Dire toute la beauté surgissant du gris-vert de tes iris, de la courbe de quatre grains. Aimer ces deux petits, là, qui dessinent comme des yeux, rieurs comme je souris. Dire combien j’aime le rouge peint de tes toits et ce bleu qui n’ose pas les caresser que je crois être un ciel : c’est la mer, et son sable est nuageux.
Dans chaque culture, la littérature construit un stock de vocabulaire propre à exprimer une certains sensibilité aux saisons qui l’environnent. En ce sens, peu importe le nom de saisons : même pour les résidents de contrées qui ne connaissent qu’une seule saison dans l’année, et peut-être à plus forte raison, il doit être possible de développer sa sensibilité aux plus infimes oscillations du monde. ::: Ryoko Sekiguchi ; Nagori
Il doit être possible de. Ou pas. Ce paragraphe me fait irrémédiablement penser aux dix-sept jours passés à Arica. J’y ai cherché l’inspiration, et bien sûr dans le ciel aussi. Chaque jour se ressemblait pourtant. Il y avait de quoi nourrir au moins un paragraphe ou deux, de cette immobilité. Pas plus : là n’était pas le sujet, là n’était l’élan. Le ciel, voilé au matin, perçant l’après-midi mais toujours envahi de quelque chose de sablonneux, jouait chaque jour sont petit numéro. Et pourtant. A la fin du premier chapitre de Ryoko Sekiguchi, sans que je n’y attende, elle m’invite. Et si je regardais au creux du bleu paresseux ?
« – Et au fait, toi, d’où tu viens ? Tu m’l’as jamais dit. – Je viens d’ailleurs. – D’ailleurs ? Ailleurs… c’est grand… Ailleurs-sur-Mer ou Ailleurs-sur-Marne ? – Ailleurs tout court. – Ailleurs-les-oies ! » (Le Pont du nord, Jacques Rivette)
Cette phrase, soixante-dix ans après, résonne encore en moi. « Il y a des camions pour les plus fatigués. » Dans ma naïveté, cette naïveté qui m’a peut-être sauvée et qui les a condamnés, je pense à mon père, amaigri par ces dernières semaines, exténué par le voyage, je pense à Gilbert, mon petit frère, qui n’a que 12 ans, à sa petite tête ébouriffée. Et je m’entends leur crier : « Papa, Gilbert, prenez le camion ! » C’est toujours ça qu’ils n’auront pas à faire à pied. Je ne les embrasse pas. Ils disparaissent. Ils disparaissent. ::: Ginette Kolinka, avec Marion Ruggieri ; Retour à Birkenau
Elle raconte Birkenau. Et je suis au soleil. Il me traverse l’esprit que quelque chose ne va pas, qu’il n’est pas possible de trouver ce moment agréable (parce que les heures, la lecture, le soleil, le jour de congés), d’être là, ainsi, prenant le temps de lire son témoignage. Au fond du couloir il y a les couleurs joyeuses et cuivrées de la musique, celle que joue, chaque jour, la voisine, en soufflant dans une trompette peut-être. Une trompeutêtre. Parfois elle fait ses gammes, ce peut être crispant. Mais elle progresse. Durant quelques minutes, cela ne me quitte plus, je ne suis pas à l’aise, il y a l’horreur lue et moi là. Qu’y puis-je ? Je donne ce que je peux, en lisant, pour ne pas oublier, pour témoigner peut-être, va savoir, pour que ça entre, en moi, en d’autres, pour dire : ça a existé, c’est possible, ils n’y ont pas cru avant d’y être.
Je reviens sur nos traces, celles que le cinéma a laissé. Nous n’avions jamais regardé ce film ensemble. J’ai toujours senti que nous aurions dû, je le sais aujourd’hui, ainsi nous aurions ri. Oh, à peine, trois éclats, mais brillants.
C’est un film de toi. Tu me l’as envoyé. Pour savoir. C’est un film de toi qui est né avec nous, chez M : on m’y voit. Je range d’abord la cuisine avant de t’écrire, j’avais fait un velouté d’asperge avec le même temps qu’il faut pour lire 43 pages : un temps qui ne se compte pas en minutes, mais en liberté d’esprit. Et je t’écris. L’orage se lève. C’est beau. Le film est beau et l’orage aussi. Les deux me troublent. Les deux palpitent avec lenteur et ma main tremble pour capter la lumière, comme sur tes plans fixes où les paysages bruinent. N’étaient-ce pas ceux de Somme, caressant un matin d’hiver ?
Ce livre aussi avait besoin de temps. Et d’un interminable rayon de soleil. Cette langue densifiée — expression que Mathieu Riboulet utilise lui-même quelque part vers la fin —, flétrissait, je crois, les soirs de semaine, à la lumière de la lampe de chevet. Un peu par manque de lumière, car ce livre est nuit et cherche à s’en sortir, et surtout parce que c’est une heure où l’esprit s’endort et où il n’est pas tout à fait là. Peut-être une fois ou deux je lisais à voix haute, un paragraphe ou deux cernés pas des étoiles, un paragraphe ou deux dont la belle puissance tout en alexandrins et en envols lyriques respiraient quelquefois de pichenettes rythmiques. Ce livre rejoint W de Perec, il faut un élan et puis un dimanche avec des heures. Une heure en l’occurrence pour aller de la page 29 à la 72, la dernière de ces Portes de Thèbes. Évidemment il y a des distractions : le soleil dont il faut se protéger, la soif, la musique du voisin dont il faut s’extraire par des bouchons calés au creux du pavillon, les idées qui passent, la recherche « Thèbes » et la lecture rapide d’une fiche sur Wikipédia. Lorsque j’écris à A – qu’on pourrait traiter de distraction en se croyant malin et en souriant – j’ai terminé. J’écris qu’il doit lire ça, parce que A s’intéresse au soi en littérature, A aime l’histoire. Ou peut-être qu’il n’aime pas l’histoire mais qu’il en subit les cours. J’ai oublié. J’oublie. Mais il doit lire cela. Il doit lire cela pour lire autre chose. De toute façon il ne lit pas grand chose, dit-il. Des mots chauds aussi, dit-il.
Tu m’envoies une image, c’est une photo de groupe, tu me demandes dans ta langue maternelle si je t’y reconnais. Tu précises que c’est avec Goldberg ; je présume que c’est l’homme au milieu qui porte une cravate. Je présume que c’était un homme important. Je présume qu’autrefois, j’ai entendu son nom, prononcé, par qui ? Mourousi ? Sur l’image tu as des cheveux chatains, courts et bouclés semble-t-il, je te reconnais vaguement. Dans ta langue je m’esclaffe alors. Que les années ont passé ! Alors je t’appelle mais tu déclenches le mode vidéo et tu vois donc mon visage éclairé par la seule lumière du téléphone : je suis encore au lit. Tu en ris et tu sais m’en faire rire. Ton humour est toujours pointu, il sait me titiller là où il faut, il sait répondre au mien et ton accent Anglo-canado-sudafricain-something ajoute cette petite touche délicieuse qui brille autant que tes yeux ce matin. J’aime infiniment quand nous parlons. Il n’y a, je crois, jamais de moments où la conversation s’essouffle, et même le moment de raccrocher n’est qu’une virgule qui nous sépare de la fois prochaine. J’aime énormément ce que nous sommes, même si…, ou peut-être parce que…, ou peut-être pas assez.
Plus tard, huit heures plus tard peut-être, c’est celui qui nous a fait chavirer qui m’appelle. A vrai dire nous avons tous chaviré ensemble. Ce n’est pas tout à fait le même humour mais souvent il me fait rire. Lui aussi il sait frotter là où il faut, chez lui, chez moi, chez les autres, pour en rire, dans son accent à lui, dans les mots parfois qui trébuchent. J’aime quand nous parlons, c’est un autre infini, une autre dimension, tant de fois m’appelle-t’il en ce moment, pour me raconter comment lui, comme les autres, comme tout ça, et les années qui nous séparent sont parfois des guides, comme l’est mon regard différent sur le monde, comme l’est le sien pour moi, son regard, noir, noir et lucide. Toujours, je crois, il dit que je lui manque. Et puis la ville aussi.
Les petites vignettes sur ce réseau social qui aligne des images carrées ont parfois la forme tronquée du cinéma – le mien. Elles laissent trace pour ne pas oublier, tout en cherchant à dire, parfois, quelque chose, par un sous-titre notamment. Non pas qu’elles cherchent à dire quelque chose de moi et de ma vie, oh non, mais du film oh oui et au-delà, peut-être, du monde. J’arrive parfois à ce qu’elles soient l’essence même du film. Parfois je m’en fiche. Libre alors au visiteur de liker pour la raison qu’il veut, parfois sans raison aucune, clique, voilà. Ce soir, puisque hier le cinéma s’était incrusté dans ce journal par le biais d’une phrase de chez Akerman, ce soir il pouvait s’imposer. Il le pouvait surtout parce qu’il m’avait profondément ému, c’est-à-dire qu’il m’avait fait ressentir de multiples émotions, comme rarement, voire peut-être jamais. Les Amants crucifiés, de Mizoguchi, Kenji de son prénom souvent éludé, avaient atteint quelque chose en moi. Cela ne provenait uniquement de ce qui, toujours, chez le réalisateur, nous entraîne durant des heures, à savoir un scénario de haute volée, avec l’humanité (circonscrite à celle du Japon, j’en conviens) présente là dans toute sa bonté, son désespoir, son infamie, sa passion, sa folie, sa cruauté, tout tout tout. Mais, là, devant l’écran, il y avait surtout des images. Oh j’en connaissais la possible beauté, ainsi dans Le Commandant Sanshô, vu récemment, il y avait cette scène où la famille bannie traverse un champ d’herbes hautes dont l’inflorescence brille dans le soleil et dans le vent. Ils s’arrêtent, disent quelques phrases qui guident le spectateur, et j’avais fait une copie-d’écran, une autre, encore une autre, pause par-ci par-là, puis j’avais revu la scène, j’avais l’impression que la chaleur de leur fin de journée m’imprégnait. Je comprenais peut-être à ce moment-là que le cinéma, en cette période de confinement, était ma fenêtre ouverte sur le monde. Dans Les Amants crucifiés, toutes les scènes où O-San et Mohei sont ensemble sont d’une splendeur infinie tant du point de vue de la mise en scène (oh les mouvements des acteurs, parfois on dirait qu’ils dansent !) que de la photographie. Je n’ai pas les mots. Combien de fois me suis-je esclaffé « Oh la la qu’est-ce-que c’est beau ! » (puisque je parle un peu tout seul devant les films en ce moment, je commente, tout ça, souvent je ris de moi-même parlant ainsi à moi-même, mais je crois que c’est comme ça qu’on sait qu’on est vivant).
Or, juste avant, j’avais mangé lors du dîner une aubergine achetée chez L’Exquis, cuite allez savoir comment (grillée disait la carte), ç’avait totalement le goût de Japon, mais vraiment totalement. J’en aurais pleuré : Proust pouvait remballer son petit gâteau, j’avais mon aubergine. J’y étais allé le midi et j’avais acheté, pour 13 euros, un bento, qui déjà m’avait ramené trois ans en arrière, et dans lequel, faute de pouvoir faire la liste complète de tout ce que j’y avais mangé et qui m’avait transporté, on pouvait noter la touche sucrée du dessert : deux petits morceaux biseautés de rhubarbe ayant probablement baigné dans un sirop pendant des heures. De volupté j’en avais fermé les yeux. Et ce texte.
Il dit « Vous n’avez pas soif ? » J’ai alors comme un léger sursaut, tourne la tête dans la direction opposée à l’enfant. Sur la table de nuit où s’entassent 15 livres (lus, non lus, pas finis, la méthode Assimil de japonais…) il y a le mug, décoré d’un visage : du Picasso. Cette tissage m’attend. Le personnage, André, revient. Le cinéma aussi, ici ? Subrepticement.
Ici encore je m’adresse à toi et te dis tu, dans toute ce que cette deuxième personne du singulier signifie ici et dans ce qu’elle embrasse comme formes de relations c’est-à-dire d’amour (passées, présentes ou futures / rêvées, espérées, refusées, perdues, projetées ou réelles / fraternelles, amicales ou corporelles / passagères ou passionnées / puissantes, dévastatrices ou légères*). Là (= sur un système de messagerie de couleur verte), je t’écris que je vais bien, tu vois, qu’il suffit de petits riens comme d’un bouquet de pivoines acheté avant-hier ; elles commencent à s’ouvrir. Je te dis que ce que j’ai écrit ailleurs manque un peu de musique. Je ne te dis pas qu’il y a aussi la satisfaction née de quelques exercices réussis de japonais ; sais-tu pourquoi je ne t’en parle pas ? Mais j’évoque mon pas de porte, qui en un lapsus devient un « pas de monde ». Je ne sais pas encore qu’à la relecture du premier chapitre de « ce » livre, j’éprouverai un grand bonheur, le grand bonheur de l’avoir écrit ainsi et de bientôt (mais quand ?) le partager (ce qui produit autant d’appréhension que de bonheur), auquel vient se frotter, le soir encore, celui de voir le deuxième se finaliser (condition indispensable au partage du premier).
* J’apprendrai le lendemain sur France Culture, tentant de m’extirper du sommeil et du lit, que les amours plurielles ne sont féminines que lorsque elles sont charnelles. Dans un cas comme le mien, on sourirait de demander : Bordeaux charnelles ? (petit rire ou rillettes ?)
Car nous sommes dans un temps d’attentat, de violence, de respirations courtes, d’hébétudes transitoires, de confusions profuses, un temps de crépuscule, car nous sommes dans des villes hantées par des fantômes, hantées par des mendiants, et quand les uns nous parlent nous entendons les autres, nous tendons des aumônes, nous ramassons des balles, nous allons et venons, traînant des corps lassés, la question de la mort nous cerne en maints endroits et nous ne savons trop où poser nos fardeaux. ::: Mathieu Riboulet ; Les Portes de Thèbes
Nous parlons des absences. De celles qui hier auront fait pleurer S, pris au piège des corps fantômes sans peaux. De la nôtre qu’E déclare dans un « Vous me manquez » dont l’évidence de la réciprocité fait bredouiller une réponse. Nous les lisons aussi : F demande à celui qui est parti de dire bonjour aux étoiles.
Nous parlons des distances. Celle que P, si proche, impose dans ses réponses (quoique délicates) à mes mots presque légers, réponses dont j’entends ou propose des raisons face mon insistance certaine (c’est évident que j’insiste, ce n’est pas si léger) et incertaine (dois-je ?). Celle(s) entre S et moi, distance à la fois ridicule en 2020 et impossible à franchir ni par l’océan ni par le ciel et dont un espoir viendrait de sous la terre, peut-être ; à la fois géographique (744km à vol d’oiseau, mais nous n’en sommes pas) et temporelles (des mois dont on ne sait pas le nom) ; à la fois frontière rigide d’un espace Schengen encore plus fermé et proximité de tous nos visages mobiles ou immobiles sur les petits écrans ; à la fois sa vie et la mienne, nos rythmes et nos désirs d’aujourd’hui et de demain ; à la fois ce qui nous attire et ce qui nous sépare, c’est-à-dire ce qui sépare deux je d’un nous dont on ne sait presque rien. Au hasard des images conservées pour écrire autre chose, il y a eu aujourd’hui, apparaissant sans prévenir, ces phrases si bienveillantes – et probablement un peu tristes – du garçon aux yeux noirs, phrases qui préfiguraient ce que nous n’avons pas pu construire sur nos instables différences. Au hasard des images que montrent S, il y a je crois celui que j’étais à son âge.
Ainsi nos solitudes s’imposent et dans cette fin d’après-midi ensoleillée, après que l’orage a grondé, j’en cherche la sortie, mais je la sais lointaine, par ces initiales qui se confrontent, ou peut-être combattent, sans avoir les mêmes armes.
Ainsi, pour la première fois, oui je crois bien que c’est la première fois, j’écris, au deux tiers du livre, à son auteur. Je sais que nous avons des amis en commun : je me souviens de J parlant de lui, mais J peut-il être encore considéré comme un ami ? Alors : « avions » ? Je lui dis donc cela, pour entamer le message. C’était plus fort que moi : il fallait que je l’écrive, et surtout à lui, suite à ce que j’avais lu et que j’aurais pu écrire. Je n’évoque que l’émotion procurée, et je le remercie. Sa façon de se dévoiler dans le livre me libère : je sens qu’il ne me jugera pas, quoi que j’écrive. Je sens que l’essentiel, c’est pour moi de le dire, et pour lui de le lire.
Je ne sais pas encore que nous avons des amis virtuels, puisque J me le dira, qu’ils le sont. Je ne sais pas encore qu’il accepte tout le monde comme ami, puisque je n’ai pas encore lu cette précision à la fin du livre. Depuis donc, amis, là, nous le sommes aussi.
Le train, ça m’excite. À chaque fois, je prévois des trucs pour m’occuper, par exemple un gros livre, mais arrivé à Granville je m’aperçois que je n’ai pas lu plus de dix, vingt pages. À cause du paysage qui m’aura absorbé. Le défilement des bois, des champs, des zones incultes derrière les gares, qui disparaissent à toute vitesse. Tout ça me fascine, je ne vois pas le temps passer. Et puis, parfois, je ne sais pas pourquoi : la contemplation de ce mouvement, depuis ma position immobile, m’engourdit. Le balancement du wagon me berce. Et je m’endors. Les jours où je suis tellement excité par mon voyage, j’ai peine à imaginer que, d’autres jours, je puisse dormir. J’ai du mal à concevoir que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. ::: Antonin Crenn ; La lande d’Airou
Un été, je suis allé voir mon père à l’hôpital psychiatrique ; j’avais 14 ans. Mon frère m’accompagnait ; il me suivait partout. J’étais son grand frère. On se protégeait. Notre père nous faisait peur. Pas tout à fait peur. Papa était inoffensif. Il gardait le génie de l’enfance. ::: Mathieu Simonnet ; Barbe Rose
Ailleurs, j’avais rendu un hommage à B., B comme brunodebruxelles. C’était une image farfelue, la bouche ouverte : un tablier, un morceau de pomme de terre au bout d’une fourchette, le spectateur ne sait pas comment cela a cuit, combien c’est fondant, un peu croustillant. Il me demande s’il peut partager l’image. Évidemment il peut.
J’aime ses pitreries poétiques. J’imagine son esprit creuser pour atteindre le presque rien, la frontière de l’inutile, une sorte de transgression du selfie, transgression avec ustensile, un petit coup de pieds, doux comme il doit l’être et les fourmis narcissiques détalent.
Alors nous parlons. Comme parfois. C’est assez rare et c’est depuis peu, car c’est depuis peu que nous nous connaissons. Comment ? Par quel truchement virtuel ? Et puis nos corps interviennent dans la conversation, puis les écrits que je lirai demain, et A. Ah ! Demain je lui lirai A.
Trop souvent, je ne me souviens pas de la psychanalyse, de la sociologie, de la psychologie-je dis des choses immédiatement interprétable à mes dépens. À croire que la spontanéité et, à l’occasion, l’honnêteté me sont des vertus cardinales. Il m’arrive pourtant de vouloir ravaler ma phrase, naturellement que m’exprimer comme je viens de le faire et de la dernière bêtise. Parfois, je ne me souviens pas que je suis moi, que ce n’est pas forcément mon intérêt que ça se sache. ::: Mathieu Lindon ; Je ne me souviens pas.
J’ai cru que c’était l’été, dit-elle. Je suis dans la rue, je rentre chez moi. Je viens d’acheter un morceau de pain aux fruits et une belle part de moelleux au chocolat chez Lamour, le boulanger qui vous en donne. Et donc elle dit ça, la passante, à celle qui est sûrement sa copine. Elle avait un peu froid, je crois. Je l’ai d’abord trouvé un peu idiote cette phrase. Puis naïve. Puis rapidement j’en ai saisi l’étrangeté : quelqu’un venait de parler.
Non pas que je n’avais entendu parlé personne depuis longtemps, puisque l’éboueur samedi, puisque le boulanger bien sûr (« Tranché ? » et autres politesses de rigueur, moi l’esprit ailleurs), puisque F croisé 30 minutes plus trop en allant à la boulangerie, mais celle-ci a des horaires réduits. « Elle ouvre à l’heure du goûter« , m’avait-il dit dans un sourire que je n’avais pas vu derrière son masque en tissu Vichy. Au-delà du plissement des yeux, je savais qu’il souriait, qu’il me souriait, que je le faisais sourire, c’est un peu présomptueux de l’écrire, aussi faudrait-il fournir une explication, développer, écrire qui est F, surnommé « numéro 6 » chez les AJJE, ce qu’il m’a déjà dit ou écrit.
Au réveil il y avait eu la voix de maman. C’était – c’est – son anniversaire. C’était mon premier jour de congés aujourd’hui et il était tard. Elle ne se rappelait pas la chanson que je lui avais envoyée – disant peut-être « Je ne me souviens pas » et raccrochant ainsi ses paroles au livre de Lindon. C’était une chanson de notre enfance évoquée ici il y a quelque temps, un mois peut-être. Et nous avons parlé des gens qui s’ennuient.
C’est une vidéo sur le réseau social bleu. Niu parle de lui, de son travail. Je sais que je suis – c’est-à-dire que notre histoire est – quelque part au milieu de tout ça, notamment dans la chambre où l’on entend en boucle « Je te fais confiance« . Je ne sais pas exactement où, c’est-à-dire que je ne sais pas tout : parfois je n’ai pas osé demander. Là, oui, j’y suis, c’est nous. Je doute un peu, bien sûr, mais je l’écris comme si j’en étais absolument sûr, comme s’il m’avait regardé dans les yeux en disant « Of course it’s about us. » A l’époque, je n’avais rien dit de moi. Ce dont je suis évidemment sûr, c’est qu’il y a eu ma voix dans cette pièce sur la peur. Il m’avait demandé d’en parler. J’avais alors noté quelques éléments dans un carnet ; quelques flèches structureraient le cheminement de ma pensée. Et je m’étais lancé. On avait fait une seule prise je crois, comme pour une conversation normale, sur un sujet quelconque auquel on aurait déjà réfléchi, duquel on aurait déjà débattu. Que dirais-je aujourd’hui ?
P revient d’un pays où les garçons ont les yeux noirs. Il m’envoie, dans cette solitude que nous partageons, un petit mot qu’il a aussi, semble-t-il, adressé à d’autres. Le pays est loin. Il s’y est égaré. On se perd facilement dans les sombres iris, qu’elle qu’en soit l’hémisphère où ils scintillent. Il attend, il espère, il dit qu’on verra ce qui est possible. Je le laisse parler de lui, malgré la tentation de dire ce qui, dans ses mots, me ramène à moi, à ma propre expérience, comme par solidarité entre nos cœurs en attente. Mais je préfère répéter, dans un sens légèrement différent, ce que j’ai écrit à S, ce que j’écris en réponse aux « tu ch ? », ce que j’ai glissé à celui à l’oreiller : tout est possible. Anything is possible. J’aime le « n’importe quoi » du anything anglais, sa folie. Parce que tout est possible… Du moment qu’un jour, on pourra sortir. Du moment qu’un jour, il pourra voler.
Une faute de frappe sur le jeudi, et il me vient à l’esprit cette chanson : Judy and the Dream of Horses. On chantonnerait alors en regardant le ciel. On rêverait peut-être, non pas de chevaux.
La dix-septième année de ce journal se termine. Je regarde les années. Je me demande ce que demain 15 avril j’écrirai car il faudra, bien sûr, comme ça, dire sur le réseau bleu que ça fait dix-huit ans, dix-huit, rendez-vous compte c’est vertigineux, c’est même beau comme un enfant, fort comme un homme. En bas à droite, pour ceux qui lisent cela sur un écran de bureau, il est écrit que peut-être, les premières années seront un jour à nouveau lisibles. Je ne le crois pas. Pas en l’état. C’était médiocre, l’écriture. Je ne sais pas ce qu’était devenu le collégien (en classe de quatrième) que j’avais été et qui avait écrit un texte sur le rien de ses vacances ; la prof d’anglais avait adoré. Pourquoi a-t-il attendu toutes ces années pour retrouver le plaisir d’écrire, le savoir écrire, oh peut-être pas sur rien, mais sur le presque rien ? On sait bien ce qu’il est advenu ensuite, à partir de la quatrième : cette quête du soi, puis son enfouissement, mais pourquoi cela a-t-il tué l’écriture ? Je réfléchis en écrivant ces lignes. Je réalise que non, que l’écriture n’était ni morte ni absente : il y avait des lettres. Des lettres en anglais à Laura à partir de la classe de seconde, des lettres vers Toulouse – des pages et des pages et des pages –, des lettres à Nat durant ces étés des années dirais-je 94-97… Je crois que c’était assez drôle, un peu barré. Bref… Mon journal devient majeur. Il n’est donc plus le petit garçon timide qui parlait sans fioritures, les premières années, des livres et des disques achetés, sans aller bien plus loin que ça. Les livres ont une autre place, ils prennent parfois la parole. Les disques sont rares, les mots parfois y font allusion. Et puis qui reste-t-il ?
On se raconte ce qu’on a fait, ce qu’on va / doit faire. Moi ? Oh un bout film, des exercices de japonais, lire, écrire (ou plutôt creuser le récit, comme on creuse un tunnel avec les ongles, rageux et courageux). Je ne suis pas à plaindre : je m’occupe. Beaucoup. Presque trop : je pense à tout ce que j’aimerais faire, monter ces 7 minutes de vidéos, finir d’écrire ce livre, entamer celui-là qui t’évoque (l’équivoque contient qui on évoque ?), lire ça, étudier ça, apprendre ça, etc. Parfois je chante, surtout le soir. Parfois je regarde le ciel et j’attends les oiseaux. Parfois encore moins, pour ainsi dire rien. Quelques exercices physiques aussi. Souvent on parle de nos corps, leur transformation, comment séduire, et d’abord se séduire soi-même, se donner confiance ainsi quand on se voit passer dans le miroir. Alors on pense à la chanson. Pour tout bagage on a sa gueule, quand elle est bath ça va tout seul. Quand on est moche on s’habitue, on s’dit qu’on n’est pas mal foutu. C’est là qu’intervient S dans ce récit qui se frotte, comme la virtualité/réalité du confinement, à l’existence des autres. S et sa gueule, ça va tout seul. S vit loin, si loin qu’il en est presque céleste ; Vénus brille tant en ce moment. S est peut-être plus un rayon de soleil fugace qu’une étoile, mais je m’offre du rêve par une présence presque impossible. Cela m’aide à attendre : je m’accroche aux peut-être.
2 mai 2014 Je comprends maintenant pourquoi toutes mes amies ont, pour une raison ou pour une autre, un pied dans la faille identitaire. Je comprends maintenant pourquoi j’ai toujours eu deux manières d’écrire, deux calligraphies. Je comprends maintenant pourquoi j’ai photographié pendant quatre ans des immeubles murés : il semble que les murs se sont mis à parler. ::: Adel Tincelin ; On n’a que deux vies / Journal d’un transboy
Je demande à R s’il connait ce livre. Il me dit que non mais qu’il connait Adel. Je demande à T s’il connait ce livre. Il me dit que non mais qu’il connait Adel. Je dis à T que R m’a dit la même chose. Je ne dis pas le prénom, je dis : un ami. Il me dit : On se connait tous. Il dit qu’il plaisante. Je ne dis rien à R. J’ai le sentiment que ce n’est pas la peine de revenir sur cette… cette quoi ? … particularité ? qu’il partage avec T. Je dis à T ce que la dernière fois j’ai dit à R, à propos de ce que je dis aux autres. Il me dit : cool. Je me demande, à ce moment de l’écriture – ou plutôt ce moment du dire, tant qu’à jouer avec ce verbe – où commence l’intime. Parler des autres sans en parler, avec eux ou ici. Parler de R, et comment ? Comment parler sans dire ? Mais finalement, pourquoi ne pas dire ? Pourquoi ne pas dire ce qu’apportent les corps ?
Bilbao nous attendait. La ville aurait été une étape dans une amitié qui se construit peut-être encore. J’écris « qui se construit » alors qu’elle est déjà stable. « J’écris « peut-être » et « encore » non pas pour y mettre un doute, mais pour interroger si l’amitié est comme l’amour. J’ai la réponse, nous l’avons tous, ou pas, elle est à la fois nette et confuse, oui et non, ce ne sont pas les mêmes briques, les mêmes fondations, les mêmes risques mais c’est une attente, des projets, des sourires. Puis, comment ça s’arrête ? Puisque parfois ça s’arrête. En claquant la porte ? Ou dans un lent travelling à la Antonioni ? J’ai déconstruit des relations amicales comme j’ai arrêté des relations qui n’étaient plus amoureuses ou ne pouvaient plus être des relations, parce qu’il ne faut pas seulement t’aimer, il faut nous aimer. Bref, je divague… Bilbao nous attendait ce week-end. Nous en rêvions chacun un peu différemment, parce que nous percevons le temps, les autres, les voyages, cette ville différemment. Je crois qu’aujourd’hui je ne voyage pas à proprement parler pour voyager, mais pour m’ancrer dans un espace différent, même fugace. Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire, mais je crois que je ne cherche pas une ambiance, je cherche une sorte de profondeur, de raison d’être (être à, être soi…). C’est confus parce que je ne m’étais peut-être encore jamais posé la question. J’écris « peut-être » et « encore », encore.
Je te parle de P, de F, de l’attente – la mienne, la leur supposée. Et puis tu me parles de nous, d’un nous futur prenant une forme officielle précédée d’un accord, et je ne sais pas trop dans quelle direction rebondir : sérieusement ou en un trait d’humour. J’arrive, je crois, à mélanger les deux. Je te connais de mieux en mieux, parce que tu parles beaucoup de toi, mais peut-être aussi parce que nous sommes passés par la passion, la douceur et le déchirement, autant d’extrêmes qui font dire ce que l’on pense et ce qui nous dépasse. Je te connais et je sais ce que tu attends de la vie, ce que tu en crains, ce que tu veux vivre et construire, et j’entends – c’est du moins ce que j’ai envie d’écrire ici, parce que ça glisse de mes pensées – que parfois, quand tu me dis que je te manque, ce n’est pas à l’ami que tu parles, c’est à celui qui représente une potentialité. D’un rire je parle de nos âges, et à ton indifférence je pourrais répondre que tu as raison : ils portent les mêmes rêves. Tu tournes autour du pot, mais tu dis que l’on peut aimer et pardonner, la preuve, ta mère t’aimera toujours, quoi qu’il arrive. Je te réponds que ce n’est pas comparable et je te parle de Marguerite Duras, de ce qu’elle disait de l’amour maternel dans cette émission de télévision ; tu ne sais pas qui est Marguerite Duras. Je comprends enfin que les mots que tu prononces sont un moyen de te griser un peu, faute d’alcool. Dans ce quotidien enfermé, l’autre qui partage ton logement, ta nationalité et ta religion, a gardé de cette dernière les interdits qu’elle impose, les pratiques qu’elle rejette. Avec lui, tu ne peux pas être toi. Alors tu rêves. D’envols.
Tu me dis qu’hier soir ton oreiller a remplacé un corps absent, ainsi, en t’endormant. Or encore on nous assène / prévoit / envisage / fait craindre / va falloir tenir des semaines à venir sans autres. Peut-être. Mais peut-être c’est devenu trop. Oh parfois l’esprit s’accroche, à un rayon de soleil, aux visages-pixels, au rythme d’un dimanche caressé par des pages, à un oiseau, au travail. Que ce soit toi contre ton oreiller, ou moi, ou les autres, on y revient, sans cesse on y revient : la solitude. Il n’y a plus personne. J’écrivais l’autre jour à F qu’il n’y avait même plus l’idée que quelqu’un nous attendait quelque part. J’essaye de contrecarrer cela, cette absence d’idée, cette absence d’histoire, cette absence de demain ou d’après-demain, cette absence de demander “Ce soir ? ”, cette absence de se sourire, de s’approcher, de se regarder, cette absence d’hésitation quand on boit le premier verre et que je te dis que je t’invite, cette absence de te voir franchir la porte, cette absence de peau, de respiration, d’odeur, de regard, cette absence d’absence puisque l’absence de l’autre, en temps normal, n’est que le signe de sa présence potentielle. J’essaye donc. En plusieurs chemins dessinés. Au bout de l’un d’eux, il y a toi. Je ne leur dis pas ton nom.
J et moi, ce sont parfois par des chansons que l’on s’interpelle. Souvent, il m’envoie des airs que je ne connais pas. Alors, tandis qu’au matin ce n’est pas pour lui que j’avais chanté, le soir, répondant à sa requête, je poussais la chansonnette. Que reste-t-il de nos amours ?, se demandait l’air. Ces lignes, peut-être, répondraient à la question de Trenet. C’est ici que parfois, je note ce qu’il en reste. Il y a sûrement, je le sentais à l’automne 2017 lorsque nous évoquions cela avec J — un autre J — puisqu’il prenait lui-même des cours de chants, quelque chose qui ainsi sort aujourd’hui et qui, donc, avait besoin de sortir de moi. Pas par des actes, pas par des mots, écrits ici ou dits dans un regard appuyé ou enfui. Il y a sûrement, doucement, par une voix étonnamment peu limpide depuis quelques temps – si j’avais repris à fumer comme le confinement pourrait m’y pousser, j’y verrai une relation de cause à effet, mais non, alors le pollen peut-être, alors le confinement peut-être – quelque chose qui continue de sortir, comme une audace. Ne pas oser dire, écrire, chanter, c’est ne pas oser. C’est ainsi que c’est à J – encore un autre – que j’envoyais cette petite histoire d’un oiseau noir, chantant au fond de la nuit. Prends tes ailes cassées et apprends à voler, toute ta vie ; tu n’attendais que ce moment pour t’élever.
Alors je retrouve Perec et ce W qui avait besoin d’un temps, d’un rythme, de ça, sans rien après, être là, soi, c’est-à-dire moi, moi seul et lui, eux, là, cette histoire, ces histoires ; il fait beau. Je le reprends au début, j’embarque. Et puis soudain je lis cela :
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes.
Ici j’ose une ellipse, mais voilà, l’émotion, profonde, qui nait de la lecture, va jusque là :
J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.
Sur les réseaux sociaux, je lis tout le passage dans une vidéo d’une minute vingt-trois, c’est un plan fixe qui regarde par la fenêtre, l’horizon est mort pour laisser le spectateur écouter. Je veux le déclamer, m’en nourrir, l’entendre encore, il faut quelques prises et puis tant pis si parfois la voix part un peu. Je ne sais pas encore que quelqu’un d’autre, plus écrivain que moi, m’en parlera de ce passage, grâce à une coïncidence – il préfère cela au hasard, dit-il – de partage. Sa voix est douce, son visage aussi, et ses mots m’entrainent rue Vilin.
Je ne sais pas si c’est ainsi que l’on s’attendra mieux, en se disant tout cela. Je ne sais pas si c’est ainsi que l’on pourra au fil des jours supporter un peu mieux le rien que produit cette solitude, mais ce soir c’est le cas. Nous parlons de nous, des autres, de l’appétit qu’il faut avoir à deux, des connivences sur lesquelles il ne faut pas s’emballer, et puis des mots s’immiscent, des mots qu’il aime.
Ainsi je suis derrière la fenêtre, encore, encore, encore. Pour travailler, je préfère le salon, en particulier parce que j’en préfère l’espace donné à voir depuis la table où je travaille. Devant moi, et à droite, la pièce. A gauche, donc, la fenêtre. De là, parfois, bien évidemment c’est très rare, je vois le voisin qui sort de chez lui. A travers la vitre je hoche alors la tête, c’est un bonjour qui ne dit pas vraiment bonjour, c’est une distanciation sociale très distante. Et puis lundi, sur la fenêtre de la chambre, j’ai mis du muesli et des miettes de pain. Sur le rebord de la coursive, dehors, aussi. Il neigeait, un petit oiseau s’y était posé. Depuis ils viennent, délicatement. Alors je les regarde derrière la fenêtre, encore, encore, encore.
Tu m’appelles car tu ne sais pas trop ce que veut dire le mot cadavre, encore moins son usage. Cette mission-missive que l’on t’a octroyée me semble déplacée, ainsi te voilà fragile devant ma langue que tu n’a pas encore totalement apprivoisée malgré la liberté, la jovialité et la finesse de tes propos. Je tente alors de faire le tri, dans les mots, les dépouilles, les corps, les défunts, ce qu’il peut être écrit. Mais la tache est rude, ainsi au téléphone, sans souffle ni dictionnaire, sans plume et sans l’état de circonstance durant lequel on fermerait les yeux.
Tes lendemains sont ailleurs. Tu m’appelles pour savoir ce que j’en pense, pour savoir où je te verrais, toi, seul, enfoui dans le calme des villes ou soupirant dans la solitude des campagnes, devant la mer ou dans un jardin. Ainsi, donc, tu penses que je connais assez bien pour t’aider. Sans doute penses-tu que, puisque je t’ai aimé sans être aveugle, malgré ta transparence parfois cruelle, alors oui, je te connais. Tu y peindrais, par exemple, me dis-tu et ta voix est toujours la même, parfois elle s’enroule comme des vagues, tes r sont des caresses sur des galets et dans une envolée lyrique alors je m’aimerais plage même si cette phrase est d’une mièvrerie digne d’un roman de gare. Évidemment la solitude ne pourrait pas être entièrement satisfaisante, il faudrait des présences potentielles pour des désirs d’après-midi, mais dans un rire je te réponds que cela c’est ton problème, tant pis pour toi. Je ne sais pas si tu saisis ce que je sous-entends, je suppose que oui, mais nous rions ainsi, puisque le rire nous sauvera autant qu’il le pourra. Alors je parle des jardins, je parle de l’été dernier quand c’était encore nous, je parle de la géographie, de ce pays qui est encore un ailleurs pour toi, et qu’alors peut-être c’est cela qui importe. Surtout je parle de toi.
Le peu que l’on sait de l’autre est constitué d’une soirée chez T, soirée au demeurant un peu folle, et de quelques aperçus sur un réseau social. Sur un autre, il m’aborde. A l’une de mes questions, il répond qu’il n’est plus avec D : ils n’étaient pas compatibles. A l’une de ses questions, je réponds que je ne suis plus avec L : nous n’étions pas compatibles. Je donne l’exemple de la télévision. Il me répond M6.
Il propose, lui aussi, quelque chose qui aura lieu après et que l’on attend, tant. Il imagine une terrasse, peut-être une autre, non une troisième ; je souris. Les mots qu’il m’écrit sont une divagation. J’aime. Je tente d’être aussi fin dans mes réponses, de suivre le petit grain de folie qu’il pose là. Il poétise, ainsi courtise, un peu, m’attise, peut-être, let’s tease, pourquoi pas, pour la rime ; pour le reste on verra. Tous nous proposons, nous imaginons, certains s’inquiètent, d’autres s’agacent. Je me surprends de ma patience mais je ne sais pas si elle ne se fissurera pas. Je la connais, cette patience, il y a un an elle regardait par la fenêtre des soins intensifs neurovasculaires de l’hôpital. Que voyait-elle ? Rien : le ciel bétonné d’un parking.
Alors ce soir j’attends qu’il neige demain pour être un peu surpris, pour autrement regarder cet horizon que je n’ai pas, et pourtant qu’aujourd’hui j’ai filmé, cet horizon crépi à quelques mètres de moi sur lequel le soleil a dessiné une ombre avant de repartir, juste au bon moment, oui juste au bon moment, le spectateur croira que j’ai triché. Alors j’avais été heureux. Heureux de cette lumière née du hasard, heureux de revenir dans cette famille du cinéma-réalité qui avait été la mienne puisque la tienne. Au générique, moi parmi eux.
Je me souviens parfaitement bien de son regard, de comment je cherchais à ne pas le croiser. Il y a parfois, dans les yeux, comme un danger sauvage. Non pas que je craignisse qu’il me mangeât. Juste qu’il me mordît, avec toute la métaphore du vampire qui vous agrippe. C’était à une lecture, organisée à la Fondation V, par Olivier S. En discutant aujourd’hui, il m’a rappelé le lieu de cette rencontre qui n’en a donc jamais été réellement une. Il m’a rappelé le lieu, je lui ai rappelé ton nom. Tu étais assis à côté de moi. Tu étais, au-delà de cette chaise, à mes côtés. N’ai-je pourtant pas rêvé, qu’un peu, il me mordît ? Au moins de sa folie.
Je vais là où il se passe encore un petit quelque chose, puisque depuis 12 jours je n’avais vu de la ville que son minimum, que les rues et les portes entrouvertes. Je prends la mesure, ainsi, à la caisse plastifiée de la supérette, qu’il ne s’y passe pas un petit quelque chose, oh non, mais quelque chose de bien plus grand que nous. Je ne sais pas si la fin du monde ressemble à une ville déserte, mais une ville déserte ressemble à la fin du monde. Si ce n’était pas dramatique, si ce n’était pas si fou, on en ferait de la science-fiction, j’en ferais de l’auto-fiction. Certains en font des histoires, leur histoire. Moi je crois que ce n’est pas la mienne, je veux dire par là que je ne vois pas comment je peux dire tout ça. J’ai beau aimé le vide et y creuser, je n’ai pas envie de plonger dans celui-là. J’ai beau regarder le nombre de morts avec une effroyable fatalité, je n’ai pas envie de plonger mon récit dans ces bras-là. J’ai beau être dans la colère née d’hésitations et de mensonges, je n’ai pas une écriture de combat. J’ai beau penser à ceux qui s’épuisent, je n’ai pas le talent pour plonger avec eux. Alors que dire ? Peut-être encore, un peu, parler d’amour. Juste écrire le mot, là, pour y penser encore.
Nous pourrions ainsi pleurer d’être seuls. Chanter, et au deuxième couplet, ne plus pouvoir. Pleurer d’aimer ou de ne pas aimer, pleurer d’avoir aimé, jusqu’au bout mettre ces verbes à tous les temps. Nous pourrions rire d’avoir été, puisque rire de se rappeler les souvenirs d’enfance, le couloir de l’appartement était un fleuve et nous jouions ainsi, emportés sans flots, avec ici ou là des carreaux bruns, îles sans vagues. Peut-être avais-je six ans, admettons que oui, et nous revoilà, ce soir il y a une chanson parmi d’autres, celle que je veux évoquer était réapparue récemment au détour d’une radio, c’est Nazaré Perreira qui chantait, c’était presque hier, nous virevoltions de la terre jusqu’au ciel. Je chercherais alors, une chanson en entraînant une autre, celle que j’avais apprise pour toi, Niu, et que j’avais fini par savoir chanter dans ta langue. Il y était question, m’avais-tu dit, d’une petite robe, je crois. Je remonte nos échanges, et sur le chemin vers ma voix, je retrouve la tienne. Alors tu me parles, parfois. Tu me dis ce qu’on ce dit à l’autre quand on l’attend, quand il a oublié quelque chose, quand on marche. Peut-être que parfois il se faisait tard, comme là déjà il fait bien nuit. Et ce soir je me rappelle, ou peut-être je comprends vraiment, ce que nous avons été.
Et pourtant je m’assoupis. Ainsi, au soleil, sur cette chaise qui n’a rien de très confortable, le sommeil m’embarque. Et pourtant la musique du voisin. Qu’est-ce que le corps veut me dire ainsi ?
Jorge Semprun : Je pense à cet homme-là ou à cette femme, s’il arrive à savoir, parce qu’il ne saura pas. Imagine une équipe de télévision qui arrive et lui dit : « Monsieur, Madame, vous êtes le dernier survivant. » Qu’est-ce qu’il fait ? Il se suicide. Elie Weisel : Non. J’aimerais imaginer qu’on lui posera des questions, qu’on lui posera toutes les questions du monde. Mais toutes. Et lui, il écoutera toutes les questions. Et après, il aura un haussement d’épaules. Et on lui dira : « Et alors ? » Et il dira… J.S. : Si ce n’est pas le suicide, c’est le silence. Ça revient au même. E.W. : C’est le silence fécond. Le dernier. Je n’aimerais pas être le dernier survivant. J.S. : Moi non plus. ::: Jorge Semprun / Elie Wiesel ; Se taire est impossible
Je prends le livre sans penser au confinement dont ils vont parler. On n’ira pas comparer, non on n’ira pas. Dehors il fait beau, chaud ; un peu je rougirai, vigilant. Je déjeune en lisant, l’échange entre les hommes est bref, le temps d’une assiette.
Je n’ai donc pas refusé l’invitation qu’il m’a faite au téléphone, quelques jours après, d’aller ensemble à l’exposition Matta, au Centre Beaubourg. Comme cela m’est souvent arrivé lorsque je commence à avoir du désir pour un homme, j’avais envie de faire l’amour avec P. au plus vite, afin d’en finir avec une attente qui empêche de penser à autre chose et retrouver ainsi la tranquillité. ::: Annie Ernaux ; Hôtel Casanova
Tu t’inquiètes de me savoir face à un simple mur, tu ne sais pas encore pour le soleil qui quelques heures chaque jour me réchauffe, tu ne sais pas encore que j’ai travaillé sur ce livre qui profitera peut-être de la situation, oh certes le mur mais non, tout va bien. Il y a eu, dans les pages lues, tous les entassés indésirables, dont notre grand-père, sur les plages hivernales et dans les camps de février 1939, puis mars, et puis des mois encore. Il y a eu à la radio les deux cas de virus dans la bande de Gaza et la femme tunisienne. Il y a eu les femmes – routière, infirmière -, qui pleurent sur Facebook parce qu’elles n’en peuvent plus. Il y a eu les colères et encore et encore. Les peurs. Les épuisements. Les morts. Il y a toi. Parce qu’encore tu travailles, pas de masque, pas de répit. Parce que tout cela est insensé. Parce que les gens, cette masse indistincte qu’on appelle ainsi, les gens, qui ne comprennent pas, qui n’agissent pas, qui oublient, qui continuent. Et même ta maison est un piège.
Tu prends de mes nouvelles ; brièvement donnes des tiennes. Tu ne sais pas où je suis, tu me demandes si je suis reclus, si je suis seul. Je devine que c’est une manière douce de demander si j’en aime un autre, si un autre m’aime, si nous partageons ce moment, soudés, chez l’un ou l’autre. Je réalise plus tard que je ne te pose pas la question en retour, pourtant souvent je m’interroge. Je t’écris que j’ai de la chance, que j’ai du soleil de 13h à 16h sur mon pas de porte, que je peux travailler dehors et que je vais prendre quelques jours de congés pour travailler sur mes projets personnels. Bien sûr je te dis aussi que grâce au Japan Market juste en face de chez moi j’ai pu acheter du saké, de la glace au macha, etc.
Tu me demandes si je fais des photos, avant d’écrire ceci : « Je ne sais pas ce que nous ferons des images de ces moments désolés… » J’aime la présence de cette adjectif, désolé. J’y vois au-delà de la période que nous traversons tous. Qu’est-ce que nous avons fait, de tous nos moments désolés ?
Il est revenu hier : le confinement nous rapproche des ailleurs, nous ramène à des autrefois. Nous parlons un peu encore aujourd’hui. Je relis alors mon journal du jour où enfin nous nous sommes rencontrés ; il n’y a pas eu d’autres fois. C’était un jour d’août. Il était resté dormir. Le lendemain matin j’avais photographié son bras et son visage. Le journal d’alors dit la temporalité de notre histoire, il n’en dit pas combien j’aurais aimé qu’elle fût autre, cette histoire. Combien il m’avait obsédé. Combien encore. Ce n’aurait peut-être été qu’un presque rien. Je me serais peut-être brûlé. Mais ç’aurait été.
Voilà dix-sept nuits que je ne dors plus. Attention, je ne parle pas d’insomnie. L’insomnie, j’ai une idée de ce que c’est. J’en ai fait une sorte à l’époque où j’étais à l’université. Je dis «une sorte» parce que je n’ai pas la certitude que les symptômes correspondaient exactement à ce qu’on appelle communément «insomnie». Si j’étais allée consulter dans un hôpital, j’aurais sans doute au moins appris si c’était de l’insomnie ou pas. Mais il me semblait inutile d’aller à l’hôpital. Je n’avais aucune raison fondée de croire ça, une intuition, c’est tout. Je ne suis même pas allée voir un médecin. Et je n’en ai même pas parlé à ma famille ou à mes amis. De toute façon, ils m’auraient dit d’aller à l’hôpital. ::: Haruki Murakami ; Sommeil