Les jours qui précèdent sont vides. Il y a, dans les brouillons, celui du lundi 22 novembre, que je publie ce samedi 4 décembre à 14h45 , après être rentré du cours de photo. J’y parle de ta voix. Lundi 29 novembre, à 10h04 elle m’a encore dit que ce n’était pas possible pour toi de venir ; nous devions nous voir demain, dimanche 5 décembre. Nous nous attendons. J’y puise quelque chose que j’ai déjà connu à la fin de l’hiver 2019, lors de l’été 2020, une forme de plénitude née d’une présence, un peu lointaine, incertaine. Vous avez tous les trois un point commun : vous roulez des R et votre voix m’emporte.
Les jours qui précèdent sont vides. Ce n’est pas ici que je reviendrai sur eux, quand bien même il y a eu l’odeur du yuzu et l’étonnant sourire d’U en lui parlant de toi.
Comment écrire, ici, que mon père est mort ? Je ne vois pas comment faire sinon écrire cela : mon père est mort le 26 novembre 2021 à 22h57.
Et puisque il s’agit de faire trace, j’appose ici le texte que j’ai publié sur Facebook :
A mon père (15 avril 1946 – 26 novembre 2021).
Papa,
A Noël dernier, je t’ai offert un livre, encore en construction. J’y parle de ton père, Antonio, et de moi, comment je me suis construit à partir de lui, moi qui suis né 9 ans après sa mort.
Tu savais alors que j’écrivais ce livre, mais, les larmes aux yeux et la gorge serrée, tu m’as dit que tu ne t’attendais pas à cela. Nous avons alors partagé des moments émouvants : ton père était un lien entre nous, il était un des lieux où nous étions bien, ensemble.
Depuis, tu t’es peut-être demandé ce que nous deviendrions, toi et moi, une fois que tu serais parti, et si j’écrirais ce que nous avons été l’un et l’autre, l’un pour l’autre.
Le 24 octobre dernier, après t’avoir appelé alors que tu étais hospitalisé, je terminais mon journal par : “Je ne sais pas ce qu’il faut dire ou taire. Je ne sais pas comment formuler ce que je ne sais pas nous dire. Je me demande comment faire dire au silence qu’il suffit.” J’espère qu’elles t’ont soulagé, ces phrases, un peu alambiquées, un peu hésitantes, comme j’aime tant en écrire. D’ailleurs, j’y pense : je ne t’ai jamais décrit le plaisir qui nait de l’écriture. C’est comme des vagues, tu vois ?
Cette formule, “Faire dire au silence qu’il suffit”, elle est venue comme ça, comme une vague un peu plus forte que les autres. Aujourd’hui, elle est peut-être le point de départ d’un récit. Mais elle est peut-être aussi le point de départ d’une paix intérieure. Aujourd’hui, je n’en sais rien. Il faudra donc attendre. Saurons-nous patienter ?
… Ces mots qui précèdent, je les ai écrits dans ces journées en suspension qui séparaient ta mort de la cérémonie où nous t’avons dit au revoir. J’avais décidé de les faire lire à la femme en charge de la cérémonie, parce que je croyais que je n’en serais pas capable, qu’il y aurait un moment brisé où la voix ne pourrait plus rien dire. Puisque tu lisais mon journal, tu sais combien je pleure, parfois pour un amour, parfois pour une maison, parfois pour une chanson. Ces derniers jours, pour toi, mais tu ne le sais pas.
C’est donc elle qui les a lus, écorchant une ou deux formules. Quelqu’un portait ma voix. C’était une messagère. C’était étrange et peut-être assez beau. Aujourd’hui évidemment je regrette de ne pas avoir lu ce texte, là, devant toi, devant ces gens. Mais ainsi, c’était peut-être nous, tout simplement, tout joliment.
Après avoir lu ce texte, N, qui suit le même cours de photographie, m’a écrit un joli mot : “Il y a dans les mots que tu emploies le même soin que dans tes images. Il y est beaucoup question de lumières et d’implicite. Cela ne se cache pas mais cela ne dévoile pas tout non plus.” Je n’avais jamais pensé à cet adjectif : implicite. C’est cela. C’est juste. Il rejoint ce que dit maman, parfois : il faut lire entre les lignes.
Mais face à la mort de mon père, l’implicite n’existe pas. Rien n’existe sauf la réalité, brutale, implacable d’un visage creusé dans lit d’hôpital au milieu de la nuit. Mon père est mort le 26 novembre 2021 à 22h57.