupte, inélégante, voire erronée. J’ai effacé la phrase, ajouté une image, deux jambes caressées du regard dans un après-midi ensoleillé.

Toi, je ne t’ai pas encore photographié. On n’y pense pas vraiment. N’oses-tu pas me le rappeler ? On l’évoque, parfois. Tu souris, souvent. Il y a pourtant ce portrait de toi, éclatant, qui s’ajoutera, un jour, à cette galerie, à ces visages croisés à Paris, visages patients. Regarde-moi, je leur disais un peu, Ne souris pas.

Dimanche 15 août 2021

Je quitte Paris avec, depuis Ivry jusqu’à la sortie du périph, ce qui semble être Miles Davis dans l’auto-radio. La musique convient au moment, j’ai l’impression d’être dans un film ; j’aurais néanmoins aimé descendre du Uber juste à la fin du morceau et du plan séquence, ç’aurait eu du style, il y aurait eu un plan sur mon visage, j’aurais eu l’air fermé, mais le spectateur n’aurait pas été tout à fait sûr que j’étais triste de partir. Je pense à Jeanne Moreau. Mais à travers la vitre, Paris est en couleur, il fait jour, il fait beau.

Je ne compte plus les fois où j’ai quitté Paris. C’est peut-être la plus étrange. Cette fois, il y a comme un goût d’inabouti. Personne ne m’y attend, personne ne m’y projette, comme il y a deux ans et un jour et que c’était joli malgré ce que c’est devenu. Il n’y a pas eu de paysages, sauf ces vues depuis les étages, sauf ces paysages-corps cherchés avec les yeux ; il avait les pieds sales et les ongles aussi.

Samedi 14 août 2021

Au hasard d’un vol modifié, il y a soudain Dublin qui s’efface, et ce que tu me dis qui m’efface aussi. Je ne sais pas ce que j’attendais de nous, mais pas tout à fait cela, pas tout à fait ainsi. Je ne sais pas ce que j’attendais de cette ville, mais je sais que j’en voulais pas vraiment, alors j’annule, je veux de l’air, de l’herbe, être assis, attendre, peut-être ne rien voir de nouveau, ne pas m’épuiser surtout.

Mardi 3 août 2021

Photographier sans projet ni intention : l’un des formes les plus radicales du lâcher-prise.
::: Arnaud Claass : L’Intuition photographique

Jeu de Paume. Nous sommes si peu nombreux. On dit toujours cela de Paris, qu’elle se vide en août. On n’a même plus besoin de fuir la foule, c’est elle-même qui n’est pas venue ou bien qui est partie : devant les photographies de Michael Schmidt, on ne sait pas très bien qui est là, quelques Parisiens rescapés – et pass-sanitarisés – ou quelques touristes ?
Devant les photographies de Michael Schmidt, il se trame, comme parfois, autre chose qu’un regard : il y a mes propres interrogations sur ce que je fais de mes images, jusqu’où je ne vais pas avec elles. Car mon travail est disons dans la même famille, fait de moments happés, allant par ci, par là.

Allant par ci, par là, me voici ensuite attablé, salon de thé Tomo, besoin du goût du Japon, il fait gris, je suis dehors. L’homme sort de la laverie automatique, je l’y avais vu entrer avec un petit sac. Il fume. Il s’assied à la table d’à-côté, me parle, me demande ce que je lis, et puis me dit que ça coûte 4-5 euros, je n’entends pas très bien, il y a le bruit de la rue, des travaux un peu plus loin. Je lui en tends 1, il le prend et s’éloigne. Quelques minutes après il revient, pose l’euro sur la table. Je n’ai pas l’habitude, dit-il, ne te vexe pas. Je ris, je dis que non, je ne me vexe pas. Je ne sais pas quoi dire d’autre.

Avec l’homme qui m’interpelle plus tard, alors que je suis assis au Palais Royal, lisant encore malgré le petit vent frais – j’ai entre temps sorti l’écharpe de mon sac – je suis plus bavard, et il l’est aussi. Il a 58 ans, il récupère l’euro, et 30 centimes de plus. Il ne sait pas où il dormira ce soir, nous parlons un peu, il dit que pour manger ça va, les gens lui achète de quoi. Mais dormir : où ? Le gardien du parking où il a ses habitudes est en congés, il doit dormir ailleurs. La nuit dernière fut hachée, il est épuisé.

Au dîner, A l’est aussi sans doute, mais il ne le dit pas. Peut-être un peu épuisant aussi, B le confirmera. Il se souvient de tout, de moi, de L, c’est léger mais il bouffe l’espace, c’est un peu à qui de nous deux gagnera la bataille du plus extraverti. Alors quand il se dévoile, là, fragile dans ce couloir et cette rupture, que puis-je dire ? Rien de réconfortant : il est trop tard, il n’en a pas laissé la place. Et je ne sais pas faire.

Lundi 2 août 2021

Il se réveilla difficilement : les draps, sous l’effet de la suée d’un sommeil agité provoqué par le kilo et demi de sardines a beccafico dont il s’était bâfré le soir précédent, c’étaient étroitement entortillés autour de son corps, il lui semblait être devenu une momie.
::: Andrea Camilleri ; Le Voleur de goûter

Alors tu rejoins ceux qui sont repartis le lendemain pour franchir un océan ; « Don’t leave« , n’osé-je pas dire en regardant tes yeux.

 

Dimanche 1er août 2021

Sur un sommet au-dessus des nuages vivait jadis un homme qui avait été le jardinier de l’empereur du Japon. Peu de gens connaissaient son existence avant la guerre, mais je savais qu’il avait quitté sa patrie aux confins du Soleil levant pour s’installer dans la région montagneuse du centre de la Malaisie. J’avais dix-sept ans quand ma sœur me parla de lui pour la première fois. Une décennie devait encore s’écouler avant que je me rende dans les montagnes pour le voir.
Il ne me présenta pas d’excuses pour ce que ses compatriotes nous avaient fait, à ma sœur et à moi. Ni lors de notre première rencontre, par un matin pluvieux, ni plus tard. Quels mots auraient pu apaiser ma souffrance, me rendre ma sœur ? Aucun. Et il en avait conscience, contrairement à la plupart des gens.
::: Tan Twan Eng ; Le Jardin des brumes du soir

J’ouvre le livre, enfin. Sur le si petit mot que tu as écrit sur la première page – tu m’avais dit que ne tu ne savais pas trop quoi mettre -, tu as signé de ton initiale. Je ne sais pas si cela est une manière de dire que tu me lis.
A ma droite, de l’autre côté du couloir du train, des Japonais. Leur niveau de langage – passant du neutre au familier, selon qui parle -, puis le fait que l’anglais débarque dans l’une de leur conversation, me laisse à penser que le plus près de moi, bricolant des tableaux excel après avoir dégusté une pâtisserie de chez S et portant un bermuda beige laissant apparaître une peau caramel brillant un peu sous l’éclairage dans une photogénie presque excessive, serait plutôt Chinois. J’hésite alors à ouvrir ce livre de japonais qui me fera réviser pour la énième fois les kanjis vus, oubliés, revus, oubliés encore, mais j’ose, tant pis et comme on peut s’en douter, tout le monde s’en fiche royalement. Impérialement ?

Samedi 31 juillet 2021

Alors, tandis que la nuit se prolonge et que demain se rapproche, je lis les 30 dernières pages du romain fleuve « Lilas rouge » entamé le 21 mai. 690 pages – bien fournies avec mise en page de chez Verdier – pour lesquelles je suis véritablement partagé, entre le bon – quelques rares envolées magnifiques, une langue parfois étonnamment abrupte et gonflée, négligeant par exemple la fluidité née d’adverbes, un premier quart m’emportant, et cette sorte d’épreuve un peu sisyphéenne, cette sorte de défi à moi-même flirtant avec le besoin de s’extraire du monde en tenant bon pour lire l’intégralité de ce pavé – et le pénible – ce besoin qu’a l’auteur de ne donner aucun indice temporel au point de remplacer l’année par xx dans une lettre, ce sentiment d’être totalement paumé notamment au début du quatrième livre, quatrième livre qui m’aura fait tester et approuver la technique de la lecture diagonale pour attraper les passages intéressants parce que tout de même j’aurais trouvé embêtant de mourir d’ennui avant de connaître la fin même si la quatrième de couverture vous raconte ce qui se passe à la page 600 ce qui a eu le don de m’agacer durant 599 pages, cette même langue qui tout de même m’a fait soupirer plus d’une fois, et ces personnages, auxquels je n’ai pas réussi à m’attacher parce que j’ai longtemps attendus qu’ils fussent portés par la musicalité des phrases*, en proie à un vague malaise parce que pépé le Nazi a été une ordure en dénonçant des personnes de son village et que cela va retomber (en mode « Les Rois maudits en Autriche ») sur les générations suivantes. Mais bon sinon je peux vous le prêter.

* Ca peut paraître curieux, mais c’est ainsi que je le ressens.

Vendredi 30 juillet 2021

C’est ainsi que je te retrouvai. Toi puis toi puis toi. On pourrait en écrire trois petits bouts d’histoire… ce qui me fait penser à cette chanson de Barbara, « Tous les passants » :
Tous les passants s’en sont allés
Plus rapides que la mémoire
Écrire un petit bout d’histoire
Les uns debout, d’autres couchés

Qui d’entre vous était debout ? Qui d’entre vous était couché ? Ici on laissera un sourire planer.

Mardi 27 juillet 2021

Ainsi tu précises les raisons de ton départ pour Lyon : d’abord, partir. Changer d’horizon. Puis, avec les idées claires, tu m’expliques que tu souhaites, après avoir travaillé pendant un an pour mettre de l’argent de côté, intégrer une école de photographie. M’en voilà heureux. Ce qui me traverse quand tu me l’annonces est une douce émotion.
Je te demande alors si je dois y voir un peu de mon influence. Tu me dis que oui, parce que tu n’avais jamais posé avant de me rencontrer, et que le reste en a découlé, ces images que tu fait de tes amies, notamment. Tu dis peut-être ça pour me faire plaisir, car tu avais déjà un appareil photo avant de me rencontrer. Mais à présent tu as le mien, devenu le tien. Et ton regard a mûri, comme tes mots.
Je ne sais pas où ta jeunesse t’emporte, mais je te vois décidé et beau dans ta certitude, beau dans ce pétillant avec lequel tu m’éclabousses. Et tu franchis la porte rieur ; mais ne l’es-tu pas toujours ?

Dimanche 25 juillet 2021

C’est donc attablés comme des touristes, dans ce restaurant espagnol, que tu me demandes si tu peux être honnête. Ma mémoire étant ce qu’elle est, j’ai oublié la question, ou la formulation qui a suivi. Notons que c’est tout de même assez pénible d’oublier le point clé d’une conversation lorsque l’on est ici pour la retranscrire sans vraiment la retranscrire et qu’il faut donc jouer avec les mots… qu’on a oubliés.

La conversation qui suit est légère, et puisque tu t’inquiètes, je fais un mouvement de la main pour balayer tout ça, c’est-à-dire pour remettre les quelques moments douloureux là où ils ont été, pour ce qu’ils ont été. Mais tu n’insistes pas, et moi non plus : mes pensées sont confuses mais mon choix est clair.
Puis il y aura quelques rires, une plaisanterie que tu n’auras pas comprise, et finalement l’idée – non exprimée – que notre insolence est un peu égoïste. « L’amour, c’est chacun pour soi« , m’avait écrit F le 28 septembre 2016 après avoir quitté V, et il me plait de penser, en tirant les traits, que cette phrase s’adapte à toute relation : il convient qu’elle convienne d’abord à soi-même.

Alors, après le café, je pense à moi et te laisse ; tu es un peu déçu.

Samedi 24 juillet 2021

Puisque ce n’est pas le jour de ton anniversaire, nous pourrions dire que ce ne sont pas des cadeaux d’anniversaire. On aurait aussi la liberté de nous offrir ce qu’il y a de plus cher : du temps. Du temps, l’un pour l’autre, là, un café, un deuxième, pendant lequel je serais le témoin de cette fraction de conversation où tu appelles O d’un nom tendre, juste avant que C ne me laisse deux messages et le faux espoir de le voir revenir. Nous parlerions aussi de P, un peu, comment il est là, encore. Puis il y aurait cette manière de partager un petit rien, un moment pour un achat, au lieu d’être là, tout seul, un peu idiot, à hésiter, tout seul, accroupi devant un rayon avant qu’un vendeur au prénom d’empereur ne vienne. Et un détour, jusque chez toi, comme cela arrive parfois.

Vendredi 23 juillet 2021

Alors je t’écris que ça manque de selfies devant la mer. Je ne suis pourtant pas très bien placé pour réclamer des images de tes vacances loin d’ici, d’abord parce que moi-même je n’ai pas pour habitude d’en partager, ensuite parce que nous ne pouvons pas dire que nous nous connaissons même s’il semble qu’un jour tu as cru le contraire, enfin parce que si tu es comme moi, tu as peut-être envie que ce séjour soit une coupure avec Bordeaux. D’ailleurs, depuis que tu m’as répondu que j’en aurais demain, je les attends encore.

Lundi 19 juillet 2021

Ton visage ne me convenait pas. Le chapeau, la moustache, l’écharpe, te donnaient un air étrange, d’autant plus étrange que tu avais apposé cette photographique sur un CV. Que cherchais-tu à y exprimer ?  Je n’arrive à dire à qui tu me faisais ainsi penser, mais ce n’était pas vraiment toi. C’était pourtant un toi que tu préférais que celui du moment, m’avais-tu dit.
Alors j’ai déplié le matériel acheté récemment avec ces pieds tentaculaires qui soudain encombrèrent le sol, puis la nappe qui arborait dans un coin les initiales ZL de mon aïeule et que maman m’avait donnée pour que j’en fasse cet usage. Le coton en était doux, le tissu avait ici ou là subi l’outrage du temps.
J’ai pris plusieurs images, c’était la bonne heure pour la lumière ; sur la dernière tu penchais un peu la tête, tu avais peut-être commencé à oublier qu’il te fallait poser. C’est celle-ci que nous choisirons. C’était toi.