
Lundi 10 mai 2021


Ainsi, après qu’on aura craint la pluie et avant qu’elle ne s’abatte furieusement au point de s’infiltrer, là, il y aura eu le ciel, beau et menaçant et ces heures cherchant à t’oublier en espérant ne pas tomber dans un nouveau piège. C’était aussi avant que tu écrives ces mots qui me laissait le temps.

Je lui demande si c’est elle, la photographe. Oui. Je lui dis que c’est très beau, je le pense, je cherche les mots, je ne sais pas, c’est évident. Plus tard, nous discutons un peu, je conviens que je suis comme elle, dans ce rapport à la technique, à l’impatience. J’espère ainsi la rejoindre et comme elle, faire trace, sur ces mêmes murs peut-être, un jour.


Ainsi les heures passent légères et amusées, faisant, en pointillés, ressurgir agréablement ce passé qui n’est plus, fait de films qu’on fabrique.
Soudain, tu me proposes la mer. Et c’est insupportable. Parce que je t’imagine me parler de lui, de vous, de votre présent et de votre avenir. C’est donc l’idée de quelques vagues qui nous éloignent peut-être, à jamais peut-être.
Plus tard, je poursuis la lecture. Page 133 et surtout pages 136 -137, les mots sont là, je pourrais les reporter ici, les faire miens. Mais il n’y a d’enfants, pas de chiens, de maison, de projets. Il n’y a que le présent et les jours qui défilent. Et il y a l’attente.

A la fenêtre, nous fumons une cigarette ; nous parlons de lui. Il était venu déjeuner et, sous le soleil, il était radieux. Je te dis que je devrais arrêter de le voir, c’est ce que tu penses, mais tu sais que je ne le ferai pas. Tu me dis que je suis amoureux, moi je n’ose pas prononcer ces mots, sûrement jamais écrits ici-même, et c’est comme s’ils tombaient sur le trottoir, ces mots, tellement là ils sont lourds de sens, lourds de cet impossible qui m’écrase, lourds de cette folie qui n’est qu’étincelles. Il pourrait y avoir mes larmes, aussi, elles tomberaient sur le bitume, mais je les ai séchées bien plus tôt. Elles ne sortent jamais bien longtemps.

Nous arrivons sous le pont, tu me montres la vue, tu me dis quelque chose pour m’inciter à faire une image, mais je te dis que ça montre trop, c’est trop évident. Tu ne comprends pas. Je ne sais pas comment expliquer pourquoi certaines images montrent trop : elles montrent ce que l’on a photographié, il n’y a rien derrière, rien à côté, rien à creuser. Des feuillages m’empêchent une frontalité qui oublierait la construction pour donner des lignes sombres. La vue sur la Garonne, si l’on tourne le regard vers la droite, n’est pas plus intéressante : c’est une vue sur la Garonne. Je la fais, je te montre. Tu vois ?


Ainsi j’aurai voyagé en une semaine, de la Sibérie contemporaine au Buenos Aires des années 80, du Tokyo des années 30 au Mexique d’aujourd’hui, et puis Taïwan, le Portugal, l’Inde, l’Uruguay, l’Italie ah oui Rome et la voix de Nanni Moretti. 15 longs métrages dont deux que je n’aurais pas terminés incluant ce qui est parait-il un chef d’œuvre, mais un chef d’œuvre de quatre heures auquel un jour, oui un jour, je redonnerai sa chance. Et un court-métrage avec des paires de fesses dans un vestiaire. Il aura beaucoup, beaucoup, été question de la mort. Du désir aussi. Souvent les deux réunis.

Annie Ernaux décortique alors des sentiments et des situations qui font écho à ce qu’on a pu lire ici, ou qu’on n’a pas pu lire parce que je n’ai pas pu les écrire. Ce n’est que quelques jours plus tard que je commencerai à tracer des lignes le long de quelques paragraphes, au stylo bille, chose que je n’aurais jamais fait autrefois par respect pour l’objet livre, mais, tout comme il faut réussir à ce détacher des passions, il faut se détacher des objets – d’autant que c’est beaucoup plus simple -, notamment un livre de poche, notamment parce que c’est assez pratique, là, ce petit trait dans la marge.
Et puis il y a la nouvelle photo sur le mur, arrivée jusqu’ici protégée de quelques gouttes de pluie par un film plastique, là, sous mon bras. L’image, c’est une voiture rouge, poussiéreuse, garée dans une rue d’Arica, au Chili. Une Mitsubishi. Elle aurait pu accompagner ce que je n’ai pas écrit là-bas le jour où je l’ai prise, le 4 octobre 2017. Elle pourrait encore.
Je n’ai jamais rien su de ses activités qui, officiellement, étaient d’ordre culturel. Je m’étonne aujourd’hui de ne pas lui avoir posé plus de questions. Je ne saurai jamais non plus ce que j’ai été pour lui. Son désir de moi est la seule chose dont je sois assurée. C’était, dans tous les sens du terme, l’amant de l’ombre.
::: Annie Ernaux ; Se perdre

Je suis sur le canapé. Je clique. Encore. Le visage et le nom d’Emmanuelle Huynh apparaissent sur le site web de France Culture. Je clique. Elle m’embarque. Elle m’embarque dans la joliesse (Ah Debussy !), sa personnalité et ses souvenirs, et un peu dans les miens : le Japon, Le Dépays de Chris Marker, la Villa Kujoyama, et ce que Ch m’en avait dit, d’Emmanuelle Huynh, souvenir flou d’une douceur dans ses mots et d’un respect immense. Tout cela — tout ce qui gravitait autour de Ch et donc de moi plus ou moins directement — a presque entièrement disparu. Je ne mentirai pas : cela me manque (parfois ? souvent ?) tout ça, tout ce monde, ce gratin de gens différents, passionnés, artistes. Oh j’étais parfois un peu potiche, on invita quelques nombrils surdimensionnés à notre table, je vécus quelques moments d’un ennui mortel, mais il y avait une stimulation, quasi permanente. Ça questionnait. Avec le recul, aujourd’hui, je me dis que même l’ennui questionne quelque chose. S’emmerder n’est jamais inutile. Enfin j’espère. Parce que certains soirs, seul devant mes films « différents », je m’emmerde sévèrement.
Et puis, plus tard, une autre femme, une autre voix, une autre histoire.

Et soudain, Moretti, Nanni Moretti. Ce surprenant et magnifique visage d’autrefois – 1983 ! -, cette voix… et l’Italie. Je dis parfois que j’aimerais vivre à Rome, on me prend pour un fou, mais j’en aime son tumulte et tout ce qu’elle exhibe. Je dis toujours que j’attends la Sicile, mais je sais que j’aimerais l’embrasser longuement, trois ou quatre semaines : où donc loger cela ?

Je porte ce pantalon acheté l’état 2004 en Italie. Léger, ample mais bien coupé, d’un motif écossais aux belles teintes douces dont la dominante est un gris que je ne saurais exactement nommer. Je l’ai tant aimé qu’il est encore là. Il porte les stigmates de toutes ces années d’usage : le bas déchiqueté que je n’ai jamais fait recoudre, et une légère décoloration sur les cuisses. Je l’enfile ce matin, après un rapide coup de fer à repasser, pour aller au cabinet médical ; il me semble adapté aux températures extérieures et pourtant j’hésite. Je sens que cela ne va pas : il est le passé. Pourtant je n’ai pas cette sensation avec d’autres vêtements qui ont résisté au temps et que je porte encore, telles ces bottines – achetées elles aussi à Lecce, l’été 2005 – qui ont pourtant souffert et dont le cuir a craquelé d’être abandonné quelque temps, tels ces débardeurs ou ce tee-shirt noir qui appartenaient à F. Je ne sais pas exactement ce que cela signifie, j’essaye de comprendre. Ce pantalon est peut-être le signe d’un temps définitivement révolu, celui d’une certaine audace due à l’âge, là où ce tee-shirt uni n’a rien d’audacieux, si ce n’est sa coupe et sa taille. Alors, au retour, après que j’aurai fait rire l’infirmière, pour éliminer cet étrange malaise que j’ai à le porter, je le remise, choisis ce bermuda bleu foncé qui se retrouvera poussiéreux au retour de l’après-midi, et glisse deux maillots dans mon sac : la piscine d’A m’attend.

Soudain, sur Mubi, me voici alerté que de nombreux films vont disparaître de la plateforme le 30 avril… Ayant vaguement délaissé le cinéma depuis quelques temps, la liste des courts et longs métrages qui m’attendent est interminable. Oh je ne fais pas mon Annie Girardot, pleurant qu’il m’a manqué derrière un pupitre de plexiglas sur lequel est posé un César brillant sous les projecteurs sniff sniff, d’ailleurs ça ne sert à rien de pleurer dira une grand-mère dans un film vu quelques jours plus tard, et d’ailleurs plus tôt j’avais fait rire mon médecin. Il faut dire que cela avait commencé tandis que j’attendais : « Bonjour M. Arnaud », m’avait-il dit, s’excusant immédiatement de son lapsus. Je n’avais pas manqué de l’appeler par son prénom lorsque ce fut mon tour et il s’était senti obligé de se justifier – un ami d’enfance retrouvé je ne sais quand, ou un truc comme ça, nom de famille Arnaud. Mais c’est en lui narrant sans gêne mes péripéties qu’il éclata de rire. Souvent nous plaisantons. Peut-être a-t-il rougi.

Je m’arrête près d’un banc couvert de neige. Je regarde ma montre. Je vois l’heure. Mais l’heure n’est pas la raison pour laquelle je regarde ma montre. Je regarde ma montre et quelqu’un court autour. Le jour et la nuit. Je peux m’arrêter le jour, me réveiller la nuit, je regarde ma montre et un homme court. Je ne vois pas le temps passer, je vois courir l’homme inépuisable. Jamais il ne s’arrête. Pas la moindre pause.
::: Denis Lachaud ; L’homme inépuisable

Je suis dans son cabinet depuis un certain temps. Une batterie de tests et de questions lui ont permis d’éliminer toute pathologie sérieuse. Je ne suis pas avare en réponses, interrogations, tentatives d’exprimer ce que je ressens ; ce n’est pas toujours simple.
Le téléphone sonne. Je sens que c’est un appel personnel, et tout ce que je sais, c’est qu’il porte ce qui semble être une alliance, mais à la main droite. Il raccroche :
– « C’est mon anniversaire »
– « Ah bon ? Vous aussi ?«

J’ai creusé une fosse pour ce récit. Je vais tout raconter face à elle, puis je la recouvrirai de terre pour y enfouir mes paroles, telle est mon intention.
::: Keiichirô Hirano ; Ambre couleur de feu (dans Tempura)

Le soir venu, emporté par le doux flux des projets qui prennent forme, voici que je sélectionne 22 haïkus (6 de printemps, 6 d’été, 5 d’automne, 5 d’hiver) c’est-à-dire que j’élimine, du premier choix fait il y a de longues semaines, ceux qui ne conviennent pas, verbe trop vaste mais qui suffira pour ce soir. Voici également que je regarde rapidement la maquette du livre #home et que j’écris à B à ce sujet, admettant avec les années de recul que cela manque peut-être un peu d’architecture. Et voici enfin que je pose sur le coin du bureau les carnets du Chili dont la matière attend et attend encore d’être manipulée. Revigoré par les jours passés, et ô joie, nullement encombré par la reprise du travail en ce lundi, je me sens traversé par quelque chose qui répond peut-être à ce que j’écrivais hier. Je sais surtout que la venue de J durant dix jours a été d’une importance capitale. Il a été un regard, une oreille, des mots, comme souvent. Mais nous avons été dans une temporalité et une géographie inédites, qui, chez moi et donc au milieu de ce qui fait ma vie, auront joliment poussé mes murs. Jusqu’à les redécorer ?

Tu es là mais nous ne sommes pas là. Nous sommes dans cet espace, chez moi, dans lequel, si c’était un rêve, tu flotterais peut-être. La conversation ne parvient pas à s’installer. Il y a quelque chose qui la retient, c’est souvent le cas lorsque je suis chez toi, mais ce quelque chose, là, maintenant, c’est ce qui fait que tu m’as écrit ce matin ; je crois que nous ne rions pas. Tu fais la remarque de l’absence d’un écran de télévision, tu ne poses pas de questions lorsque je te dis que je suis content de la semaine de vacances qui vient de passer, parce que notamment j’ai fini la maquette d’un des livres et que j’ai repris l’écriture d’un autre. Je suis alors gêné d’en parler, parce que tu n’auras pas cette place, tu n’auras pas ton livre ; peut-être verras-tu plus tard, sur mon bureau, alors que tu seras installé pour travailler un peu, une sortie papier sur laquelle s’affiche ce titre qui parle d’amour et que j’ai laissé sans y prendre garde. Tu t’étonnes aussi des livres qui ornent le mur du salon, tant de livres, tu dis que toi, une fois que tu les as lus, tu ne les conserves pas. Tu t’étonnes que parfois je les relise. C’est rare, mais ça arrive. J’ai surtout besoin de les avoir près de moi, qu’ils soient là, ainsi quand mon regard les croisent, j’ai le souvenir de l’émotion qu’ils m’ont procurée. Souvent, vois-tu, je ne me rappelle que cela : les personnages n’ont plus de noms, plus d’histoires, plus de contours. Il m’en reste, quelque part, une petite musique. Comme vous. Mais oserais-je dire que parfois, vous non plus, vous n’avez plus de noms ?

Cette nuit-là, Remedios est rentrée plus tard que d’habitude. Le gardien était en congé, la station-service baignait dans les premières lueurs de l’aube. Une voiture a déposé ma femme devant la piste. J’ai observé la scène de la cuisine, à travers les fentes des persiennes. Remedios est sortie du véhicule, cheveux dénoués, en appui sur la portière ouverte. Elle s’est attardée à bavarder avec le conducteur, dont je ne parvenais à distinguer le visage, mais je n’avais aucun doute sur son identité. Et puis, j’ai attendu derrière les volets. Le moteur s’est arrêté. Ma femme, le col de sa robe couvert de paillettes, a fait le tour de la voiture. D’un pas tranquille, légèrement déhanchée, longeant le bord de la carrosserie, elle s’est appuyée contre l’aile avant, côté conducteur.
::: Yves Ravey ; Adultère
Tu portes comme souvent ce vêtement bleu, protégeant de la pluie et du vent. Je t’avais dit, la première fois que je t’ai vu le porter, que j’avais eu le même, mais que les manches étaient trop courtes pour moi. Là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique et de l’Amérique, je l’avais alors offert à P. Je lui avais laissé un peu, ainsi, quelque chose venant du pays où nous nous étions rencontrés, de l’autre côté de son océan.

Un pléonasme est une figure de style désignant une redondance répétitive, voire une répétition redondante réitérée à plusieurs reprises.
::: Thierry Maugenest ; Bâchez la queue du wagon-taxi avec les pyjamas du fakir
J’ai mis un point final à la maquette de ce qui est notre histoire et que j’ai appelé « Présence de l’amour à l’intérieur« , tu le sais déjà. L’objet ira prochainement, avec audace, affronter le regard de quelques éditeurs. Pourtant, je sais qu’il manque des moments essentiels, il manque tant de nos rires, il manque comment tu m’appelais Monsieur Camomille, il manque comment tu marchais dans les ruelles d’Ivry avant cette dernière nuit ensemble. Il manque ton visage, m’a dit M.

Oui, je sais, j’ai vu, dis-je quand il est question des messages d’anniversaire laissé sur ta page Facebook. Mais moi j’appelle. Ainsi j’entends ta voix apaisée, voire joyeuse. Je ne te dis pas que j’ai repris l’écriture du livre et que j’essaye tant bien que mal d’inventer une histoire et de nous rendre absents.

Je te demande si tu as perdu du poids. Tu me dis que non, tu ne crois pas, mais tu me demandes si j’ai un pèse-personne. Je n’en ai pas. Ton visage a changé, c’est peut-être simplement parce que tes cheveux sont très courts aujourd’hui. Chaque fois que tu viens, je le pense, et aujourd’hui tu as presque perdu ce visage de l’enfance que tu portais quand nous nous sommes rencontrés. En te photographiant, je te dis que tu es beau, je le dis plusieurs fois, je dis plus précisément que c’est facile de te photographier tellement tu es beau. J’aime quand tu ne souris pas. Alors je te dis de faire la gueule. Et nous rions.
Et les tu se succèdent et vos visages aussi.
Le tien est en vidéo et depuis deux jours il s’est encore plus assombri. C’est ton père, cette fois, qui t’exclut. Et dans tes paroles, c’est toi qui définitivement balaye ta mère d’un revers de main ; elle est devenue le diable. Pourtant, dans un mouvement de légèreté, tandis que ton malheur t’entraîne vers des projets loin d’eux, dans une autre maison, dans d’autres habitudes, je te dis qu’aller là-bas, pour moi, devient possible, peut-être. C’est étrange, je ne l’avais jamais imaginé : il ne m’avait jamais traversé l’esprit que je pourrais voir un autre désert. Tu souris, et tout de suite tu dis que la ville n’a pas grand intérêt. Alors je m’enthousiasme et j’imagine déjà mon regard à l’affût et des alignements d’immeubles bordant le rien. Tu acquiesces.

La journée commence par la nouvelle chanson de Clara Luciani, clip acidulé sur l’écran du téléphone tandis qu’en arrière-plan il y a la radio qui sort du pied du lit et que je n’écoute pas réellement. Les paroles de la chanson sont à l’image du projet du jour : relire ce livre qui parle de toi, et qui montre ton corps, nos mains, ta nuque, nos frôlements. Elles parlent d’un amour perdu, du souvenir ému d’un corps nu. C’est pourtant un air sur lequel on dansera bientôt.
Nous ne sommes plus hier. Il n’y a plus de douleur. Il y a enfin, dans la journée, cet état dans lequel j’entre pour travailler. Peut-être qu’il me fallait souffrir de ce qu’il y a à-côté, c’est-à-dire des jours sans rien, sans ça, sans créer. Peut-être que je souffrais d’attendre. Mais d’attendre quoi ? De nous retrouver, là ? Encore parfois traversé par mon amour pour toi, je ne sais pas pourquoi je m’obstine à nous regarder vivre.
Mais je relis le texte, corrige encore, rectifie. Tout a a beau être extrait de mon journal, il faut quelques reprises, je dois gommer quelques flous, me battre contre quelques fantômes. Ainsi j’efface ce passage qui évoque un prénom qui n’était pas le vrai : il y a, dans nos histoires de garçons, des prénoms changés, des peurs, des discrétions. Il y a, dans son prénom que je croyais être celui par lequel on l’appelait, le souvenir net de mon émotion lorsque, déjà reparti loin d’ici il m’avoua la place que j’avais eu : il y a, dans nos histoires de garçons, un premier. J’avais été le sien.

C’est un jour qui démarre à 7h49 quand le vacarme de l’installation d’un échafaudage résonne dans la cour deux jours plus tôt que prévu. C’est un jour douloureux, ça se passe dans la tête, et rien n’y fait car résonne dans le crane tout ce que j’ai à faire durant cette semaine de vacances qui débute, avec en petite cerise aigre sur le gâteau trop sucré ce que j’aurais dû faire avant de partir en congés. Ce que j’ai à faire ? Lire, écrire, compter, faire, défaire, prévoir, mettre en page, corriger, calibrer… et rentrer les plantes et les fleurs deux jours plus tôt que prévu, installant un joli jardin d’hiver devant la fenêtre.
Alors je fuis les écrans ; ils n’aident pas la douleur à s’évaporer. Je fuis aussi la rive gauche pour marcher démasqué. J’essaye de me libérer l’esprit, mais ça grésille là-haut. Je sais qu’il suffit de penser au plaisir que j’aurai, sur les deux projets d’écriture. Je sais qu’il suffit que je pense à autre chose aussi, ça tombe bien, te voilà. Tu me parles de lui, de vos projets, de ce que la vie peut-être pourrait vous offrir. Ma tête part alors sur d’autres chemins le temps que tu es là. Et la lumière assombrit encore plus tes yeux.


Tu parles de S en riant, mais le trait d’humour ne m’amuse pas, il n’y a, pour moi, dans la seconde où tu prononces cela, que la réminiscence de l’insupportable de cette période traversée alors. Je réplique sans réfléchir une seule seconde, c’est cinglant comme un coup de fouet, blessant sans aucun doute, mais les circonvolutions de la discussion se poursuivent sans que je retire immédiatement ce que je viens de dire, ou que je l’explique a minima, à supposer que ce soit justifiable d’évoquer les manières que nous avons, l’un et l’autre, de régler nos blessures, à supposer que ce soit justifiable de comparer ce que tu traverses et ce que j’ai vécu. Plus tard, trop tard de toute façon, je t’envoie un mot court pour colmater la brèche. Tu répondras, plus tard, mais pas trop tard. Nulle brèche. Je te précise qu’il y a dans ces déjeuners-discussions quelque chose qui m’épuise. Un autre jour, à une autre occasion, dans d’autres circonstances, tu riras à nouveau de S, tu riras à nouveau de moi, tu diras à nouveau, en tirant le trait, que c’était l’homme de ma vie, et je rirai comme tant de fois.
Et puisque il est question de brèche refermée, revoilà Z.
Il est tard, presque minuit. Je me mets au lit en sachant que je pourrais écrire des lignes et des lignes sur le passage chez les coiffeur, mon retard de cinq minutes en référence à la fois dernière, trois mois plus tôt jour pour jour, trois mois plus tôt pour entendre ainsi dire B, mon coiffeur, en me passant une main dans les cheveux, que j’ai une belle épaisseur. Du plus loin que me reviennent mes souvenirs chez le coiffeur, l’épaisseur de ma tignasse a toujours été remarquée, posant problème ou réjouissant le professionnel selon ma demande. Bref, je suis donc au lit, et je pense à ce moment chez toi, là encore on pourrait en écrire des lignes puisque tu n’avais rien pour accompagner la bouteille de vin blanc et que je suis reparti trois heures après être arrivé malgré l’horaire cendrillonesque. Bref je suis donc au lit, fatigué, depuis mon retour je n’ai rien fait qui mérite des lignes et des lignes, et je reprends le Camille Laurens, imaginant en lire quelques pages. Puis voici quelques autre pages. Et encore d’autres, des lignes et des lignes… Je suis bien, il y a cette volupté d’être plongé dans la littérature, chose rare pour moi dont l’esprit vagabonde si facilement, mais cette fois j’y suis, c’est presque comme de la méditation : ce que l’auteure raconte – et comment elle le raconte – m’emporte. 85 pages plus tard, le livre est terminé.

Ta présence, que l’on n’attendait pas ; le malheur, triste malheur des uns, fait le bonheur de t’avoir avec moi pour un soir de plus. Notre amitié n’a jamais traversé une telle temporalité je crois. Encore nous parlons. Encore ta présence me pousse à revoir ce qui m’entoure et ce qui est en moi. Encore il y a les autres ; il te font parfois tant sourire.
Tu veux du soleil, nous l’attrapons au coin d’une rue, sur un bord de trottoir, en partageant une foccacia ; il est tôt, tu as faim, tu sais que je m’adapte pour ce type de choses. Tu veux une bière, mais à ce jour il n’est plus permis de les boire de la même façon, sur un bord de trottoir, au coin d’une rue, d’ailleurs la police est place Lafargue, alors nous allons chez moi, de toute façon il y aura du soleil, te dis-je. Pourtant il n’est plus sur la coursive, mais il s’engouffre dans le salon, et te voilà posant, dans un triangle de lumière. Finalement ébloui, tu te déplaces après que j’ai photographié le tricolore de tes vêtements.
C’est la première fois que tu viens ici ; il aurait pu y avoir d’autres occasions. Tu poses alors ton regard sur mes images. Tu en dis de belles choses, tu dis qu’on a envie de voir ce qu’il y a derrière.

Alors je me retrouve à saisir ton visage, à fixer ton regard, à te dire de sourire, un peu plus, de tourner la tête, oui, comme ça. On cherche la lumière, ou plutôt on la fuit ; elle est si forte aujourd’hui.

Ta présence. Elle accompagne ce chemin qui devient une habitude, mais tu es aussi le témoin de ce que je découvre, ainsi ces pyramides, maudites, tant détestées, peut-être principalement parce qu’elles osent défier le ciel de Bordeaux, et dominer l’horizon par leur dôme vitré dont on ignorerait moins l’usage si l’on cherchait un peu. OK Google ? Aujourd’hui pour la première fois, au milieu de ces nouvelles constructions, je circule. J’en interroge brièvement les ruelles qui n’en ont pas le nom, les jeux de pentes et d’angles, les complexités, l’éparpillement abscons de certaines fenêtres, je caresse les murs éblouissants sous le soleil d’avril, et je vois comme ailleurs combien les rez-de-chaussées peuvent être un pied-de-nez aux bâtisseurs ou une liberté pour les habitants, liberté de se montrer ou se cacher, de laisser le balcon faire salon, de briser déjà le gris et le blanc des façades par des pans de bois devant lesquels on soupire. Évidemment ce lieu évoque les miens, la maison de Kyoto que tant ont visitée, l’appartement l’Ivry offert à vos regards.

Alors au milieu des rayonnages de la librairie, Hélène me demande si j’ai lu ce livre, moi, puisque j’aurai un forcément un regard, parce que je suis ce que je suis, et puis s’approche JL et J. Non je ne l’ai pas lu. J’attrape quelques passages du journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, d’Arthur D, crudité sans détour, Grindr, etc. C’est un peu comme le cinéma d’Antoine d’Agata, où faut-il se placer pour dire ce qu’on en pense, d’un tel truc ? Est-ce prétentieux ou fascinant ? Est-ce littéraire ou sociologique ? A côté il y a l’anthologie de Dustan, mais Dustan ç’a été tant, dans ce que l’intime ose à offrir, ç’a été une époque pour moi. Qu’importe. Je suis heureux, là, de parler de littérature avec Hélène, même si c’est de cela, quelques phrases entrevues dans 2200 pages. Ou surtout si c’est de cela ?

Nous ne nous connaissons pas. C’est-à-dire que nous ne savons de nous que les si nombreux messages échangés et les heures en visio. Tu es dans cette ville qui n’est pas la tienne, dans ce pays-île qui n’est pas le tien, toujours à cette même distance évoquée parfois ici depuis un an, toujours ce même sourire, toujours ces yeux noirs, toujours cette douceur apparente, toujours hors de cet espace Schengen qui offrirait un peu d’air. Souvent ta vie n’est que promenades, photographies colorées, pâtisseries et séries télévisées. Depuis peu tu peins, mais il n’y a pas, dans ces morceaux vifs aux motifs tellement enfantins qu’ils m’étonnent, ce qui fait parfois la précision graphique de certaines de tes images.
C’est au réveil que je lis ton message. Tu me dis que tu vas bien : Being away from mom really helped me to cheer up and keep sane.
Il y avait d’abord eu les mots durs de ta mère, puis les menaces, puis plus récemment les silences ou plutôt l’interminable silence de plusieurs semaines entre vous, et puis enfin ce mot que tu m’as écrit dans la nuit de dimanche à lundi : « She locked me out. » Tu n’étais plus le bienvenu dans cette cette maison qui n’est pas la tienne.
Je me rends compte qu’ici, aujourd’hui, il m’est important de relayer cela. Je reprends tes mots, je donne à lire, je fais témoignage de ce qui t’arrive : tu es mis à la porte de chez toi parce que tu es homosexuel et que ta mère ne le supporte pas.
Tu viens d’un pays où tu risques un an de prison, me dit Wikipédia.
Et je ne peux rien faire pour toi.


I est venu poser. Pas très longtemps, le temps de faire connaissance, le temps d’un sandwich au soleil, d’un café et de quelques clichés qui rallongent la pause déjeuner et raccourcissent un peu le soir. C’est un travail en cours : des visages, des corps, des courbes, des mains, des ombres, des formes distinctes ou indistinctes. Je cherche. C’est aussi un travail sur moi que de savoir regarder l’autre.
Et nous voilà le soir, je découvre que c’est la journée internationale de visibilité trans. Coïncidence : I est un garçon trans.
Alors pour lui, pour les garçons et filles trans que j’ai croisés sur mon chemin et qui pour certain(e)s sont encore présent(e)s, notamment R, je me dis que c’est le jour de mettre quelque chose sur ce réseau social bleu où l’on me lit, et où je peux les rendre moins invisibles parce que présents aussi dans ma vie.
Alors je lui demande si je peux diffuser une photo, pour l’occasion. « Je suis ok, peut-être pas ma tête si jamais les gens réagissent mal ou quoi« , me dit-il.
Alors, sur le réseau social bleu, il y a cette image d’un homme, visible et invisible.

A la fin de chaque film regardé sur Mubi, il est possible d’attribuer une note, c’est-à-dire entre 1 et 5 étoiles. Je n’aime pas vraiment cela, mais je me prête au jeu la plupart du temps, plus pour me rappeler vaguement quelque chose que pour noter réellement. Le problème des notes c’est de savoir ce que l’on note. Où je me situe lorsque je clique sur l’une des étoiles ? Suis-je pur spectateur ou bien, détaché de moi, suis-je reconnaissant que le réalisateur tente de nous emmener quelque part ? Suis-je dans le plaisir ou l’analyse ? Dans l’émotion ou le regard ? Dans un fauteuil ou dans le film ?
L’un et l’autre. Ni l’un ni l’autre. Ca dépend. Ainsi Les Coquillettes de Sophie Letourneur subissent-elles deux étoiles (et je me suis retenu de n’en mettre qu’une) : parce que je trouve que certains personnages sont tellement pathétiques que c’est à mon avis un cinéma gênant et vain, ou parce que le scénario n’a aucun intérêt et que le parti pris du montage fait que ça radote ?
Ainsi Taipei Story d’Ang Lee a-t-il cinq étoiles : parce que j’étais disposé à m’y plonger ou parce que c’est un putain de chef d’œuvre ?
Ce soir, j’ai mis trois étoiles. Parce que je n’ai pas su s’il en fallait une ou cinq. Ce soir, j’ai à nouveau essayé de regarder Atlas, d’Antoine d’Agata. Je n’y suis pas parvenu entièrement. Chez moi, là, sur mon canapé, dans ma solitude, c’était impossible de regarder cela, ce rythme, ce monde, ces images, belles, magnifiques évidemment, oui, mais il me fallait une salle de cinéma, il me fallait m’enfermer, comme déjà je l’ai écrit pour un Philippe Garrel silencieux, il me fallait me retenir, m’enchaîner peut-être. J’aurais pu mettre cinq étoiles pour la pureté, pour cette manière de nous attraper par le col et de nous dire : « Regarde ! Mais regarde ! Regarde-les« . J’aurais pu mettre une étoile, pour le trop : le trop beau, trop propre, trop écrit, trop articulé, trop « Regarde ! Regarde-moi !« .
Mais peut-être que l’auteur en préfèrerait 1 plutôt que 3. Peut-être qu’il attend qu’on se crispe, qu’on s’agace. Peut-être que j’attends aussi cela du cinéma, qu’il aille quelque part, mais pas dans des eaux tièdes. Alors Letourneur, twelve points finalement ?

Il y a un an, je regardais par la fenêtre. J’avais été invité par Franck Smith pour participer à son film choral, le Film des instants. J’y donnais une minute de mon temps suspendu, et le soleil était apparu, inattendu, à l’heure dite. Il était 12h45 et quelques secondes, et derrière la vitre de mon appartement, je retenais ma joie tenant à un éclat soudain sur ce mur de crépis terne. Dans mon journal de ce 29 mars 2020, j’écrivais d’abord quelque chose sur quelqu’un ; je ne sais plus qui. J’écrivais ensuite : »Alors j’avais été heureux. Heureux de cette lumière née du hasard, heureux de revenir dans cette famille du cinéma-réalité qui avait été la mienne puisque la tienne. Au générique, moi parmi eux. »
Un an plus tôt, il avait été question de lumière également, d’une fenêtre donnant sur le parking de l’hôpital. Depuis je ne vois plus le même visage.
Un an plus tard, aujourd’hui, il fait trop beau peut-être, toujours peut-être il fera trop beau pour trouver cela joli, ces températures folles, et cette lumière là qui s’agrippe. Sur la fenêtre du tram, elle laisse des griffures.

Il est 17h53, je dis « Salut », tu réponds « M’ssieu », nous poursuivons et rapidement je conclue : « 19h15 ». Alors vers 19h20 peut-être je pars de chez moi, tu n’es pas bien loin, et une fois passée la rue Sainte-Catherine il y la rue du Hâ, j’aime bien la rue du Hâ, je ne sais pas trop pourquoi, si c’est son nom ou ses proportions et puis au bout je tourne, je me faufile, je prends en photo la lumière qui débouche de ce passage étroit, quelqu’un apparaît, flou, et puis à droite il y a encore du linge qui sèche dans la rue, toujours je pense à l’Italie, mais ils sont, je crois, d’Europe de l’Est, et souvent il y a quelque chose de rose. Je dis cela comme si je venais régulièrement. Mais tu n’es pas encore une habitude.



Je cherche une métaphore qui te donnerait une place et qui dirait à peine ce que tu viens faire là.

Il y a ce paysage de l’Adour, une brume, des feuillages roussis. L’image me plait, le projet décrit dans le cartel aussi. Tu me rejoins, te voilà, je te résume le propos de l’exposition, les images, le projet, les idées, parfois pas, là je t’explique qui est Agnès Varda. Je te dis que si j’étais un peu plus moteur de mes projets photographiques en jachère, j’aurais peut-être ma place ici, mais c’est un peut-être dont je sais clairement tout ce qu’il implique, je ne suis ni fou ni naïf. Devant le paysage de l’Adour, tu dis que n’importe qui aurait pu faire cette photo. Je te regarde. Je ne suis pas sûr d’avoir compris, parfois ton anglais est un roc, souvent mon oreille est un puits de doutes. Oui, tu as bien dit cela. Je te dis que toi qui fais de la photographie, tu ne peux pas dire cela. Je n’ai pas beaucoup d’autres arguments, je parle du regard, du moment, mais je n’arrive pas à traduire l’impalpable dans cette langue. Dans ce type d’interstices où l’idiome est un frein, les mondes différents dans lesquels nous vivons sont encore plus espacés.

La voix est alors plus claire, soulagée ; je te le dis. Ici je tais ce que tu affrontes. Je pourrais l’aborder de mon point de vue, spectateur distancié, comment tu dis, ne dis pas, ce que j’entends, ce que je comprends pas, et comment on recouvre les maux par des silences-respirations ou des silences-nuages, c’est selon. Je pourrais dire combien tu dis tant.

Ton père a fait le déplacement, pourtant. Impatient, il assiste à ta naissance. Cela ne se pratique guère encore, dix ans avant Mai 68; les pères sont tenus à distance du sexe dilaté des femmes, de la douleur qui se réveille en elles dans un parfum de merde et de sang, de leurs gémissements de bête qui crève en se vidant. Ils ne s’en remettraient pas, dit-on, voir les rendrait impuissants. On protège les hommes de la faillite et les couples du dégoût d’eux-mêmes.
Camille Laurens ; Fille
C’est au soleil que l’on se retrouve, vous m’attendez. Il n’est pas midi. La matinée, pour un dimanche, avait déjà été jolie, depuis tôt pour un dimanche ; elle avait eu les couleurs de la Californie et le noir et blanc d’un tatouage raconté. Ainsi nous nous rencontrons enfin ; beaucoup nous rirons, je crois.

Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi, pour aller déjeuner chez S, les gâteaux les moins attirants. Enfin, si je sais pourquoi. J’avais envie d’être surpris par le détournement d’un cheese-cake, gâteau que j’adore pour sa simplicité et son efficacité, alors revisité par le pâtissier S, dont on notera la similitude alphabétique avec celui qui m’attendait. Le cheese-cake était en mode « soufflé » disait l’étiquette ; nous ne le fûmes pas. Pschitt a fait le soufflé. Ou bof.
Il s’agira donc, au prochain rendez-vous, de rattraper l’échec gustatif qui a clos le repas. Mais encore au prochain rendez-vous parlerons-nous délicieusement de livres et de films, encore y aura-t-il ces lieux que S habite ou avec lesquels il a rendez-vous, encore dirai-je que tout ce qui m’attend m’attend encore : ces livres non osés, ces images non montrées, ces yeux non regardés. Peut-être aurai-je eu d’autres audaces que les courbes et les ombres qui défilèrent en petites vignettes carrées après le café et qui attendent leur double, leur contrepoint, leur part manquante : des mots. Les mots raconteraient les silences. Cette idée est en moi. Elle est apparue dans la conversation après qu’on a parlé du livre de Patrick Autréaux, qui, à l’endroit où il se place, me plait, mais qui, à l’endroit où il reste, me déçoit : dans ce qui ressemble à l’amour mais qui n’est qu’une succession de brûlures qui n’ont que le goût de l’incomplet, de l’inaccompli et de l’attente, l’auteur se retient de dire là où ça explose. Veut-il ainsi garder pour lui ce qui ne se partage pas ? Ou veut-il encore croire qu’il a eu droit à quelque chose, rien qu’à lui, là, au creux de lui ?

Il est 8h23 lorsque je te réponds que la chanson que tu m’as envoyée à 0h07, tandis que déjà je dormais, est magnifique. Je te remercie. Toi non plus, un peu plus tôt, la veille peut-être, tu ne la connaissais pas. Tu avais été happé par le moment où elle chante « I love you, hate you, love you, hate you. » L’avais-tu d’abord écoutée à plusieurs reprises, comme moi au réveil, subjugué par la voix, la mélodie, les mots ? Imaginais-tu qu’on pouvait ainsi aimer et le clamer dans une chanson ? Avais-tu tout de suite pensé à moi en l’entendant ? Jamais nous ne nous sommes aimés ni haï, peut-être qu’en d’autres circonstances géographiques, sans océan entre nous nous nous serions aimés ; j’aurais plongé dans tes yeux bleus, ta fragilité, ces chansons que nous partageons, ton sens de l’humour et ton esprit brillant. Je suis toujours surpris que tu m’écrives encore, je suis encore charmé de ces heures avec toi au milieu du mois d’octobre 2018 : tu es un souvenir de vin médiocre, de verre d’eau renversé et d’œuf bénédicte. Tu es le souvenir d’une liberté prise sur un emploi du temps matinal ; il faisait si beau.
Récemment tu m’as envoyé des photos de toi, tu laisses tes cheveux pousser, et ce garçon qui t’aime, il les aime ainsi, je crois. Tu es de ceux dont la présence, je sais, me serait heureuse ici, une amitié douce et chantante, j’en suis sûr. Pourtant mon anglais imparfait souvent me retient de t’appeler. Alors sans doute te raconterais-je ces tourments dont on fait des chansons.



Qui est le premier de nous deux à dire à l’autre « Why are you smiling ?«

Ah bon ?
J’ai mis 6 verres, j’ai préparé 6 serviettes, mais nous ne sommes que 5. J’ai donc à ma droite une chaise vide après que nous nous sommes tous installés, puisque je me suis assis au bout de la table. Qui est donc cet absent ? Qui ai-je inclus ? Me suis-je cru être deux ? Oh non, je ne t’ai pas imaginé t’entraîner avec moi, bien que tu sois apparu en une allusion appuyée, quelques phrases décrivant une situation dont le matin j’avais compris m’être totalement défait. Pour de bon ? Libéré de toi, presque aussi rapidement et facilement que les nuages avaient balayés l’averse de grêle qui m’avait inquiété plus tôt, je suis d’une légèreté qui a eu peu d’égal ces derniers temps, légèreté née de cette improvisation, née de leur présence, née d’une pizza que tout le monde aime, née de ce dont je suis témoin avec cette nouvelle vie pour ma nièce qui, pétillante et optimiste, me transmet sa joie d’être là. Dans nos vies réduites, elle m’apporte un air frais, des éclats de rire et sa jeunesse. Elle m’apporte l’impatience de ce qui l’attend demain. Elle m’apporte la joliesse des regards échangés avec son amoureux. Elle m’apporte aussi ce qui fait famille, et ce rôle que j’ai, là, d’être oncle. J’aime cela. J’aime l’idée, dans ce rôle imposé né du hasard de nos naissances, qu’elle soit là et je sois là.
Alors je leur offre une image. Ils puisent dans ces cadres qui attendent preneurs, ils choisissent la plus légère, cette jeune femme dans sa jupes à fleurs marchant dans les rues de Kyoto un jour de l’été 2011. Ils emportent alors avec eux un morceau rose et lumineux de ma joie de l’époque dans une ville qui un jour deviendrait la mienne. Ici, voici la leur.

Faire (ou refaire) l’expérience d’un autre cinéma est nécessaire. Elle est pour moi une confrontation avec un espace éloigné, qui ne l’a pas toujours été. C’est comme mettre les pieds dans une histoire d’amour impossible qui, aujourd’hui, n’arrive pas à caresser mon besoin d’être fier de l’autre, de ce qu’il dit, de ce qu’il fait, de comment il bouge. Je suis exigeant et j’attends que le cinéma le soit un minimum. Mais pour balayer les remarques, je ne dis pas que je suis exigeant : je dis que je suis snob.
Un mes premiers souvenirs de snobismes cinématographiques date de 1993. Il y avait Richard Gere et un scénario qui interrogeait la limite de la fidélité amoureuse à travers le spectre du fric : oserait-on coucher avec un autre pour un million de dollars ? … ou un truc du genre. Mais peu importe l’histoire. Je commençais alors probablement à creuser le cinéma, peut-être déjà y avait-il déjà eu Mankiewitz et Casavetes. Mais peu importe. J’avais trouvé le film extrêmement mauvais. J’avais accompagné 3 ou 4 copines. Je nous revois sortir du cinéma et je n’ai probablement pas osé dire que c’était une insupportable daube sans arguments.
Ce samedi, je n’ai pas eu beaucoup plus d’arguments après les deux films. Ils étaient vraiment mauvais. Le premier surtout. Le deuxième ? Aussi, mais il n’avait pas la prétention de vouloir en faire des tonnes avec de la science-fiction alambiquée – en plus il y avait des cerveaux dans un immense truc en verre, ça m’a rappelé le boulot. Je ne sais pas pourquoi c’était nul. C’est comme ça. Je ne sais pas l’exprimer.
J’ai alors pensé à ce que tu disais des silences. Je ne savais pas quoi faire des nôtres.
Chaque fois, c’était la première chose qu’il demandait, ce thé au jasmin qu’il avait découvert chez moi. Je faisais rouler deux trois perles et versais l’eau bouillante. Assis sur le canapé, les mains enveloppant la tasse devant lui, il regardait l’eau se colorer et tourner lentement, la vapeur serpenter et se dissiper, les perles se dénouer en grandes araignées, s’enlacer et sombrer. À petites gorgées, il se détendait. Si j’avais quelque chose à manger ? Des biscuits par exemple ? Il en croquaient quelques-uns puis il posait la tasse et, me hameçonnant des yeux, suspendait un Alors ? entre nous. Cette fois il était bien là. Pour deux ou trois heures, ou pour la nuit. Il était bien là.
Patrick Autréaux ; Pussyboy