Lundi 12 juillet 2021
Dimanche 11 juillet 2021
Nous nous étions vus lundi dernier, le 5 juillet. J’ai oublié de l’écrire ici. Je regrette, ça aurait fait un joli texte parce que ç’avait été joli d’être là tous les trois, joli et drôle surtout. Je n’imaginais pas qu’il pouvait être si amusant. Ne m’avais-tu donc jamais parlé de lui en ces termes ? Je comprenais alors pourquoi tu l’aimais, pourquoi je n’avais pas eu les armes pour t’embarquer, pas celles-ci en tout cas, pas cette volubilité, cette énergie, cette folie. Oh sur l’humour, j’arrive à me défendre, certes, mais…
Te revoilà seul aujourd’hui, et parfois tu ris je crois. Les rues de Bordeaux sont lumineuses et ta peau l’est toujours autant, avec cette rousseur comme des milliers de soleil. Avant d’aller nous promener, je te rappelle que tu es ici : sur l’une des étagères, il y a ton visage. C’est vrai qu’elle est belle, cette photo, dis-tu. Elle l’est. Elle est peut-être la plus belle de toute : ton visage est magnifique, et il y a la lumière, les teintes, ce petit air que tu avais en me regardant, cette blessure sur ton nez. Elle est peut-être la première de toutes, les prémices de ce travail photographique que je creuse aujourd’hui. Elle est aussi ma triste renaissance de cette été-là. Et ta peau était alors une autre métaphore.
Samedi 10 juillet 2021
Il n’y a pas les images que j’ai faites, aucune n’était bonne. Il y avait ce portrait de lui, nous buvions une bière, la première je crois, il portait cette improbable chemise recouverte d’une foule constituée des personnes des Simpsons. Toutes les autres images étaient floues, d’un flou qui se dit rien, un vrai bon gros flou loupé faute d’avoir cadré ou fait le focus. C’est un flou de feignasse, ce flou dû au pif. Paf.
Vendredi 9 juillet 2021
Jeudi 8 juillet 2021
Mercredi 7 juillet 2021
Ton nom et ton numéro s’affichent sur mon téléphone. P est là, je lui dis que c’est toi, je te réponds. Il y a ce réflexe qui dit « ça va ? » alors qu’une fraction de seconde plus tôt je m’étais dit qu’il ne fallait pas dire ça, enfin pas comme ça, pas sur ce ton guilleret, mais en même temps, dans toute l’horreur de la mort, il faut que ceux qui restent aillent, c’est-à-dire un peu, un chouia, qu’ils arrivent à dormir au moins. Il y a cette empathie standardisée du « ça va ? » qui balaye les moments où réellement, on espère que l’autre va, qu’il avance, qu’il tient. Il y a probablement dans le ton que j’emploie par réflexe, ma manière à moi de vouloir lui donner un petit quelque chose de léger, la voix chantante, étonnamment plus chantante qu’à l’habitude je crois, plus légère encore que ce ton qu’E cherche à imiter parfois, quand il décroche.
Ta voix me surprend d’être ainsi posée, j’ose quelques questions, je te dis que je ne suis pas très bon dans ces situations, que d’autres savent écouter et dire. Je te dis que tu peux faire signe, mais que tu peux aussi ne pas faire signe.
Je te dis que ce soir je vais voir Duncan, que je penserai à toi, car tu m’avais dit que tu m’avais aimé, alors j’avais acheté le billet. J’ai aimé aussi, c’était d’une belle empathie non standardisée, mais la petite bourgeoise bordelaise a tout de même le chic pour être mal élevée.
Avec P, alors, nous parlons encore de tout cela, comment cela peut arriver, clac, clap de fin, brusquement. Je lui dis que j’ai beau y penser, j’ai beau le savoir, je n’ai jamais rien préparé, jamais donné de consignes. Je ne dis pas qu’il faudrait du Schubert : c’est pendant Duncan que j’y ai pensé.
Mardi 6 juillet 2021
J’ai reçu ton message à 1h08, il est 8h05 quand je le découvre. Tu m’y annonces sa mort.
Je suis sans voix. Je te réponds, je cherche les mots, je suis bref, je te dis que je suis là ; je sais que dans cette ville tu es presque seul. J’imagine tout ce qui te traverse, mais puis-je l’imaginer ? Je pense aux minutes et aux heures glaçantes qui se sont écoulées et s’écoulent encore. C’est un précipice qui me vient comme image. Je prends ma douche ému, je mange machinalement mon muesli en pensant à toi.
Je ne l’avais pas encore rencontré. Tu m’avais dit que nous nous entendrions bien. Le sort ne nous en a pas laissé le temps. Que le sort te laisse-t-il à présent ?
Je repense bien sûr à cet appel manqué, de toi, au milieu de la nuit. J’avais d’abord tenté de me dire que c’était une erreur, sinon tu aurais laissé un message, ou insisté. A un horaire pareil, vraiment, on pourrait se tromper ? A plusieurs reprises, dans la journée de dimanche, j’avais voulu t’appeler, pour me rassurer, mais je n’y pensais jamais au bon moment, je me disais « il faut que ». Quelle drôle d’idée d’attendre pour être rassuré. Quelle moche idée d’attendre.
Lundi 5 juillet 2021
– Et alors, tiens-toi bien, elle dessinait.
– Elle quoi ?
– Oui oui, elle dessinait.
Dimanche 4 juillet 2021
Il y a, dans nos conversations, l’idée d’un horizon qu’un jour tu m’as montré, celui qui s’immisce par la fenêtre de ta chambre : bleu, l’océan. Si alors je veux dire ici que tu es celui qui regarde la mer, c’est peut-être parce que j’aurais aimé être quelqu’un qui regarde la mer, ainsi, si facilement, en ouvrant les yeux et les volets.
Oh, tu n’as pas tout le temps cet horizon pour toi : il te faut pour cela retourner en famille. En cela nous nous ressemblons, mais les images que je t’envoie sont autre : vertes, des feuillages.
Samedi 3 juillet 2021
Les arbres noirs me sont arrivés comme ça, dans cet ordre, avec ces mots et ces images, avec ces trous et ces ellipses. Mais c’est quoi les arbres noirs ? C’était quoi pour Duras et ce fut quoi pour moi dans l’âge de ces 17 ans qui étaient les miens ? Et que sont-il aujourd’hui ? Que continuent-ils de dire ?
::: Olivier Steiner ; Les Arbres noirs. Revue Instinct Nomade n° 7
Vendredi 2 juillet 2021
Jeudi 1er juillet 2021
Je ne sais pas de quoi cette habitude est le nom, mais nous voilà ainsi, à nouveau, attablés, c’est-à-dire ensemble. Lorsque je commande ce menu au nom anglophone (summer rolls ?), puisque c’est la langue dans laquelle nous parlons – aunque quizas pudieramos probar hablar en francès ? -, j’y mets un accent anglais plus que potable qui vient sans réfléchir, la serveuse me le faisant remarquer dans ce qui sonne comme un compliment mais qui me déstabilise un peu… brassant quelques souvenirs du lycée où le fait d’être bon en anglais vous cataloguait « premier de la classe » dans tout ce que cette expression suggère non pas en terme de classement, mais en terme d’esprit médiocre. Bref… Nous voilà donc, en terrasse d’un resto fusion nippo-péruvien, à commander des makis, ce qui est exceptionnel pour moi, pour diverses raisons que je n’évoquerais pas ici – rien à voir avec le lycée ni avec mon accent japonais ou espagnol -, devisant de choses et d’autres dans une légèreté que je trouve assez rare chez moi en ce moment – mais pas autant que les sushis – sauf en sa présence, pour diverses raisons que je n’évoquerais pas ici afin de glisser un peu de comique de répétition.
Mercredi 30 juin 2021
Je te retrouve : tu m’attends chez moi. Tu étais passé avant que je me presse, et avant que toi-même tu te dépêches un peu : tu allais au cinéma, et j’allais d’abord récupérer quelques affiches, puis voir ce mercredi photographique qui reprenait du service et c’était bien.
Je te retrouve et je te parle de ces images, de comment c’était bien, d’être là, il y avait A, et je ne sais pas si lui et moi nous étions déjà retrouvés ainsi, seuls. J’étais un peu chez moi, au milieu d’un petit bout du monde photographique local qui dans un jardin papotait un peu, et j’avais récupéré ce tirage qui avait été exposé, et il y avait aussi DB ; il m’avait fallu du temps pour savoir à qui appartenait ce visage. Ensuite j’avais vu G, et nous avions parlé d’Arles, car le matin-même j’avais tout organisé : le train, le logement. La ville m’attendait, et j’aurais aimé que lui et E m’accompagnassent.
Je te retrouve donc et demain matin tu partiras d’ici, c’est-à-dire de cette ville qui était la tienne depuis des années. Combien ? Cinq ? Huit ?
Que m’as-tu dit d’autre qu’il ne m’aurait pas fallu oublier ?
Mardi 29 juin 2021
Il y a, comme autrefois, bien que le retour au spectacle devrait éveiller tous les sens, oui il y a le sommeil qui m’emporte et qui entrecoupe le texte de Koltès de silence.
Lundi 28 juin 2021
Dimanche 27 juin 2021
Samedi 26 juin 2021
Il dit « Bonjour Arnaud » en s’approchant de moi. Il enlève ses lunettes de soleil, il me faut une petite seconde avant que mon sourire éclate : O ! Je suis si content de le voir, là, au bout de ma rue : qu’il est loin, le Japon où nous nous sommes connus !
V est là bien sûr, je l’embrasse aussi, et puis il me présente plutôt les chiens en laisse que ses amis je crois, je ne sais plus : dans ses moments un peu confus, l’esprit se trouble vite, on ne sait pas trop qui on doit regarder ni ce qu’on doit dire en dehors de deux banalités spatiotemporelles, d’autant que je parle souvent sans regarder les gens en face – c’est pénible, non ? – et d’autant que je pense à l’heure du rendez-vous. Je ne suis pas en retard mais il suffit de pas grand chose, parfois. On m’attend au Bouscat, puis on nous attend à Libourne où, 1h30 plus tard, nous voilà.
Libourne, destination nouvelle, exposition temporaire sur le Street art présentée par R, c’est pour cela / lui qu’on est ici, pour R, pour découvrir comment il remplit son rôle de guide. Comment ? A merveille, je trouve, c’est-à-dire de manière dynamique et détendue pour nous faire connaître une pratique artistique qui ne me plait pas beaucoup, voire qui ne m’intéresse pas énormément, mais qui, transposée sur toile, mérite alors un autre regard. La visite malheureusement trop courte pour aborder la question de ce déplacement, nous repartirons sans faire débat, et d’ailleurs le soir-même, devisant avec D devant des clips de Marina ou Dua Lipa, je serai déjà passé à autre chose, à savoir la qualité vocale de la première et l’armée de techniciens qu’il faut pour les clips de la deuxième.
Vendredi 25 juin 2021
Tu pourrais être une expérience ou quelque chose qui y ressemble, puisque je continue d’affronter ce que tu es, ce que tu vis et ce que tu dis. Avant-hier déjà, aujourd’hui encore, les soirées nous unissent. Peut-être que je cherche en toi cette forme de solitude que tu as, c’est-à-dire celle que vous formez à deux, quelque chose qui m’accompagnerait autrement, qui me rassurerait peut-être. Sûrement que j’aime que tu veuilles me voir, même si, tu sais, cette langue parfois m’abîme. Peut-être qu’il y a dans ta beauté quelque chose qui, malgré tout, est exaltant, comment on regarde un paysage qui n’est pas à soi.
J’avais – j’ai toujours – pour idée d’un travail sur les territoires aperçus, ceux qu’on a simplement traversés, survolés, qui sont autant de petits mondes que l’on croit connaître. Tu pourrais être l’un de cela, dans des sortes de métaphores qui s’interpénètreraient ou se croiseraient, je ne sais pas exactement, c’est un peu confus, mais puisqu’il y a des corps que je photographie comme des paysages et puisqu’il y a tout ce qui restera toujours trop loin de nous et qu’on ne fera que frôler des yeux, des lèvres ou des doigts, tu serais quelque part, comme un arbre dressé au milieu d’un champ. Parfois tu me sembles perdu. Alors, peut-être, je me sens quelque part.
Jeudi 24 juin 2021
Mercredi 23 juin 2021
Mardi 22 juin 2021
Viendrais-tu, ainsi, prendre place à la lettre U ?
Lundi 21 juin 2021
Dimanche 20 juin 2021
Il s’agit alors de savourer le petit matin, même si la lumière n’est pas aussi belle qu’espérée, d’ailleurs à travers la fenêtre l’avais-je deviné, et avais-je encore patienté. À l’heure où il n’y a que de rares joggeurs et que 7 heures n’a pas sonné, je regarde les bateaux, comme dans une chanson ancienne un peu triste, et je profite de ça, être là, seul. Il y a des moments, il ne sont pas rares, où la solitude prend des contours agréables ; c’en est un. Encore faut-il que ces moments trouvent leur contraire, dans une matinée qui s’étire aux hasards de retrouvailles, dans une après-midi qui s’étend sur la pelouse d’un parc.
Samedi 19 juin 2021
Tu deviendras donc, durant 26 heures à cheval entre le 13 et le 14 juillet 2021, dans un appartement de Londres, une réalité. J’aurai pour tout bagage mon Nikon et mes trois objectifs, le chargeur pour la batterie, un adaptateur pour les prises anglaises, et cette folie m’emmenant jusqu’à toi avant que tu ne quittes ce continent qui est le mien.
Tu deviendras – mais tu l’es déjà – un projet photographique qui portera par exemple le nom d’une adresse, la tienne actuellement, où j’aurai l’obligation de rester enfermé.
Il y a donc, dans cette réalité de notre rencontre, un dispositif. Cela me rassure. Face à l’incroyable de cette escapade, il y a une construction, un but, et la mise en danger de mon travail artistique – trop sage, disait récemment P – dans une temporalité inédite et un espace fermé.
Le danger n’est pas que là, et E, en voyant ton visage, l’annonce dans un éclat de rire.
* Edit du 24 juin: Ah ben non, j’y vais pas.
Vendredi 18 juin 2021
Au détour d’un détail, puisque nous nous réjouissons d’être ainsi ensemble, j’évoque les soirées chez V. Elle me dit qu’ils y allaient. Je souris, précise le costume de la dernière soirée : je m’étais déguisé en cadeau. C’était en soi assez réussi, une folie improbable pour laquelle je m’étais même fabriquée une coiffe, mais folie qui finit sa vie lorsqu’une des convives voulut entrer dans le paquet avec moi. Ah oui, je me souviens, dit-elle… Et c’est elle qui sourit.
Jeudi 17 juin 2021
Il y a soudain, au détour d’un message reçu – une seule phrase pourtant -, dans lequel on parle de moi en me mettant en copie, tout ce que je déteste dans certaines relations, à savoir une espèce de ton qui gratte du côté de la cour d’école, de la condescendance, de l’irrespect, du manque total de reconnaissance, voire même du surréalisme tellement c’est invraisemblable qu’on ose m’écrire cela au lieu, simplement, de me dire d’être vigilant. Je ne nie pas les moments de relâchement, les noyades dans un verre d’eau (avec des glaçons en ce moment) et autres oublis. Mais dans ce genre de message, il y a de surcroît une ignorance totale sur l’énergie dépensée pour que tout soit bien à défaut d’être mieux, en ne voyant que la petite anicroche due à un emploi du temps surchargé, une multiplicité des taches, des outils qui rament et un rythme de travail parfois nécessitant ubiquité…
Il y a soudain l’envie d’écrire : « Pardon ??? »
Mercredi 16 juin 2021
Mardi 15 juin 2021
Croisement des rues Bergeret et Leyteire. Il a le regard perdu ; je lui demande s’il cherche son chemin. Il me répond « Non non. Vous vous cherchez votre chemin ?« . Je réponds « Non non. » Ca flotte un peu, je sens qu’il a un truc qui ne va pas, j’ajoute qu’il a l’air perdu, d’où ma demande ; je laisse le temps se suspendre un peu. Il a peut-être 55 ans, il est arabe.
Alors il sort son téléphone, il me demande si je sais m’en servir. Il est en mode appareil photo, je ne comprends pas très bien ce qu’il n’arrive pas à m’expliquer – faire apparaître la galerie d’images – et comme je n’ai pas d’iPhone – c’est son neveu qui lui a acheté sur Internet, 500 euros – je suis moins doué que lui, mais nous retrouvons enfin l’écran d’accueil. Je clique sur le pictogramme adéquat.
Je pense que nous voilà tiré d’affaire, mais il me demande comment il peut effacer certaines images. Celle-ci par exemple. Ah oui, c’est porno. Je clique, je ris, il est gêné, il dit qu’il ne sait pas comment c’est arrivé là. Il y a en a plusieurs, des gifs animés provenant probablement de sites web… il ne me vient pourtant pas à l’esprit de lui dire d’effacer l’historique de ses visites. « Quelqu’un de seul, ce ne serait pas grave mais bon… j’ai ma famille… » Je ris, je crois que ça le détend, il m’appelle « Mon ami« . Nous remontons la rue Leyteire jusqu’à Victor Hugo en échangeant des banalités : l’aparthôtel ouvert récemment devant lequel on passe, les souris… Un dernier « Mon ami« , il s’éloigne, soulagé.
Lundi 14 juin 2021
Dimanche 13 juin 2021
Il y a cette image de deux amoureux qui se tiennent par la main. Je n’aime pas trop cette photographie, son cadrage, leurs vêtements, les couleurs, l’évidence de ce qu’elle montre, alors ici je la cache. On y aperçoit le tatouage de ma nièce à l’arrière de son bras gauche ; ses ongles sont noirs. Nous sommes allés marcher malgré la chaleur qui accable les passants. Un peu plus tôt, elle avait raconté ce jour où il l’avait regardée jouer du piano. Il était derrière elle, évidemment muet, probablement subjugué. Elle, elle n’y croyait pas que R, le plus beau du collège à l’époque où ils le fréquentaient tous les deux, était là, à l’écouter. Il y avait donc chez eux cet absolu un peu fou d’un amour qui passe par les yeux et que je comprenais tant.
Un peu plus tard, à une terrasse, elle avait demandé à ses parents s’ils ne regrettaient pas d’être restés là, ainsi, là, dans ce qui ressemble à une immobilité quand on ignore les mouvements qui passent à l’intérieur, où qui se dessinent plus finement dans une carrière professionnelle. A sa façon de leur parler ainsi, j’avais entendu une adulte, les pieds dans les incertitudes de la vie, comme j’avais entendu sa sœur parler de ses collègues, donc s’exprimer autrement que par leur rire quand elles répondent à mes traits d’humour, comme d’éternelles enfants.
Ce moment en famille, dans ma propre incertitude professionnelle qui me traverse depuis une dizaine de jours suite à une proposition alléchante mais un peu folle, c’est autre chose qu’un regard sur des enfants qui n’en sont plus. C’est la certitude que je ne veux pas m’éloigner de cela, de ce ciment familial fait de leurs sourires et de ma relation avec ma sœur, pas aujourd’hui ni même peut-être demain. Pas m’éloigner non plus de ces allers-retours chez mes parents, simples, devenus rares le temps d’un virus, mais légers, simples et évidents. Pas m’éloigner de moi-même ?
Samedi 12 juin 2021
Vendredi 11 juin 2021
Soudain apparait une chanson qui m’emportera. Clara commence à chanter, elle dit « elle respire » lors d’une fraction de temps précieuse, accompagnement en suspens donnant sur « l’odeur » une attaque qui me fait un effet assez dingue, comme un coup de fouet, sans que je comprenne pourquoi ça fait ça, cet effet, là. Puis les images qui l’accompagnent sont un hymne à notre diversité, à la joie, les paroles nous disent qu’il faut que ça transpire encore dans le bordel des bars le soir et la ligne de basse me rappelle cette envie profonde que j’ai eu autrement de jouer de cet instrument.
Jeudi 10 juin 2021
Alors tu oses me demander comment je réagirais si tu tentais de donner réalité à ton désir pour eux. Eux. Pas n’importe qui : eux. Tu as eu beau me dire que notre relation était à présent étrange entre toi et moi, que tu ne savais pas ce que tu devais me dire de ta vie, tu dis ça. Je crois au départ avoir mal compris, mais non, tu me réponds et tu précises, oui eux. A présent que tu as fait disparaître cet espace entre nous, il faudrait donc que je sois à ce point témoin de mon absence ? Que lis-tu alors dans mon regard, au-delà de l’étonnement ? Dans ma réponse, la rage est douce mais la violence promise.
Dans les phrases qui suivent, l’étonnement s’inverse : tu croyais que notre histoire avait été un silence. Comment est-ce possible ? Qu’ai-je mal exprimé – de mon amitié pour lui, de mon bouleversement par toi – pour que tu aies cru qu’E ne saurait rien ?
Au moment d’écrire ces lignes, creusant le texte, un point s’éclaire : ce qui semble surtout s’inverser, c’est la mémoire défaillante, habituellement de mon côté. As-tu donc oublié que tu craignais qu’ils disent ?
Mercredi 9 juin 2021
Je t’envoie ton portrait, enfin édité : recadré, légèrement éclairci. Derrière ton visage, il y a ces lignes de métal en façade du bâtiment dans lequel tu travailles, floutées, ouverture 1.8, le focus est sur tes yeux, ils brillent ; j’ai choisi de toi ce sourire éclatant ; juste avant, tu avais ri. Depuis, ta barbe est courte.
Les échanges qui suivent sont d’autres joies, nées d’une connivence tue, nées de l’idée d’autres images, nées de la frontière franchie : is this profesionnal ?
Mardi 8 juin 2021
Cher G,
Imagine donc que j’ai repris ce soir la route vers le monde du spectacle ! Je suis allé voir une pièce qui s’appelait Oratorio Animal Vigilant, à la Manufacture. J’étais au premier rang, sur une de ces enfilades de sièges soudés qui vous font suivre le mouvement de votre voisin, tu vois ? En l’occurrence le voisin de gauche, à deux reprises, lorsqu’il a posé ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses poings, captivé, je suppose, par le spectacle. Je ne me rappelle plus à quel moment c’était, premier, deuxième ou troisième opus. Il s’est avancé : mon corps a suivi, poussé par mon siège. Il ne s’en est même pas rendu compte ; je trouvais d’ailleurs qu’il m’ignorait un peu trop. Je le regardais parfois, j’essayais d’imaginer la tête qu’il pouvait avoir sans son masque. Bref…
J’avais eu cette même position, en avant, comme ça, un certain temps, au début : j’étais étonné et surtout j’essayais de prendre part, en quelque sorte, à ce que je voyais. Je crois, quelques jours plus tard, tandis que je t’écris, que je prends enfin réellement conscience de la force de tout cela. Les deux premiers opus, avant l’entr’acte, m’avaient vraiment laissé interrogatif. C’est souvent le cas, je vois un truc sur scène, je ne sais pas trop si j’aime ou pas, je me demande souvent si vraiment je devrais avoir un avis en sortant, et si oui lequel. Il y avait ce parti pris intéressant que les « rôles » des narrateurs, des hommes, soient joués par des femmes. Je me demandais si c’était réellement utile, quel en était le sens exact, mais… bref… ils/elles racontaient leurs histoires, des histoires d’assassinat pour le premier tandis qu’elle se recouvrait de trucs plus ou moins liquide… bref je ne vais pas te raconter tout, de toute façon j’ai un peu oublié (oui oui) ce que la deuxième racontait, une histoire d’amour foireuse je crois.
C’est au troisième opus que, évidemment, le tout s’est construit. Il était porté par une actrice absolument fabuleuse, un truc d’assez fou, animal – je te passe les détails sur la présence de son corps et notamment de sa poitrine – grimpée sur des chaussures improbables. Elle a commencé par tomber. Une fois. Deux fois. Trois fois… et encore… et encore… Moi qui croyais être venu voir de la danse et qui depuis une heure voyait du théâtre, j’avais enfin quelque chose qui y ressemblait, à de la danse. Bref… Leurs histoires ne m’intéressaient pas vraiment, mais physiquement, alors que les deux autres actrices l’ont rejointe sur scène un peu plus tard pour croiser les récits et les corps, il s’est vraiment, pour moi, passé quelque chose. Bon, ça a parfois frisé le « trop », ça m’a fait pensé à du Wajid Mouwad quand il frise le « trop », tu vois ? Ah oui, sinon, en fond de scène, depuis le début, il y avait deux musiciens et une vidéo, la musique était vraiment présente, c’était vraiment bien, pour la vidéo j’étais moins sûr mais bon… Bref… C’était vraiment pas mal, je suis content d’y être allé.
Et toi ça va sinon ? Tu en penses quoi de cette idée de rendre mon journal épistolaire ? J’suis pas sûr, moi… Tu sais, j’y avais pensé en arrivant au Japon, ça me semblait pas mal pour raconter le quotidien, mais finalement j’avais laissé tomber l’idée. Tu me diras…
Bises.
A.
Lundi 7 juin 2021
Tram. La chaleur s’installe. Les idées malodorantes dans l’espace politique aussi, mais cela fait longtemps et là n’est pas le sujet. Je suis debout. Elle est debout. Peut-être qu’elle-même rentre chez elle. Sur le petit écran entre ses mains, il y a une interface lui permettant d’acheter des Birkenstock qui seraient assorties au motifs marron de sa robe d’été. Je baisse le regard vers ses pieds. Elle porte des boots, ça lui donne un style de cogneuse sous la légèreté de la tenue, ça me rappelle N avec ses Docs et cette robe sombre qu’elle portrait parfois, souvenir remontant d’on ne sait où, mais vraisemblablement des pieds.
Je m’interroge alors sur le virage que son style prendrait ainsi, avec de tels croquenauds ouverts à tous les vents, pour préférer l’aisance à quelque habit faisant le moine, à moins qu’elle n’ait en tête, guillerette et amusée, de se dire rock’n’grolles.
Dimanche 6 juin 2021
Samedi 5 juin 2021
Il y aurait alors, sur ton visage neutre, un grand sourire. Je l’immortalise. Qu’ai-je dit pour cela ? Je ne sais plus. Une blague pour nous détendre, toi et moi, bien sûr. Peut-être pour me détendre, moi, plus que toi. Dans ce nouvel exercice photographique du portrait, il y a cette fragilité que je mets à mal, il y a quelqu’un qui me regarde faire ça, prendre des photographies avec tout le doute et toutes les imperfections techniques que je trimballe. Aujourd’hui, c’est toi.
Vendredi 4 juin 2021
Et c’est ainsi que, retrouvant mes bonnes vieilles habitudes, je m’assoupis devant le film. Brillant, pourtant. Bien tôt, pourtant.
Jeudi 3 juin 2021
Te voilà, en coup de vent, disons un vent léger qui prend le temps tout de même. Le bleu de ton pantalon est lumineux, j’aimerais tant en garder quelque chose en image, quelque chose de frontal, comme une évidence colorée au-dessus de laquelle il y aurait le brun de ta peau.
De ta venue ne naîtra que quelques échanges déjà oubliés dans lesquels tu m’inondes de toute cette insouciance dans lesquelles vous baignez, toi et tes potes. Naîtra aussi une pointe d’amertume puisque cette somme que tu m’apportes n’est pas celle sur laquelle nous nous étions entendus.
Tu reconnais que tu ne savais plus, et je mets sur le compte de ta jeunesse cette nonchalance maladroite. J’ai fait le deuil de cet objet qui m’a accompagné durant dix années et de cet objectif au grain si délicat, que je te vends ; tu n’imagines pas le prix de cette hérésie.
Mercredi 2 juin 2021
Il y avait eu cette phrase de toi que j’avais reportée ici, il y a environ un an. Tu avais dit que s’il l’ont se voyait trop, tu tomberais amoureux. Pour ma part, je n’avais alors pas cette peur. Quelque chose chez toi, cette façon de parler, d’imiter, de chantonner en parlant, je ne sais pas trop ce que j’aurais pu en faire. Sans parler de ces années qui nous séparent, mais j’en vois ici qui sourient. Qu’importe : nous ne nous voyons pas trop, les mois ont passé. C’est une autre crainte qui t’étouffe, celle née d’un risque de reconduite à la frontière contre laquelle tu luttes et, vraisemblablement, qui va rapidement disparaître au vue d’une situation qui s’éclaircit, ambiance lumineuse qu’un mauvais poète pourrait comparer à tes yeux, mais il est vingt-heure trente, il te faut rentrer.
Mardi 1er juin 2021
Il y aurait l’image d’une pivoine faite à la va vite. On ne saurait pas encore que c’est la seule, sur les cinq, qui s’ouvrirait ainsi.
Lundi 31 mai 2021
Nous revoilà. Au bout de la rue, tu m’attends, tes yeux sourient, les miens s’étonnent peut-être d’être, malgré tout, content de te retrouver. Le manque ne me rongeait plus, pourtant. Elles sont multiples, les raisons qui m’ont fait accepter. Parmi elles, une forme d’abnégation. Parmi elles, ce besoin de savoir si ce serait ainsi que j’irais vers la paix.
Oh qu’il faut ensuite marcher pour trouver une table, c’est à croire que le mot foule ne suffit plus. Il y a des foules. Il est déjà trop tard, 18h30 passées.
Ensemble, ainsi, il faut trouver les mots, le moment pour les dire, bien sûr il y a encore tes projets, tu n’en fais pas beaucoup état. Tu glisses des dates tandis que nous marchons masqués ; l’une d’elle tu la bredouilles presque et je n’y réponds pas. Ce n’est qu’installés, miraculeusement assis à une table que tu avais réussi à libérer dans ce français roulant qu’avec moi tu n’utilises jamais, que parfois, ta douloureuse beauté viendra me frapper. Derrière toi le soleil passera un long instant.
Je t’ai manqué ? Vois-tu, il fallait bien que toi aussi tu souffres un peu, à supposer que la lutte soit égale. Tu sais qu’elle ne l’est pas, d’ailleurs tu le dis, tu n’y étais pour rien. Je ne suis pas d’accord, mais je ne dis rien. Je ne te demande pas non plus ce que tu aurais dit si j’avais disparu.
Dimanche 30 mai 2021
Le « Happy Birthday » de P est l’un des premiers que je vois. Il est suivi d’un ballon. Je m’attendais à autre chose. Le même message en français peut-être. Un baiser sûrement mais il n’a pas osé peut-être.
D’autres messages suivront, ici, là. L’efficacité de Facebook pour rappeler les anniversaires crée quelque chose d’un peu sans âme, une sorte d’entassement, et les timides comme les sincères, sont au milieu de quelques inconnus.
C’est sur Instagram que toi tu m’écris. En anglais toi aussi : « Happy birthday beybiman!« . J’avais oublié : c’est ainsi que parfois tu m’appelais. C’est là que l’émotion m’étreint, en commentaire de la vignette montrant une image du film « Il n’y a pas de rapport sexuel », improbable rencontre entre tes mots et cette image, improbable présence de ce titre dans ce journal, et tout cela pourrait amener son lot de commentaires en ce dimanche léger.
Samedi 29 mai 2021
Alors, après que j’ai regardé la fin de ce Happy Together trop gueulard pour me plaire réellement malgré le montage et malgré ce personnage, là, ce collègue, dont on volera l’image dans une fin splendide derrière les vapeurs d’un vendeur de bouffe dans les rues de Taipei – alors bien sûr je pense à Niu -, oui, après, il est minuit passé, j’entame un autre film, Deux automnes, trois hivers, qui s’avèrera léger, rafraîchissant, un Betbeder, je l’aime bien Betbeder, du peu que j’en connais. C’est à 0h50 que je réalise alors que j’ai franchis le cap des 47 ans de cette manière légère, avec pour seul complice du cinéma amoureux. Et c’était bien.
Vendredi 28 mai 2021
Il y a, sur la table de salle-à-manger, le papier bleu qui emballait le cadeau. Il y a, sur le papier bleu, les si jolis mots que JLM a écrit, toujours de cette même plume, comme si les phrases n’osaient pas trop sortir, timides. Les mots disent l’émotion, toujours présente et attendue.
Il y a, dans le livre qui était emballé, des images que j’aurais aimé faire, celle des pages 34 et 49 notamment, des images que j’aurais pu faire, celles du chapitre 13 notamment, celles pour lesquelles j’aimerais encore m’envoler, celles du chapitre 18 notamment. Il y a des mots qui expriment ce que les rues nous disent, et que je n’ai probablement jamais su exprimer.
Il y a ici, ce 28 mai, quelque chose qui dit combien nous sommes présents, l’un pour l’autre, sans le dire.
Jeudi 27 mai 2021
Elle ne dit pas Bonjour : elle se précipite. Sur l’application verte, en omettant le point d’interrogation, elle me demande si j’ai vu le poste. Cela fait plusieurs qu’elle se dit qu’elle doit me joindre, mais…
La suite est un conflit intérieur, un terrible dilemme, qui s’apaisera au bout de quelques jours. Que faire des années qui viennent ? Et que conclure des années passées à bouger depuis Toulouse et ma chambre 141 sur le campus de l’INSA, des 8 changements de boulot, des 18 changements d’adresse, des changements d’amours… 29 ans à aller ici, là : c’est quand qu’on arrive ?
Mercredi 26 mai 2021
Aller. Tram. Bientôt 14h, car au matin j’étais ailleurs, ça rime avec Pfizer. Le vieil homme monte, c’est quand il hausse un peu la voix pour qu’on lui cède la place que je me retourne. Je crois reconnaître A, à la place que l’homme requiert pour respecter les distances de sécurité. Cela ne m’étonnerait pas que ce soit elle. Ce qui suit est une bataille de mots, il crie aux jeunes femmes qu’il a 80 ans, il dit que pour lui derrière cette maladie il y a la mort.
Retour. Tram. Bientôt 18h. L’homme est en fauteuil roulant, à ses mains de gros gants de bricolage métallisés. Il y a du monde. Il a peur. Il explique que si on le touche, il peut faire un malaise vagal, une crise cardiaque, mourir. Maladie neurologique. Il dit au gens qu’ils doivent s’éloigner, se tenir, et au moment de descendre encore des cris, les siens, la jeune femme avec sa grosse valise ne comprend pas. Lui aussi il dit qu’il y a la mort.
Et puis il y a la vie : L pose, le soleil s’infiltre.
Mardi 25 mai 2021
« La météo est clémente », écris-tu à 18h18. Alors nous voilà, et c’est avec toi que je retrouve les terrasses. Il y a ce sentiment étrange, on flotte. On a presque l’impression qu’on n’a pas le droit d’être là ; la semaine dernière les rues en étaient folles.
Alors on esquisse un regard, le serveur est joyeux, et nous donc d’avoir une table, là, petite rue tranquille loin du tumulte. On commande, et bien sûr tu blagues, un peu, en disant qu’on ne sait plus comment faire.
Lundi 24 mai 2021
Dimanche 23 mai 2021
Samedi 22 mai 2021
Il me faudrait parler de la maison de la voisine. Ça ferait un roman, tout ça, cet enchevêtrement, du Georges Perec ou du François Bon, du Claude Simon peut-être. Ce qui ferait livre, aussi, c’est que ça disparait, qu’ils ont fait du ménage, du grand ménage. Ce qui ferait livre, qu’il reste encore les traces de sa vie ici, cette vie soudain diminuée ; une fois par semaine, peut-être, elle reviendra.
Quand on en parle, on n’a pas d’émotions ; je crois que c’est recouvert par le factuel, par le débarras débarrassé, les nains de jardins encore là, les chats qui errent, la clématite sauvée. Pourtant c’est quelque part, ça doit attendre pour s’exprimer. Il reste quelques poules. Je devrais lui écrire.
Vendredi 21 mai 2021
« Comme il galope », dit à part soi la tenancière de l’auberge, tout en tournant lentement la tête. Elle regardait par la fenêtre. Aucun des hommes qui se tenaient dans la salle à boire n’avait réagi à ces mots, aucun d’eux n’y avait prêté la plus petite atten-tion, chacun restait sur son quant-à-soi, ruminait inlassablement les deux, trois mêmes pensées personnelles. Mais l’aubergiste ne s’était pas aperçue qu’on ne l’écoutait pas, car aussi bien elle ne s’adressait à personne – elle ne dialoguait qu’avec elle-même. Le garçon disparut alors derrière le mur et reparut un instant plus tard dans l’encadrement de l’autre fenêtre : une tache fugitive et sombre. Il approcha, passa en trombe devant les lilas d’un violet virulent qui bordaient sur un côté le chemin conduisant à l’auberge. Ils n’étaient en fleurs que depuis quelques jours. L’air lui-même en paraissait coloré, de même que le visage du gamin – ainsi l’aubergiste l’ap-pelait-elle encore, bien qu’il eût atteint la vingtaine –, ses mains blanches, ses vêtements sombres et désormais bien trop courts.
::: Reinhard Kaiser-Mülecker ; Lilas rouge
Je relis le premier chapitre du roman de 696 pages. J’attendais le moment propice pour l’entamer réellement avoir en avoir goûté quelques pages, dès l’achat. Voilà le moment propice : je suis dans le train, je vais chez mes parents, je vais sur ma terre, j’imagine qu’il y aura le souffle du vent et que celui me laissera me promener ici ou là en poussant suffisamment les nuages. J’emporte quelques carnets qui resteront vains, je ne le sais pas encore.
Les pages sont denses, longues, il faut les apprivoiser, parfois les relire. C’est le troisième livre conséquent que je lis cette année. Ce n’est pas anodin. C’est un autre temps, tout ça, que ça vous met entre les doigts et dans la tête. C’est un autre rythme, imposé par la mort des gens ou le risque qu’ils meurent. Quand on y pense… Alors on ne sort plus, on lit, par exemple, et l’on n’a pas peur de cela, on y trouve même son compte. Le prochain, ce sera Don Quichotte, peut-être ; il était là, l’été 2019, sur une des étagères qui bordaient le lit, au Liégat. Ç’avait été furtif, entre lui et moi.
Avant le train, ce matin, j’ai retrouvé le CAPC et Arc-en-rêve, c’était un bonheur sans nom, de respirer tout ça, penser, regarder, être inspiré. C’est donc un 21 mai synonyme d’envol, tout reprend, et par les fenêtres là-bas il y aura les écureuils et une mésange audacieuse tapotant au carreau.
Jeudi 20 mai 2021
Tu me racontes qu’un jour, tu as exposé des photographies prises lors d’un séjour aux États-Unis. Ta seule exposition je crois. Tu me dis que la vente de ces images avaient été difficiles, il avait fallu définir un prix, il te semblait exorbitant. Et puis il avait fallu te détacher d’elles. Elles n’étaient alors plus à toi. L’une était floue, ratée dis-tu, mais jolie disait-on.
Comment garder à soi ce qui prend le statut d’œuvre vendable ? Comment garder pour moi les images d’A, si un jour elles sortent de cet espace dans lequel elles se trouvent ? Comment voir partir son corps, ce moment à nous au bord du lac, cet instant où il est sur mon lit et qu’il me tourne le dos ? Je crois que cela me semble impossible. Perdues au milieu des mots, si le livre voit le jour, les images sont un tout, marquées de mon nom, elles restent miennes, elles restent ce que nous avons été. Mais s’il advient qu’on en accroche quelques-unes à un mur et qu’on me dit « Vous la vendez ?« , que répondrais-je ? Cela ne m’était jamais apparu en regardant par exemple les images d’Hervé Guibert ou de Claude Nori. Je n’y voyais que leur dialogue avec moi, spectateur. Pas le fait que l’intime, leur intime, pouvait s’acquérir. Alors, que répondrais-je ? Je répondrais non.
Mercredi 19 mai 2021
Boîte aux lettres. Je reconnais bien sûr ton écriture et cette manière de coller les timbres. Il y en a 8, Max 20g chacun. C’est une surprise née peut-être de ces 35 minutes durant lesquelles nous avons discuté samedi ; j’avais aimé cela, toi aussi n’est-ce-pas ? Je déchire le paquet à la hâte, tout comme je me dépêche de remonter chez moi prendre mon parapluie car le temps est menaçant. Parfois il pleut, une courte averse. Dans l’enveloppe, une carte postale, c’est une photographie de Nicolas Bouvier, magnifique, je la connais mais l’avais oubliée : Le train de nuit Tokyo-Sendai de 1964. On y voir un alignement d’hommes dormant dans un train, les uns assis sur les banquettes, les autres par terre. L’un d’eux porte un masque.
L’enveloppe contient aussi un paquet, papier-cadeau vert pomme, étiquette d’une librairie. Je déchire cela. Jean Genet s’y cache. Me voilà touché. Je t’envoie immédiatement un mot, tu y réponds tout aussi vite.
Mardi 18 mai 2021
Je m’apprête à effacer les images de la carte mémoire quand soudain, au milieu de toutes celles déjà vues et revues, surgit ton émotion. Elle est là, accompagnée de deux autres photos qui curieusement, n’avaient pas été chargées non plus. Par quel hasard ma main est-elle allée ici pour retrouver cela qui aurait dû se perdre, cette jolie douceur et cet éclat de toi ?
Après-demain c’est ton anniversaire. Je n’ai pas oublié. Je l’ai aussi noté dans mon Moleskine noir, griffonné cette semaine, presque maltraité de ratures, de listes infinies, d’impatients rendez-vous. Je note. J’ai peur d’oublier, je note. Je sais de plus en plus que je ne peux pas faire confiance à ma mémoire, alors dorénavant il y a même des petits post-it, ici ou là, surtout ces tout petits formats bien utiles dans les livres : il se glissent dans les marges et j’y pose une étoile ou une exclamation. Là, devant moi, ce soir, posé sur l’ordinateur, il y en a deux. L’un à droite du track pad : »Karen ! / Cesar 24 May« . L’autre à gauche : « Journal mardi : Soudain, au milieu des images, ton émotion. »
Lundi 17 mai 2021
Je suis là, assis, là où le soleil perce entre les rangées d’arbres, au bout des Quinconces. Je t’attends. Tu es un peu en retard, ça n’a pas d’importance : je regarde passer les gens. Alors te voilà, sur ton petit vélo vert, le casque un peu de travers. Tu souris, bien sûr.
Alors je marche et tu pédales à mon rythme jusqu’au cours Alsace-Lorraine, où passent encore quelques trams et quelques cyclistes que j’admire de rouler ainsi sur cette ligne étroite qui sépare les pavés. Tu parles de ton travail : comme pour tous ceux qui rouvrent, c’est l’effervescence, l’excitation, la joie. Tu parles de ton week-end ; rencontrerai-je un jour celui qui t’accompagnait et que – je présume – tu vas rejoindre ? Je sens que tu n’es pas un piège. Je sens que tu es une présence amicale qui va s’installer.
Plus tard, c’est pour moi cette fois l’excitation, la joie : quelques clics sur le web et me voici paré, pour Koltès tout d’abord. Je te préviens que c’est ouvert, qu’on pourra bientôt s’émouvoir même si les fauteuils grincent. Nous échangeons quelques mots à ce sujet et tu conseilles Duncan. Dans mon panier alors…
Dimanche 16 mai 2021
Ainsi tu as dorénavant les cheveux coupés. Tu as aussi perdu cette grande moustache : c’est une barbe courte dorénavant qui couvre ton visage. « Ça te va bien, les cheveux comme ça« , je te dis. Je n’ai pas encore réalisé cette histoire de moustaches, puisque d’habitude nous nous croisons dans la rue, ou bien je passe devant ta boutique ; évidemment, alors, un masque couvre ton visage.
Tu as beau être juste là, presque de l’autre côté du mur, nous ne nous étions pas revus – sans masque – depuis le premier confinement, courant avril, lorsque je m’étais glissé chez toi, au numéro 6. C’est ainsi que je t’avais surnommé, alors : numéro 6.
Nous n’attendrons pas un an an pour nous revoir ainsi, chez toi. Nous imaginons un film, la prochaine fois. Mardi, nous nous croiserons dans la rue, tu proposeras un James Bond : numéro 7.











































