Vendredi 26 août 2022

Le bus de rechange à l’inconfort certain roule vers Clermont-Ferrand. Devant moi, le chignon d’une jeune femme qui est bien trop près de mes yeux pour l’apprécier, bien que la spirale qu’il dessine soit délicate et me rappelle celui de Madeleine dans Vertigo. Mais j’ai de quoi m’en extirper, les yeux clos ou pointant vers les paysages qui défilent : dans mes oreilles il y a les voix ou les mots de Mathieu Riboulet ou de Marie-Héléne Lafon. Cette dernière est donc un avant-goût d’Auvergne.

Le siège de la dite jeune femme est capricieux, celui de sa voisine aussi, c’est ce que j’apprends en arrivant sur une aire d’autoroute où l’on peut se dégourdir les jambes car je m’enquière de l’éventuelle possibilité, en y mettant les formes, qu’elle veuille bien laisser le siège relevé. Mon voisin de siège est un brun germanophone dont les jambes bronzées et velues dépassent d’un short blanc ; il ne dit rien malgré une situation identique.

Le reste du parcours est donc plus éloigné du chignon : je peux lire.

A Clermont, il s’agit alors, la nuit est tombée, de jeter un œil sur la cathédrale dont la façade est plongée dans le noir, fantomatique. Il s’agit surtout de changer pour Issoire et de creuser la nuit dans un TER tardif.

Mercredi 24 août 2022

Soudain, tu me dis des mots que je ne crois pas. Mais je dis oui, d’accord. Tes yeux semblent surpris, peut-être embarrassés. Les miens le sont moins, moins surpris, moins embarrassés : tu dis ce que j’attends mais je n’y crois pas. Avant même que tu me le dises, je savais que je n’y croirais pas. Ici même je l’écris, avec le risque qu’un jour tu me lises. Avec l’envie qu’un jour tu le lises ? Mais cherches-tu vraiment à me connaître ? Un jour me liras-tu ? Irai-je jusqu’à te parler de ça, là, mes mots ? Pour te séduire peut-être ?

Tu m’avais d’abord accueilli jovial, avec ce sourire qui n’en finit jamais. Tu buvais un alcool fort, brun, de ceux qui manquent chez moi. Soudain, j’étais à peine arrivé, ç’avait été le noir. Il restait des bougies, nombreuses, et à leur lueur nous étions restés.

Lundi 22 août 2022

Cest cette nuit-là que Blake invente Blake. Pour William Blake, quil a lu après avoir vu Dragon rouge, le film avec Anthony Hopkins, et parce quil a aimé un poème : « Et je bondis dans ce monde dangereux : Impuissant, nu et criard / Comme un démon caché dans un nuage. » Et puis Blake,
black et lake, noir et lac, ça claque.
::: Hervé Le Tellier ; L’Anomalie

Dimanche 21 août 2022

Et puisque finalement il n’y a personne, j’entends par là qu’il n’y a pas ceux qu’on attendait, c’est-à-dire ceux que j’attendais l’un à 17h et il y aurait eu des images, l’autre à 21h et il y aurait eu des mots – parce que tout de même il y a eu ce déjeuner, ce n’est pas rien, ni personne – alors le soir je m’enfonce dans le désert, celui d’un film, un de ces films dont tout le monde a déjà parlé et que jamais je n’ai vu, film ovni, film paysage, quelque part vers le rien comme elle disait, Marguerite, encore.

Il y a de nouveau du cinéma, quatrième film en quatre jour. Il y a aussi eu le temps passé sur ce projet qui revient, comme ça, avec tous les doutes qu’il traine. Alors peut-être qu’en ce dimanche, j’en sors aussi, du désert.

Samedi 20 août 2022

Au début, les premières secondes, je touche
toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
::: Antoine Wauters ; Mahmoud ou la montée des eaux*

Au matin tu m’envoies un texte, en souvenir de lui. Il y a, dans ces quelques phrases, ce qu’est l’amitié, c’est-à-dire de quoi ça nait, l’amitié, ce mot qui vous collait peu aux habitudes quand nous étions enfants, alors que pour moi il est de tant de chemins empruntés.

Tu m’envoies le texte pour savoir s’il y a une faute ou autre chose qui me choquerait, mais c’est au-delà de cela, au-delà du trait d’union qui manque dans son prénom. Tu m’envoies ce qui nous unit, une émotion, nos partages, tes questions, nos rires, tes larmes ou celles que je retiens, mes silences trop souvent quand les jours sont ensemble et que j’ai quelque part épuisé tous mes mots.

Je pleure en lisant ton texte, simple et beau. Il y a dans tes phrases le manque, douloureux. Il y a ce signe que les absences vous creusent et que les larmes ne sont que la partie visible de tout ce qu’on ne dit pas.

Roberto Rossellini ; Jeanne au bûcher, 1954

Mercredi 17 août 2022

Je leur dis qu’hier, alors, JL a parlé du film que je verrai bientôt. Il en a raconté une bonne partie. Je ne voulais pas entendre : toujours je veux découvrir à un seul rythme, celui du spectateur, là, assis dans la salle. Mais aujourd’hui, il ne m’en reste rien. J’ai oublié ce qu’il m’a dit. Je creuse : rien, je ne sais plus. Pas d’image en tête, pas de mot.

Lundi 15 août 2022

Il y a sur le chemin comme un oiseau blessé, un oiseau qui s’envole : morceau de bois dans l’herbe peut-être encore un peu humide des pluies. C’est peut-être un morceau de moi, sec ou blessé, ou voulant s’envoler. Car il y a cet impossible, il y a cette folie, il y a ces mots que te dis, un peu à toi je les dis, un peu au vent qui souffle, en rêvant de partir. Je pourrais aller là-bas, mais pas pour rien. Pour quelqu’un. Et si c’était pour moi aussi ? Oh si tu m’attendais, ne serait-ce pas pour moi, aussi, que je partirais ?

Dimanche 14 août 2022

Alors je lutte contre l’écriture. C’est presque une souffrance. Je veux y arriver, je sais que je peux, qu’il y a une forme à trouver, une approche, elle est là, dans ma tête, floue, bruyante, elle est là dans les carnets, c’est pourtant presque rien, je n’attends que peu, quelques pages. Souvent je n’ai pas le temps, pas la tête à ça, mais je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est une excuse, il y a toujours autre chose à faire de plus simple, de plus habituel, sans efforts. Il y a toujours une heure qui file, un rendez-vous qui s’impose, un rythme qui freine et il n’y a plus le temps d’avoir le temps.

Vendredi 12 août 2022

Un coup d’œil sur Aubusson avant sa gare, où l’on pourrait rester pendant des heures pour expérimenter l’idée du rien, un rien amer né d’un territoire lointain avec des rails envahis d’herbes, comme un avant-goût de la disparition prochaine des transports jusqu’ici, peut-être. On ne voudrait cependant pas garder ici l’idée du rien, sauf celui de Duras lorsqu’elle dit regarder la mer jusqu’au rien ; j’ai peut-être ainsi regardé les arbres depuis la maison de Serge.

Jusqu’à Guéret, nous sommes quatre : une maman d’une androgynie qui me fait douter du mot à employer et son enfant, la contrôleuse et moi. C’est le même train jusqu’à Limoges, 14 minutes en gare de Guéret et c’est la vie qui s’installe alors : quelques touristes, toute une jeunesse probablement pas encore motorisée, un homme venu à la ville pour voir son dentiste, une maman qui berce son enfant pour qu’iel ne pleure pas mais la poussette grince, légèrement mais allégrement. Un bruit bienveillant, ainsi puis-je lire.

Mercredi 10 août 2022

On lui demande : tu penses à quoi tout le temps ? Il dit : à rien. À l’intérieur de la tente les autres chantent encore les lauriers sont coupés. Dans la ville des gens rechargent les bagages dans les coffres des autos, la colère des chefs de famille se reporte contre les bagages, les femmes, les enfants, les chats, les chiens, dans toutes les classes sociales les chefs hurlent au moment des bagages, quelquefois tombent de hurler et en ont des crises cardiaques tandis que les femmes, un petit sourire de peur sur les lèvres, s’excusent d’exister, d’avoir commis les enfants, la pluie, le vent, tout cet été de malheur. Il a plu hier toute la journée. Alors des gens sont sortis dans le vent et la pluie, à la fin ils se sont décidés. Ils se sont recouverts de tout ce qu’ils ont trouvé, d’imperméables, de couvertures, de sacs à provision, de bâches et on a vu marcher des hordes de migrants, tête basse, contre le vent et la pluie dans une impressionnante égalité d’allure et de forme
::: Marguerite Duras ; L’été 80

Mardi 9 août 2022

Enfin ce lieu dont tu m’as sans doute déjà dit quelque chose, ce lieu qui sans doute est quelque part dans des pages.

Il y a ce silence rare dans la maison, ce silence qui pourrait rendre fou ; au dehors il y a celui du vent, disons celui qui reste avec le vent. Rompu, la nuit venue, par une hulotte au loin. Rompu, d’abord par nos discussions ; nous sommes quatre. Je rencontre ici un petit bout de ta famille, j’ai presque envie de dire qu’ainsi j’en fais un peu partie, c’est évidemment faux mais il y a ce partage, ce sentiment que j’aime lorsque les amitiés s’entourent et qu’on intègre l’autre cercle, doucement, tandis que surgissent les désaccords sur le pâté de pomme-de-terre. C’est évidemment vrai qu’il y a une amitié qui avance, ici, sur cette terre, où je découvre ton hospitalité et nous nous découvrons mutuellement comment être ensemble sur une autre temporalité, celle de jours qui s’étendent quand dehors il fait chaud.

Vendredi 5 août 2022

Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait.
Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions par d’amour.
::: Charlotte Delbo ; Une connaissance inutile

C’est étrange, qu’en penses-tu, d’être là ainsi, toi et moi ? Mais comme autrefois, je te dis de ne pas sourire. Difficile : tu gigotes et t’amuses.

Me voilà dans ta ville, ta ville depuis une année bientôt, Lyon. Tu es mon guide, tu pointes ici ou là quelques-unes de tes habitudes, tu en proposes d’autres demain, et je découvre la ville dont j’ignore tout ; tout de suite je l’aime, comme un amour un peu fou avant le retour à la raison.

Jeudi 4 août 2022

Ici, je reste muet : tant à dire ! Mon festival se termine en beauté, avec Alek Hoffmann : rigueur, humilité, presque rien et pourtant quelle émotion. D’où ça vient ? D’où ça sort d’aimer ce travail presque nu ?

Un peu plus tôt il y a eu le film de Ramell Ross, Hale County This Morning, This Evening. C’est à mille lieues du travail de Hoffmann, mais je pourrais appliquer les mêmes mots : rigueur, humilité, presque rien et pourtant quelle émotion.

Tant à dire aussi sur les jours précédents : Noémie Goudal, Julien Lombardi, Hal & Hiroshima… Ah et puis l’exposition “Carmen”, qui resurgit dans la conversation avec H&L en leur parlant de ce livre en suspens. Écrire ici, c’est ronger le temps pour le reste ; est-ce le perdre ?

Lundi 1er août 2022

A travers les vitres sales, c’est telle une brume factice qui masque l’horizon. Tout de même le ciel est gris de nuages qui bien vite seront derrière. Le train m’emmène vers Arles, je ne sais pas ce qu’il emporte avec moi en dehors d’une valise un peu trop lourde, et deux petits sacs. Je ne sais s’il laisse derrière moi le travail et le manque d’énergie pour écrire et photographier mon quotidien. Ce journal est comme épuisé de tout.

A 9h19, je commande un double expresso servi par un jeune vendeur poussant son chariot, au charme froissé par un beau tatouage en recouvrant un autre, tâche qui laisse en-dessous d’elle quelques souvenirs, peut-être. Je n’ose pas lui demander de le prendre en photo. Je ne sais pas si un jour j’oserai demander aux inconnus – à supposer qu’il le soit encore à partir du moment où nous échangeons quelques politesses – de les photographier.

C’est le seul horaire précis que je note, c’est le peu que je note.  Quelque part j’écris aussi sur les paysages jaunis ou brûlés. Surtout je lis, peut-être rien de plus.

Arles, enfin. Le ciel vous brûlerait la peau, un taxi m’emmène rue Noguier, où je retrouve la maison étroite et sombre des années précédentes. Il y a ce petit plaisir d’avoir mes habitudes, ici aussi. Cette fois j’y suis sans E, sans B. Je ne sais pas si j’ai laissé derrière moi cette solitude qui va et vient.

Elle ne sera, finalement, que bien relative et de bien courte durée. Sur l’application jaune, quelques mots ; tu travailles à la librairie. Plus tard, j’y achète alors ce carnet, tu es à la caisse, il y a encore quelques mots entre nous et ton accent du cru.

Et plus tard nous voilà, je te parle bien sûr de ce que j’ai vu, déjà plusieurs expositions, et puis quoi ? Un peu je nous imagine.

Dimanche 31 juillet 2022

Bof. C’est l’onomatopée que tu écris après que je t’ai demandé si tu voulais passer chez moi. Bof. C’est un peu comme une claque, mais normalement ça fait Paf. Je me dis que tu l’emploies différemment de moi, que c’est un signe d’incertitude posé là maladroitement, même si je sais qu’en définitive cela ne change rien : tu ne passeras pas. Ce Bof n’est qu’un Non qui doute encore, posé là après cette semaine aux contours incertains ; trois lettres imposant une autre forme de distance. Je ne réponds pas. Même pas un OK, de ces OK cinglants qui ferment les échanges, même  pas un smiley, même pas un point de suspension qui illustrerait ma bouche : bée.

Plus tard tes mots s’empêtrent. Les miens disent notre différence. Peut-être que, par ces deux manières différentes de nous exprimer, la conclusion est la même. Mais il n’y en a pas vraiment.

Samedi 30 juillet 2022

Ainsi, nous nous retrouvons. Dans les fragrances des boutiques, dans les objets sous plastique, à une terrasse pour un Spritz, paille de carton et parasols rouges, à parler de nous et des autres, évidemment, quoi d’autre ? C’est toujours un peu un test, quand tu me parles des autres, c’est ainsi que je vois comment je te vois.

Vendredi 29 juillet 2022

Il s’agit alors de rire, mais peu, moins que cela aurait pu être possible. Tu es là sans l’être, ou peut-être est-ce moi qui ne suis pas vraiment là.

Vendredi 22 juillet 2022

Tu me dis que tu n’aimes pas ta voix ; pour moi elle chante. Nous partageons toi et moi à la fois peu de mots et peu de silences, c’est une question de circonstances ; hier quelques instants où tu illuminais, ce soir la pénombre qui s’était installée.

Jeudi 21 juillet 2022

Oui, j’avais emmené cet enfant, Ulysse, à la plage.. J’avais également vu qu’une chèvre était tombée du haut de la falaise, s’était fracassée sur les galets. Elle était morte. Alors j’ai eu envie de faire ce que j’aimais faire, ce que j’appelais des compositions. La chèvre est au premier plan, le petit garçon assis sur les galets. Et puis j’ai demandé à Fouli Elia de poser nu de dos devant la mer. Ils sont comme ça, en diagonale, dans une image très propre. J’étais très contente de cela, parce que j’aimais beaucoup l’idée qu’on peut reconstituer une histoire qui n’est ni expliquée, ni explicable, mais qui est faite pour susciter l’imagination. On imagine des choses sur cette chèvre, sur cet enfant, ou bien sur cet homme de dos qui regarde la mer. “Homme libre, toujours tu chériras la mer”, le besoin du voyage ou encore le mythe d’Ulysse dans l’Odyssée, il y a toute une iconographie psychologique qui existe autrou de cela. J’ai fait cette photographie, je ne l’ai pas exposée, ni vendue. Elle n’apparaissait nulle part, elle était seulement chez moi.
::: Agnès Varda ; Entretien avec Clément Chéroux in “La Voix du voir”