Il serait alors question de retrouver ce corps perdu, à savoir le mien, dont quelques lignes se sont évaporées au fil des mois, sans lutte.
Mercredi 26 janvier 2022
A 18h34, tu m’annonces donc que tu redeviens une absence, que nous ne sommes une fois de plus qu’une incertitude sur nos calendriers. Je n’en suis même pas las, je me suis habitué à ce que nous sommes, ce presque rien duquel, sait-on jamais, surgira peut-être quelque chose, mais je n’y crois que peu.
Plus tard, T me fait lire ce texte qui parle d’amour. C’est beau. C’est juste : il parle d’eau là où d’autres y voient du feu. Je lis le texte deux fois, pour retarder un peu ce que je dois en dire. C’est une épreuve pour moi de dire ce que j’en pense, je ne sais pas faire ça, je ne sais pas, mais je trouve quelques mots et puis l’on parle encore. Je lui dis par exemple combien mon regard sur les haïkus a évolué. Ainsi, mardi soir, en lisais-je certains plusieurs fois d’affilée, renversé par leur beauté, quoi qu’il fût périlleux d’être renversé sur un fauteuil de bureau.
Mardi 25 janvier 2022
Tu me proposes alors un ciné, sans être sûr toi-même de pouvoir y aller : il faudrait lutter contre la fatigue. Nous n’irons pas.
Lundi 24 janvier 2022
Le Japon, donc, était entré chez moi bien avant que je m’y rende. Le thé l’après-midi par exemple, je le bois depuis toujours dans un service que mon arrière-grand-père rapporta de Kobe. Peintes à la main, les tasses et sous-tasses, toutes uniques, représentent le même motif : un lac, des pins, les fleurs roses d’un pêcher, des jeunes femmes assises sur un carré de mousse vert pâle. Au loin des montagnes frémissent dans la brume. La minutie d’un monde en miniature, comme les objets japonais, les jardins japonais, et le Japon lui-même.
::: Christian Garcin ; Carnet japonais
Dimanche 23 janvier 2022
Samedi 22 janvier 2022
On danse, le plus souvent, pour être ensemble. On se met à plusieurs. Les corps s’approchent les uns des autres, vont et viennent sans ordre préétabli mais avec la même obstination dans le tour et le retour. Ils se frôlent,se frottent, se désirent, s’amusent, se déchaînent. C’est une fête. C’est une variante de parade sexuelle. Ou bien les corps s’approchent les uns des autres, mais pour se mettre en ordre sous la baguette d’un maître de cérémonie, pour aller du même pas dans la même direction. C’est une variante de parade militaire, autre genre de fête. Cela va des défilés de Nuremberg jusqu’aux grandes mises en scènes olympiques, en passant par les souriantes chorégraphies hollywoodiennes (mixtes de parade sexuelle, de parade sportive et de parade militaire). Innombrables fêtes rituelles, réjouissances convenues, processions funèbres, grandes prières dansées où toute une société fait masse et se commémore. Innombrables rites de passage fondés sur un pas commun. Une anthropologie – le projet d’envisager la condition humaine en tant que telle, pour ce qu’on appelle sans doute bien prétentieusement, une « science de l’homme » – ne peut même pas commencer sans se poser la question, cruciale, de la danse. On découvre un peuple, souvent, en commençant par s’étonner de sa façon de danser.
::: Georges Didi-Huberman ; Le Danseurs des solitudes
Nous nous étions mis à discuter ; d’abord M et moi nous étions salués, puis B s’était retourné. Nous faisions alors la queue pour boire un verre au bar de la Manufacture après le spectacle. Le spectacle était émouvant et fort, l’auteur et acteur y raconte l’homophobie et le racisme qu’il a subis, mais mon voisin de gauche, à la fin n’avait pas salué. J’avais trouvé ça gênant, qu’il n’applaudisse pas du tout, au moins par respect pour “ça”, mais son corps aussi m’avait gêné durant les 45 minutes du spectacle – et mon envie de pisser, aussi.
M et B lorsque je les ai côtoyés, n’étaient déjà plus un couple d’amoureux, mais vivaient encore ensemble. Nous nous connaissons peu. Nous avions partagé quelques moments ensemble et puis j’avais décidé un jour de plus les voir pour les mêmes raisons qu’on arrête une relation amoureuse : “ça ne le faisait pas”. Je l’avais écris à B, le 9 juillet 2020, par un froid mais réaliste “Je prends un peu de distance avec un certain nombre de relations amicales“.
Nous voilà, donc, près de la table où l’on vend des livres, nous discutons du spectacle, et je dis que non, je dis que je résisterai, que je n’achèterai pas de livre. Et puis il y a ce Didi-Huberman, je ne sais pas de quoi il parle, j’aime le titre, je l’achète. Je dis que c’est héréditaire. Mais chez moi, c’est à plus petite dose. Et puis mon père n’achetait pas des livres pour la même raisons que moi. Je crois que la différence, elle est comme dans le studium et le punctum de Barthes, dont nous avons parlé avec T mardi soir au milieu d’autres sujets de conversations. Mon père aimait les livres “studium”, qui apprennent quelque chose, qui décrivent. Je suis dans le “punctum”, il faut que quelque chose me “pointe”. Bref, je divague.
Vendredi 21 janvier 2022
Je pars dîner chez C. Il y aura J, bien sûr, mais nous trois seulement. Je ne prends pas mon appareil photo. Je ne prends plus mon appareil photo. C’est un mélange de lassitude et d’envie, l’envie de “faire autrement / passer à autre chose / regarder à un autre rythme.” C’est aussi dû à une espèce de nausée devant toutes ces images faites et stockées pour “pas grand chose” sur un ordinateur qui étouffe. Un ras-le-bol doublé du besoin de me concentrer au maximum sur les images qui constitueront le projet multi-expositions qui débutent le 7 mars. C’est aussi une forme d’expérience – déjà vécue. C’est un besoin de légèreté. Aussi je regarde les jours vides, du 10 au 14 janvier : c’est une respiration.
Jeudi 20 janvier 2022
À cet âge où se développent toutes les grâces de la femme, je n’avais ni cette allure pleine d’abandon, ni cette rondeur de membres qui révèlent la jeunesse dans toute sa fleur. Mon teint, d’une pâleur maladive, dénotait un état de souffrance habituelle. Mes traits avaient une certaine dureté qu’on ne pouvait s’empêcher de remarquer. Un léger duvet qui s’accroissait tous les jours couvrait ma lèvre supérieure et une partie de mes joues. On le comprend, cette particularité m’attirait souvent des plaisanteries que je voulus éviter en faisant un fréquent usage de ciseaux en guise de rasoirs. Je ne réussis, comme cela devait être, qu’à l’épaissir davantage et à le rendre plus visible encore.
::: Herculine Barbin ; Mes souvenirs
Mercredi 19 janvier 2022
Ton visage me semble porter des taches de rousseur que tu n’as pas habituellement, mais je te dis “Joli tricot”, pour signaler que j’ai bien vu ce que tu portes, et que tu n’avais pas hier non plus. Insolence, encore. Et puis l’on repart, chacun dans sa direction.
Mardi 18 janvier 2022
Je ne te dis pas tout de suite que non, ces livres ne sont pas à moi. Je réponds que oui, j’aime lire. Depuis quelques temps, de surcroît, la petite table devant la fenêtre et la grand table au milieu du salon sont recouvertes de livres – romans, essais – ayant pour point commun le Japon : me voilà encore et encore construisant cette “promenade littéraire” que j’aurai l’audace de proposer le 23 mars, promenade assise et l’assistance m’écoutant.
Les livres donc, et cette question un peu plus tard que tu me poses : quel est mon auteur favori. Je bredouille quelques noms, il s’agit de savoir de quoi l’on parle : celui dont j’ai lu tous les livres – personne en l’occurence, j’ai échoué devant les premiers Echenoz – ? celle qui parle ma langue ? celui qui fait référence ? celle qui me fouette de ses fulgurances ?
Toi, c’est Sartre dont tu as lu tout les livres. Ta jeunesse – à laquelle, encore une fois, j’accole l’adjectif “insolente” – est riche d’une curiosité, d’une étendue et d’une aisance que j’ai rarement côtoyée. Et puis tu souris encore.
Lundi 17 janvier 2022
Nous revoilà ensemble dans une quête de vêtements entamée la veille de mes premiers symptômes. Cette fois-ci, les losanges multicolores offrent quelques ristournes intéressantes à qui veut en profiter, et non pas aux clients déjà encartés dans quelque fichier stocké on ne sait où. Ton corps s’impose ainsi, notamment sa partie haute dans tout ce qu’elle a de plus colossale voire bestiale lorsque tu essayes un blouson ou, bien plus encore, ces tee-shirts pour lesquels tu choisiras un M indécent et ce jaune que j’aime tant et qui, sur ta peau, offre une autre adéquation que sur la mienne. Nous voyant ainsi ensemble, se souvenant peut-être de nous, quelques vendeurs – la clientèle se fait rare – doivent me trouver chanceux. L’un, agenouillé, épinglera le bas d’un jean dont les 1 ou 2% d’élasthanne m’agaceront et me feront économiser une somme déjà dépensée dans un superbe polo Fred Perry – nommer une marque me fait tout de suite penser à Brett Easton Ellis – qui probablement, comme ses congénères dans mes tiroirs, durera douze ou quinze ans, peut-être plus, allez savoir, polo qui me fera apercevoir mon buste dans le miroir de la cabine d’essayage et une grimace sur mon visage : je ne suis point colossal.
Dimanche 16 janvier 2022
Samedi 15 janvier 2022
Et puis sortir de sa tanière, hésitant, comme j’hésite à refaire sortir les mots et les images.
Dimanche 9 janvier 2021
… duquel je m’extrairais à peine, jusqu’au lendemain à 15h07.
Samedi 8 janvier 2022
Ce n’est pas une surprise à 8h14 quand, fébrile, je parviens à lire les 38,1°C qui s’affichent sur le petit écran du thermomètre dont la petite sonnerie surexcitée vient de signaler que quelque chose cloche. Ce n’est pas plus une surprise quand l’auto-test laisse apparaître à 12h04 deux petites barres rouges au lieu d’une seule et donc fatalement, je suis déjà blasé quand le SMS de la pharmacie, où le pharmacien aura tout de même réussi à me faire rire malgré mon mal de tête et la déception d’avoir loupé le cours de photo, m’annonce à 15h18 que mon résultat est positif et me confirme que je vais retourner dans mon lit…
Vendredi 7 janvier 2022
Tu reviens toi aussi, des mois plus tard. Nous parlons de ce qu’est être fils, dans ces moments que nous avons récemment traversés, toi et moi, différemment. Avant de partir, tu me dis des choses très gentilles sur moi, bien sûr tu parles aussi d’E, qui en disait dis-tu, tu dis ce qu’il disait ou quelque chose comme ça. Je bafouille quelque chose en retour, c’est trop tard, c’est toi qui a pris de l’avance, pourtant je le pense mais je ne sais pas très bien faire, dire des choses gentilles, ça sonne faux pour peu que j’hésite un peu en cherchant les mots justes. Encore faut-il qu’ils viennent, les mots. C’est comme ici, parfois ça ne veut pas.
Jeudi 6 janvier 2022
Mercredi 5 janvier 2022
Il y a ces images du 5 juin 2021. La lumière y était belle. Je les regarde, cela faisait longtemps, j’aimerais que tu reviennes mais ce ne serait peut-être pas aussi bien, pas aussi léger. Comme avec d’autres, nous nous attendons, nous nous échappons : “Une prochaine fois”, nous écrivons-nous souvent. J’aime la pose que tu prends sur la 5369, sur la 5381. J’aime l’ombre de la 5226.
Je sais que je veux aller vers ça, sans que ça ait du sens.
Pourtant je les regarde en pensant au thème imposé du cours de photo : “Habiter”. Il fait nuit, l’appartement n’est pas rangé, il est presque impossible de refaire les mêmes images, avec moi, là, à ta place. Et puis, il en faut, du sens. Alors je creuse, un peu ailleurs. C’est difficile. Je sais vers quoi je creuse, vers ce qu’habiter veut dire pour moi, mais je ne sais pas le dire, pas tout à fait. Je m’étonne presque de ne pas trouver les mots. J’ai l’impression que je ne sais plus vraiment les trouver.
Mardi 4 janvier 2022
Arrêter ?
Ça, là, sous vos yeux, l’arrêter ?
Lundi 3 janvier 2022
Ainsi vous réapparaissez, l’un après l’autre, comme si 2021 ne voulez pas tout à fait finir. Ou bien était-ce 2020 ?
Dimanche 2 janvier 2022
Samedi 1er janvier 2022
Vendredi 31 décembre 2021
Je suis là, 18 chemin V. Je ne pouvais pas être ailleurs. J’avais dit, il y a quelques jours, que je pouvais être seul ce soir de réveillon, seul avec un film ou peut-être deux, le genre de film qui détermine la raison d’être du cinéma, qui vous enveloppe et vous habite. Seul et bien, à peu près bien, bien comme on peut l’être dans ces cas-là, à regarder l’année passée, à creuser un peu perdu dans les souvenirs pour y revoir quelques sourires, pour se rappeler qu’on a pleuré de trop aimer. Mais non, je suis là, je ne pouvais pas être ailleurs.
Dans l’après-midi, nous avons longuement marché, c’était bien, simple, un peu long dira-t-elle, et dans cette promenade on a puisé la joliesse de ce qu’est être ensemble. Il faisait bien trop chaud, et j’ai arpenté des chemins étonnamment nouveaux, le petit Poucet y avait semé des souvenirs, ceux de maman, un peu des miens comme chez Ferret, parce que c’est là que Nicole habitait. Je n’y étais jamais venu.
A 23h56, dans mon lit d’1m20, au bout d’une page de pas grand chose dans le carnet noir – deuxième tome -, j’écris sur le 26 novembre, et ces moments dans la chambre d’hôpital, que je pourrais appeler des apnées sensorielles – mais l’expression ne convient pas vraiment -, durant lesquels je n’ai pas su quoi dire ni faire, et que j’ai oubliés.
Et puis l’année s’arrête.
Jeudi 30 décembre 2021
Je regarde, encore et encore, les images. Je comprends que j’ai tout de même produit, lors de mes séjours là-bas, quelques jolies images que j’avais pour certaines oubliées comme un jeune homme lisant au fond d’un bar en août 2011, les yeux d’un petit garçon dans un rolling sushi bar en juillet 2012, les brumes sur le Chuzenjikô en octobre 2014, des mains qui prient en avril 2015, une petite fille sage sur les bords de la Kamo en avril 2018. Ces exemples sont doux, je les mets de côté. A jamais ?
Mercredi 29 décembre 2021
Je regarde, encore et encore, les images, pour finaliser le projet d’exposition qui approche : ce sera en mars prochain. Je comprends que j’ai produit, lorsque j’ai vécu là-bas, énormément de photos extrêmement mauvaises. Mais alors vraiment, vraiment beaucoup. Que j’ai gardées et que je regarde, aujourd’hui, plutôt horrifié. Je suis alors face à la fragilité de ma photographie, qui, me dis-je, doit plus au coup de bol qu’à un vrai talent, mais si j’dis ça, je casse mon image, ce s’rait dommage, ce s’rait dommage, alors je réfléchis un peu et je me rappelle que le piège du Japon en y arrivant en 2014, c’était ce sentiment que je ne savais pas quoi en faire : c’était devenu un espace quotidien dont l’anodin était censé être derrière l’objectif, mais c’était encore une grande inconnue, j’étais perdu et je crois que mon regard s’y heurtait. Soudain, je n’étais plus face à la surprise de l’été 2011 qui donna quelques images fortes, et pas encore dans cette espèce de quête ascétique du printemps 2017 qui donna à nouveau quelque chose, quelque chose que j’aime énormément et qui atteindra une force de sécheresse visuelle sur quelques images, m’offrant pour mars un lien évident avec les haïkus : rien de pesant, rien de solennel, rien de convenu, comme il est écrit dans la préface de l’anthologie du poème court japonais.
Je ne t’en dis rien, de tout cela, tandis que nous déjeunons. Je n’y pense pas. Peut-être que cela m’épuiserait, dans ta langue. Et puis soudain, tu te rappelles ce que tu as oublié de me raconter : tu as enfin dit à ta mère qui tu étais et pourquoi tu l’appelais peu pour ne pas devoir mentir. Enfin tu es devenu toi, au bout du téléphone. Devant moi, en le racontant, peut-être l’es-tu aussi, encore plus, toi. Tu me souris comme peut-être tu n’as jamais souri. Pourtant il y a d’autres histoires, un peu moins souriantes, ou d’un sourire grinçant : il y a vous, lui et toi, et toutes ces griffures. Je te regarde. Tu es beau. Tu portes un pull coloré, quelque chose entre le vert et le bleu, éclatant, se mariant subtilement avec ta peau. Je ne pense pas à te photographier. Comment est-ce possible ? Je te parle pourtant du portrait de Julia. Je te parle pourtant de mon aisance grandissante devant les visages. Le tien se dérobe-t-il ? Non, c’est ainsi si souvent.
Mardi 28 décembre 2021
Les tremblements de terre hebdomadaires du Kansai, qui faisaient pleurer d’angoisse ses deux aînés, n’avaient aucune emprise sur lui. L’échelle de Richter, c’était bon pour les autres. Un soir, un séisme de 5,6 ébranla la montagne où trônait la maison ; des plaques de plafond s’effondrèrent sur le berceau du tube. Quand on le dégagea, il était l’indifférence même : ses yeux fixaient sans les voir ces manants venus le déranger sous les décombres où il était bien au chaud.
::: Amélie Nothomb ; Métaphysique des tubes
Mais comment puis-je nous taire ?
“Tu parleras du tapis“, me dit E, quand je lui dis qu’il sera difficile de ne pas parler de toi. Alors, dois-je y glisser notre poussière ? Puisque quoi qu’il advienne, c’est ainsi que retournerons.
Lundi 27 décembre 2021
Biiiiiiiiiiip*
* Bruit du radiateur se répétant ad radbolam jusqu’à ce que je considère qu’après tout il ne fait pas si froid.
Dimanche 26 décembre 2021
Samedi 25 décembre 2021
Quelques années plus tôt, un soir chez moi, une voix intérieure m’avait traversé et dit : Tu mourras jeune, tu dois écrire.
J’avais accueilli cette voix avec tranquillité, elle était inaudible et sans mot mais distincte, et j’avais pensé : C’est sans doute cela un ange.
Pourquoi ne pas admettre que les anges existent ? Non des créatures surnaturelles mais es émanations tranchantes d’une réalité en train d’advenir et qui nous échappe encore. Voix de ce qui ne vient peut-être pas à la conscience que comme une urgence, cri fendant le mur de l’inconnu. Pas besoin d’ailes ni de plumes, de trompettes ni de tremblement du sol, seulement des mots muets, légers d’un sens écrasant. Je n’avais pas posé de question. N’y a-t-il pas de l’impudeur à interroger l’évidence ? J’avais parlé seulement dans le vide, rien n’avait répondu ; le silence résonnait au battant d’une certitude : ce qui aurait pu m’effrayer me soulageait comme seule peut soulager vraiment la vérité – même si on ne la désire pas. C’était un avertissement et un ordre, et aussi, du moins l’avais-je entendu ainsi, une promesse : être écrivain, c’était bien plus qu’écrire mais sauver ce qui vous appartient de plus intime et donc on découvre qu’il n’est pas à soi.
::: Patrick Autréaux ; Se survivre
Il y a des jours où le récit pourrait s’allonger facilement, comme cet extrait ci-avant, puisque il y a tant à dire.
Puisque c’est Noël mais qu’il n’y a rien à fêter, rien à fêter depuis quatre semaines et un jour. Alors nous célébrerions, puisque ce verbe est là pour cela, le fait d’être ensemble, d’être famille, avec notamment un nouveau visage, le nouveau petit ami de ma nièce, gouailleur comme on aime toujours en avoir à table, malgré cette audace qu’il a de me me vouvoyer – je doute que cela durera. Mon père est dans les mots, l’absence, le vin du nom de Guitres, la bûche qu’il aimait tant, il est dans ce qu’on ne dit pas, cette lutte qu’on a ensemble contre l’adversité de la mort, cette lutte qui nous pousse à nous réunir malgré tout, malgré le fait de ne pas vouloir ça, nous épuisant à pousser la mort du coude pour lui dire qu’on fait encore famille, nous épuisant à nous dire qu’il est encore là, autrement, mais là, nous épuisant à inventer d’autre formes de présences pour continuer d’avancer. Le deuil de mon père n’est pas à proprement parler douloureux, il est, je le répète, sournois, ou peut-être comme une présence juste à côté de vous, qui passerait son temps à vous pousser pour dire, eh, je suis là, mais autrement.
Puisque après que nous nous étions retrouvés seuls tous les deux, maman – j’oscillerai sans cesse entre “maman” et “ma mère” – et moi, des objets sont arrivés dans la conversation. Et puis nous sommes montés. On les a regardés. J’en ai découverts. On a parfois eu du mal à ouvrir ces vieilles boîtes de tabac à pipe dans lesquelles gigotaient de vieux francs oubliés.
Puisque après plusieurs clics j’ai supprimé le compte Facebook de mon père. J’ai supprimé cette fenêtre, petite, certes, qu’il avait sur un autre monde, qu’on dit virtuel mais qui est bien réel, qui donne du liant. Et j’ai supprimé mon père, oui c’est cela, c’est l’impression que j’ai eue, de l’effacer, lui, à nouveau, les yeux humides, la gorge serrée, laissant échapper quelque onomatopée aux sens multiples (quelque part entre le dégoût et l’expression de l’improbable) et à l’orthographe incertaine – pffoouuhhff, peut-être -, là, devant l’ordinateur blanc et ma mère derrière moi, au milieu des milliers de livres et de disques, au milieu de son monde, réel, bien réel celui-là.
Vendredi 24 décembre 2021
Revenir. En ce lieu que j’appelle encore “chez mes parents”, sur les mots et les moments, sur ce qu’il aimait (tel dessert) ou n’aimait pas (les fruits).
Jeudi 23 décembre 2021
Et chez Pariès ça me reprend devant les gâteaux basques individuels, ce sentiment qu’il m’est impossible d’en acheter : j’ai envie d’en manger un mais en même temps pas envie. Je bloque en pensant à mon père qui aimait ça. Il y a là, c’est évident, une forme de culpabilité d’être “bon vivant”, formule intéressante et décorticable à souhaits.
Mais – heureusement ! – ça ne le fait pas avec les chocolats – dont pourtant il raffolait – ni, je crois, du moins pas aussi fortement, avec quoi que ce soit d’autre – Combien de fois maman a dit “Il est gourmand comme une vieille chatte.” -, ce qui me permet de continuer à manger et à boire, voire même, comme vous pouvez le constater, de plaisanter légèrement.
Lui rends-je ainsi hommage ? C’est bien mon intention, car je repense à Desproges, qui riait de tout et même de sa propre mort, et dont mon père raffolait, même si mon père préférait – nous n’en avons jamais parlé mais j’en suis persuadé – l’absurde Desprogien et surtout l’incontournable Minute Nécessaire de Monsieur Cyclopède à l’humour noir, car à ma connaissance mon père n’a jamais ri de la mort de qui que ce soit et encore moins de la sienne. J’ai appris récemment qu’il détestait les scènes violentes dans les films, mais le rapport entre mon père et le cinéma étant très très très distendu – sa dernière référence cinématographique étant Blow Up, que ma mère a donc dû subir à l’époque et qu’il faudrait que je revoie – j’ignorais ce détail qui n’en est probablement pas un.
En tout cas, je pense vraiment que je ne serais pas tout à fait la même personne si je n’avais pas regardé, à l’âge de 8 ans, La Minute Nécessaire de Monsieur Cyclopède avec mon père. Étonnant, non ?