Lundi 8 novembre 2021

Il y a des moments où l’on pense à partir, cela peut être soudain, au creux d’une discussion et on s’y voit déjà. Il les faut, ces moments où l’on pense à partir, pour mieux savoir pourquoi l’on reste, pour mieux savoir rester, oui, ou même pour mieux rester.

Et puis un peu plus tard, le soir-même, là, dans cette salle un peu trop grande on s’installerait vers le fond, regardant les spectateurs, de dos, venant écouter ce qui fait science, on sait pourquoi on reste. En attendant, peut-être, qu’on nous dise “Allez, viens !”

Samedi 6 novembre 2021

Regarder les images, savoir qu’en dire ou pas, s’y épuiser peut-être, s’extasier parfois, un peu jaloux n’est-ce-pas quand soudain, dans le sous-sol d’une agence de voyage dont l’usage est, certes, de vous emporter ailleurs, au sous-sol c’est sans le moindre avion qu’on atterrit en Inde et que c’est beau, c’est beau, trop, sûrement.

Vendredi 5 novembre 2021

Nous ne faisons pas les images qu’il m’avait proposé de faire. Nous en faisons d’autres. Qui disent autre chose. Celles envisagées n’auraient fait part que de sa présence. Mais là, je suis là, peut-être, un peu, aussi : sur l’une, ma main, sur d’autres, la sangle de l’appareil.

Les meilleures, je crois, disparaîtront avec celles prises la veille, sur la plage, sous la pluie, c’est-à-dire sous une pluie incompatible avec l’appareil et la carte mémoire. Il me reste les souvenirs, flous, de quelques corps perdus sous les vagues et les rafales ; ce matin il fait beau, il se pourrait qu’il le soit aussi.

Jeudi 4 novembre 2021

Le petit bateau, pour deux euros, m’emmène ailleurs, en face, Hondarribia, 5 minutes pour l’Espagne. Peu de temps avant, galerie L’Angle, il y a eu les images de Patrick Bogner ; rarement ai-je eu autant d’émotions devant des paysages en noir et blanc. Sur le flyer que j’ai emporté après qu’on avait assez longuement discuté avec le propriétaire de la galerie, il est écrit que l’Ailleurs du photographe n’est pas un lointain, mais l’envers d’un lieu, sa face invisible ; un ailleurs qui, présent dans un lieu, aurait besoin de la photographie pour s’incarner.
Cet ailleurs que je foule du pied dans ce coin de France n’est pas un lointain, mais est-il un envers ? Non plus. Il est ce vers quoi je ne peux pas vraiment m’empêcher d’aller.

Franchir la frontière vers l’Espagne, par ce petit bateau, avec huit autres passagers, c’est aller vers moi-même, du moins un morceau de moi-même. Je me dis alors que c’est peut-être ici à Hendaye qu’il me faudrait vivre, pour facilement passer de l’autre côté et pour y voir l’océan, les montagnes, tout le temps, tout le temps.

Je découvre la petite ville dont le centre historique est fascinant de charme. Au resto, deux pintxos haut-de-gamme, absolument délicieux, et un cheese-cake surprenant, trop sucré mais chaud, au cœur fondant de crème anglaise… et pendant ce temps un texte s’écrit dans ma tête, le récit de cette journée, j’imagine les mots déroulant sous le plaisir d’être ici. Le texte s’effacera bien vite : ce que l’on lit aujourd’hui est peut-être plus sec.

De retour à Hendaye, la pluie s’abat, forte, de plus en plus forte. Sur la plage, le spectacle est beau d’une foule malgré le temps dégueulasse. J’aime cela, j’aime cette vie sous les intempéries, et les couleurs des planches de surf posées sur la plage. J’ose quelques images, mais je ne sais pas très bien quoi faire de ce tourment météorologique.

Plus tard, enfin à l’abri, il y aura aussi, surprenantes, l’odeur du inoki, celle du Borrotalco. M’emmenant vers le passé, elles m’offrent un moment présent inattendu. Et un futur attendu ?

Mercredi 3 novembre 2021

L’Espagne est en arrière-plan du selfie que j’envoie à ma famille. Je souris largement, je suis heureux d’être là, adjectif que je m’attribue rarement. Entre ce pays et moi, il y a l’embouchure de la Bidassoa. Je ne sais pas encore à quoi ressemble le front de mer d’Hendaye où j’ai loué pour deux nuits un studio regardant l’océan. Mais je sais, de ce que j’ai vu depuis le train, que la mer est forte, que les vagues se fracassent sur les rochers. À peine le ciel sera bleu.

Mardi 2 novembre 2021

Alors, devant un thé aux arômes de pamplemousse, le pantalon imbibé, je pars à nouveau pour le Japon. Le projet se dessine, assez clairement, ce sera mi-mars. Et c’est déjà bientôt.

Lundi 1er novembre 2021

J’ai rencontré mon père dans un hôtel à Strasbourg, que je ne saurais pas situer. L’immeuble faisait environ quatre étages. Devant, il y avait quelques places de parking. On entrait par une porte vitrée. La réception se trouvait sur la gauche. Il y avait un ascenseur au fond. Un escalier en bois avec un tapis qui parcourait les marches, et assourdissait les pas. La façade était plutôt moderne. La pierre, blanche. Il y avait des bas-reliefs de forme géométrique. Je crois. C’était pendant les vacances d’été. J’avais treize ans. Je venais de finir ma cinquième. Ma mère avait eu l’idée d’un voyage dans l’est de la France. On a quitté Châteauroux au début du mois d’août. On s’est arrêtées à Reims, à Nancy et à Toul. On est arrivées à Strasbourg un jour de semaine, en fin de matinée.
::: Christine Angot ; Le Voyage dans l’est

Il est 20h07. E signale, sur le groupe de discussion “Les garçons”, qu’il y a Mort à Venise qui passe sur Arte. Il ajoute deux smileys, dont l’un rit au éclats en s’adressant à J et moi, souvenir de cette séance de cinéma, peut-être la première où nous étions allés ensemble voir un film.
A 20h08, je réponds que je vais sûrement au ciné, voir Julie (en 12 chapitres) mais je suis encore un peu hésitant. Cela fait plusieurs fois que je reporte le moment d’y aller alors que je meurs d’envie de le voir, sans savoir du tout de quoi ça parle, juste parce que c’est un film de Joachim Trier, réalisateur du superbe Oslo 31 août, et que cela me suffit.
A 20h34 je me décide pour la séance de 20h45, sans attendre G à qui j’avais parlé de mon envie d’y aller et qui à 18h27 m’avait écrit “je tousse je tousse” ce qui – du moins le supposé-je -, le rendait inapte aux séances de ciné.
A 20h43, alors que je m’apprête à mettre mon téléphone en mode avion, G m’envoie un message dans lequel il me demande quand on va au cinéma, voire Pleasure ou bien ce film dont je lui ai parlé. Je lui dit que j’y suis, justement, je me sens un peu bête mais je sais que G ne se vexera pas. Il répond “Ah bien. Cool”.
A 20h52, je sais déjà que je vais aimer ce film.
Je n’ai pas noté les heures auxquelles j’ai ri et pleuré, ni l’heure à laquelle je suis sorti, mais à 23h11 j’écris à Gilles : “Très bon film”.
A 23h37 ou 52 ou quelque part dans ces eaux-là, je lis le premier chapitre du livre de Christine Angot que j’ai décidé d’emporter à Hendaye. A la fin du chapitre, je conclue que ç’aura été une très bonne journée, et pas seulement en raison de l’achat d’un nouveau sac à dos en remplacement de celui acheté alors que je vivais avec Fabio – puisque c’est ainsi que je l’appelais alors sur ce journal, et dans la vie aussi peut-être parfois, mai j’ai un peu oublié -, juste avant de partir en croisière sur le Nil il me semble, donc en janvier 2003.

Dimanche 31 octobre 2021

D’un jour à l’autre, le cinéma passe donc de la quiétude d’un “L’amour l’après-midi” de Rohmer à un galopant “The French Dispatch” de Wes Anderson. On aura pas de doute, ici, sur ce que l’on préfère.

Jeudi 28 octobre 2021

Les jours ont passé. Te revoilà. Je t’avais dit que j’étais content de te revoir. Tu m’avais répondu “Yup“. J’avais souri.

Je m’étais dit que je ferais peut-être, enfin, des images de toi.

Alors tu aurais pu être là, présent, en une image peut-être mystérieuse, presque muette, comme un petit bout de toi, caressé du regard.

Mardi 26 octobre 2021

A se lève alors, attiré par le bruit provenant du rez-de-chaussée du restaurant où nous sommes attablés. Il y a, en-dessous, comme un air de fête et c’est, je crois, ce dont il avait envie. Il reviendra plutôt vite, c’était plutôt fugace, quelques minutes dirais-je, mais une fois tous les quatre descendus, il reste une ambiance, il y a tous ces visages qui, un peu plus tôt, étaient au cinéma. On parle un peu du film et surtout de la photographie du film, belle, lumineuse, léchée, et de cette ambiance sèche et poussiéreuse qui vient contrebalancer l’humidité des vestiaires, les splash dans la piscine et la moiteur des corps lors des scènes qu’on qualifiera évidemment de pornographiques pour éviter de tourner autour du pot. Hein ? Non, je vous assure, je ne m’y attendais pas. Je vais toujours au cinéma en sachant le moins possible ce que je vais voir, en me fiant à un titre, une image, une référence entraperçue dans un texte de présentation lus en diagonale, mon cerveau sélectionnant pour moi ce qu’il faut lire et ne pas lire pour laisser, durant tout le film, tout effet de surprise possible. Surpris je le fus.
Et puis je sors. Dehors il y a M, nous parlons. Nous ne nous connaissons pas, pas réellement. “Amis Facebook”, comme on dit. Nous avions échangé quelques phrases, là-haut, à l’étage. Nous poursuivons. J’aime son contact, tout de suite, simple, amical. Nous promettons de nous revoir ; j’en suis certain. Nous imaginons un projet ; j’en suis ravi.

Dimanche 24 octobre 2021

Il y a ta voix faible, fatiguée, qui dit peu. Je cherche à combler les silences, je cherche à t’emmener ailleurs, quelques secondes, quelques minutes, mais j’y échoue. J’ai peur de t’épuiser de mes mots que tu n’as peut-être pas envie d’entendre, de paroles qui raconteraient les jours passés ou hier peut-être seulement, tant la journée a été riche et belle, belle aussi de tout ce que je n’écrirai pas ici – une présence, une exposition, un ami, un autre, un film. Je ne sais pas ce qu’il faut dire ou taire. Je ne sais pas comment formuler ce que je ne sais pas nous dire. Je me demande comment faire dire au silence qu’il suffit.

Samedi 23 octobre 2021

Alors J s’approche, entre dans le garage, et leur demande s’il acceptent d’être prise en photo. Le premier ne parle pas parfaitement français. L’autre, pas du tout. La demande, incongrue, entraîne le premier dans le piège du doute car il ne comprend pas pourquoi, ainsi, ce duo, veut le prendre en photo.
La situation me gêne. J’ai envie de partir. Je n’ai pas envie de vivre cette scène. Ils finissent par accepter. J prend la photo.

Un peu plus tôt, ç’avait été plus simple, c’est moi qui m’étais approché, j’avais demandé, j’avais expliqué, le jeune homme avait l’air cool et en effet il l’était, il emménageait là, avant il habitait tout près. Les mots avaient été simples, le contact aussi, j’avais aimé ça, mais pour la photo il y avait les voitures. Assume-les, j’avais dit à J.

Vendredi 22 octobre 2021

Je ne sais pas quelles photos pourraient naître du thème imposé par le rdv photo de l’école : le coin. Ça ne vient pas. L’exercice m’intéresse, il est à rebours de mon travail, mais non, rien, rien depuis 13 jours, rien de mieux que ces quatre images sélectionnées, faites sur place. Alors j’écris des petites phrases, des petits riens, comme des petites musiques, un peu vite fait ; il est tard.

En prévision du lendemain, je ne pense pas alors à chercher la citation, MA référence, de la juxtaposition de textes et d’images, écrite page 378 de La Photo, inéluctablement, recueil posé juste derrière moi, seul livre de la bibliothèque dont la couverture regarde la pièce et dont tout visiteur peut donc lire le titre sans pencher légèrement la tête. Hervé Guibert, en 1982, a en effet écrit, à propos de Suite Vénitienne, de Sophie Calle :

“Le texte, qui est le journal de la quête photographique, ne se soumet pas aux images et les contredit à peine. Ce n’est qu’un morne jeu de réflexions qui confronte des photos plates à un texte banal, et pourtant l’alliage des deux fiascos est fascinant, haletant, que se passe-t-il donc ?”

Lorsque j’avais découvert cette phrase, j’avais dû pousser un “C’est génial !” tellement j’étais heureux de découvrir ce que Guibert (que j’idolâtre) avait écrit à propos de Sophie Calle (que j’idolâtre) et de surcroît au sujet de ça, donc, cette idée de coller des images et des textes. En écrivant, ce 22 octobre, ces petites phrases, ce regard de Guibert sur Calle est quelque part dans ma tête car il est toujours quelque part, dans un coin.

Mais peut-être me manque-t-il Venise.

Jeudi 21 octobre 2021

La lumière se rallume. Je me rappelle ce que j’ai lu vite fait sur la pièce en attendant, je me dis donc que c’est fini. Cela ne me semble pas avoir duré une heure : ça a filé. Un coup d’œil sur mon téléphone me donnera raison : 45 minutes. Elle ont filé, malgré tout, ces 45 minutes.
Elle ont filé. Sans ennui.
Mais.
Rien.
OK, oui, l’idée du bébé qui parle en espagnol à sa mère.
Rien.
Enfin bien sûr il y avait cette dynamique provenant du fait que les deux femmes sur scène faisaient des mouvements en parlant. Et qu’elles étaient belles ! Qu’elles étaient belles, Mathilde Monnier et La Ribot. Parfois leurs mots étaient beaux.
Mais non, rien, je sais pas, sur le moment, j’ai trouvé ça plutôt vide. C’est peut-être moi qui l’était trop, vide d’énergie, fatigué, fatigué, fatigué sans aller vers le sommeil quand il le faudrait.
En sortant je suis presque hagard. Comme si on m’avait mis une baffe sans savoir pourquoi. Je repars de la salle sans comprendre pourquoi j’étais venu. Vide ou trop plein.
Même ma curiosité s’est échouée contre ces deux femmes, malgré cette beauté qu’elles dégageaient.
Je repars, je marche jusqu’au tram, les idées perdues, je ne sais plus dans quoi. Dans le travail ou le vide.

En relisant ces lignes, 3 jours plus tard, avant de les publier, je me trouve dur. Je les ai écrites en rentrant du spectacle, j’avais besoin de cracher les mots. Il me reste, ce soir, une belle sensation, je les revois parler en gigotant. Je change quelques mots dans mon texte. J’adoucis. J’assume néanmoins mon ressentis. Je crois que tout vient d’Hiroshima, du passage sur Hiroshima voulant ancrer l’impossible dans une abominable réalité. Je n’y ai vu aucune poésie. Je n’y ai vu qu’un détournement. Et pour moi le spectacle a basculé. Je crois aussi que 45 minutes, c’était trop court. Je crois que je voulais qu’elles m’emmènent plus loin.

Mercredi 20 octobre 2021

Machine à musique, siège rouge, rencontre avec Santiago H. Amigorena. Je suis en train de lire son livre ; je l’aime assez peu, il y a comme quelque chose qui grince un peu dans le récit et le style, sans que je sache vraiment pourquoi. Mais le précédent est l’un de mes plus beaux souvenirs littéraires, souvenirs trompeur, plaisir trompeur : peut-être avait-il alors écrit ce que j’aurais aimé écrire ou su écrire.
La rencontre va se terminer. Je lui demande pourquoi il n’aime pas le mot écrivain. Il ne répond pas vraiment. Vous préférez le mot auteur ? Non plus. Je ne suis pas sûr qu’il pense ce qu’il dit. Mais non en rions tous.

Mardi 19 octobre 2021

J’entends soudain une voix : t’as l’temps de boire une bière ? Il a fait demi-tour sur son vélo, à peine une minute après s’être éloigné, peut-être moins, le temps d’un coup de fil. Oui, j’ai le temps. Alors on trouve un bar, on s’assied, on parle du boulot, de choses et d’autres. Je lui dis par exemple que parfois je pense partir : je ne suis pas toujours au bon endroit.

Lundi 18 octobre 2021

La veille, à 21h09, il m’avait demandé si je faisais encore des photos. Oui, ce matin, à 9h09, sans voir le hasard des douze heures écoulées, je réponds. Plus tard, il me demande si j’ai toujours celles que j’ai faites de lui, puis si je peux effacer les siennes, partout. Il ne veut plus de trace. Il veut que son corps d’alors disparaisse. Il veut repartir à zéro. C’était le 28 mars.
Depuis, j’ai tout effacé. Il reste les images sur les disques durs de sauvegarde, je n’ai pas encore pris le temps de les effacer. Il reste les images sur des serveurs, ici ou là, allez savoir où, là où les réseaux sociaux gardent tout. Un certain temps. Son corps est encore quelque part. Peut-être pour longtemps.

Dimanche 17 octobre 2021

Sur la pelouse du parc, Nicolas Bouvier tente de m’entraîner ailleurs, ailleurs au Japon et ailleurs il y a des siècles. Et puis tu me rejoins. Tu as changé de lunettes. Tu souris et tu dis “Ouais, ça fait mec qui bosse dans l’art contemporain, non ?” Elles te vont bien, elles épousent mieux ton visage que les précédentes, elles te déplacent un peu ailleurs si l’on ne te connait pas.
J’essaye de trouver les mots justes pour évoquer ce que tu traverses encore, ce que ce weekend a de douloureux, je sais que je ne suis pas très doué pour cela, il faut tourner les questions, savoir aussi détourner l’attention et parler d’autres choses, prévoir un film ou deux.

Vendredi 15 octobre 2021

Je suis assis. J’attends. J’ouvre mon carnet, entamé le 25 juillet. Je n’y ai rien noté depuis le 15 septembre, lors de la conférence d’Elisabeth Lebovici. Je retrouve cette phrase : “Qu’est-ce qui est fou ? Crier ou ranger ?” Ou encore celle-là : “Il faut aller à la frontière entre le cri et l’ordre” et puis au-dessus les noms de Marcel Mauss et Todd Haynes.

Ce vendredi, carnet ouvert, stylo fluide sur le papier, suivant plus ou moins les lignes, c’est à nouveau une conférence, ou plutôt deux rencontres, quarante-cinq minutes chacune, à propos de Mathieu Riboulet.

Je fais bien de prendre quelques notes, trois jours plus tard j’aurai tout oublié, c’est ainsi, il n’y a plus grand chose qui reste accroché en moi dans ces moments-là, des sensations tout de même survivent, peu de mots, des images.

La première rencontre me captive : l’écart entre la laideur de l’histoire et la beauté de la phrase / l’amplitude renvoyant à l’idée d’un long fleuve tranquille / la mélancolie mise en crise / La littérature peut-elle faire politique ? / …
La deuxième rencontre m’ennuie plutôt. Le rythme est tout autre. Mais à la toute fin je note cette phrase dite par Patrick Boucheron – à propos du fait de raconter l’Histoire, je crois : “Ça commence toujours avant, et il manque toujours quelque chose.

Je crois. Je ne suis plus très sûr, en écrivant ces lignes. Je creuse dans mes souvenirs. Ça s’éclaircit un peu. Mais tout de même, il me manque plus que quelque chose.

Jeudi 14 octobre 2021

Trois mois après notre installation à Montevideo, nous sommes retournés à Buenos Aires pour quelques jours. El abuelo Zeide, mon arrière-grand-père maternel, avait appelé lui-même ma mère pour la prévenir qu’il allait mourir. Juif du bout des doigts, cet animal robuste qui naquit dans un shtetl près de Kiev l’année où Lewis Carroll publiait Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, cet adolescent fougueux qui aima à la folie une jeune fille de Tresorukovo qu’il fut forcé d’abandonner gelée sur la steppe infinie, cette loutre lymphatique qui traversa le Dniepr à la nage en plein hiver pour fuir en Amérique du Sud – cette loutre qui à la fin de sa vie était aussi silencieuse que la loutre graphomane qui vous entretient ici, à présent, à grands coups de queue imprégnée d’encre –, avait passé les dernières années de sa trépidante vie paresseusement installé dans la salle sombre d’un cinéma de l’Once une bouteille d’alcool pur à portée de la main. Au téléphone, comme ma mère lui avait demandé pourquoi il pensait qu’il allait mourir, il avait répondu, simplement :
– Je suis fatigué.
::: Santiago H. Amigorena ; Le Premier Exil

Mardi 12 octobre 2021

Il fait nuit. Je rentre. Nous avons bu un verre, avec E et L. L n’a pas beaucoup parlé, mais je crois que je l’ai amusé : je l’ai vu esquisser quelques rires. Nous ne sommes que rarement rencontrés, trois fois je crois. La première fois, c’était chez moi, j’avais cuisiné un curry ; il ne mange pas de champignons. Avait-il beaucoup parlé ? En face de moi, ce soir, il y avait un couple, une homme et une femme, un peu plus de trente ans peut-être. E et L leur tournaient le dos. Ils étaient beaux, vraiment, l’un comme l’autre. Elle portait un pull-over plutôt d’un jaune un peu acide, ample, dans un tricot aéré et lui quelque chose de plus neutre, une veste noire par-dessus une chemise claire. Il portait une barbe noire, il avait un visage qui donnait envie de l’aimer, elle semblait avoir de la chance, leur conversation était calme, ils buvaient du vin blanc, parfois leur présence m’éloignait de ce qu’E disait, puisque L ne disait rien.

Je rentre et au milieu des sujets de conversations rebondissant, j’ai évoqué la beauté du passage du film d’hier. Plus tard, j’enverrai l’extrait à E. Il me dira que cela lui donne envie de voir ses films ; je crois qu’il a déjà écrit cette phrase, l’autre jour.

Je rentre et sur le trajet je lis le dernier texte d’Antonin Crenn. C’est beau. J’aurais aimé écrire la même chose, pour les mêmes raisons, avec la même histoire et la même temporalité.

Lundi 11 octobre 2021

Soudain, au milieu de la caresse audacieuse qu’est le film Le Clair de terre, de Guy Gilles, il y a une femme, jouée par Annie Girardot, qui raconte la joie enfin retrouvée lors d’une exposition de Bonnard, longtemps après que son mari était mort.
Avec mon téléphone, je filme l’extrait. Je tremble un peu. Elle dit, dans un phrasé émouvant, dans un souffle, dans cette voix à elle :

Après sa mort il y a eu un moment terrible. J’ai pensé que je n’aimais plus rien, que je ne pourrais plus rien jamais aimer vraiment. Les livres me tombaient des mains ; la musique me donnait envie de mourir. La peinture… c’est revenu tout à coup. J’en ai eu envie très fort, comme ça, c’est comme avoir faim, aussi fort. Il y a eu l’exposition Bonnard alors je n’ai pas hésité. J’ai pris le train et je suis arrivée un soir, il pleuvait. Je me suis retrouvée dans Paris comme une étrangère, j’ai cherché un hôtel, comme dans les villes où on arrive pour la première fois. Le matin je me suis levée très tôt et à 9 heures j’ai traversé les Tuileries. Les bassins étaient gelés, il y avait quelques enfants qui jouaient.  C’était gai.

Et puis j’ai vu les Bonnard. C’était une vraie joie. Il y avait un tableau : Méditerranée. Tout bleu. Tout blanc. Impossible à raconter. Et qui donnait envie de sourire. Quand je suis sortie, ça allait mieux, vraiment mieux. Et puis, je n’avais pas de remords, vis-à-vis de Jean. Parce que tu sais, d’abord, on voudrait ne plus jamais cesser de souffrir. Ça semble une trahison de ne plus souffrir : c’est presque oublier. Mais là c’était une vraie joie, sans remords. Je suis repartie le soir-même.

Dimanche 10 octobre 2021

En une question, tu évoques ces trois jours, bientôt, mais dans trois semaines encore, où j’irai voir la mer, un peu la tienne. A quelques kilomètres, une quinzaine pour les oiseaux qui n’arpentent nulle route, c’est chez toi. Et alors tu souris comme jamais tu n’avais encore souri. Il y a dans ton visage une expression qui dit peut-être la surprise, peut-être la joie, peut-être une émotion un peu à part.
Je ne réponds pas exactement comme j’aurais pu répondre, je parle juste du besoin de voir la mer, de la frustration de cet été, de découvrir ce petit coin, là-bas, juste avant l’Espagne : la réponse est détachée de toi. Parce que tu ne serais pas là, en face de moi, j’irais. Mais puisque tu es là, en face de moi, j’y vais. Aussi.

Samedi 9 octobre 2021

Autour de la table, nous sommes huit. Sept élèves et l’enseignante. Je viens de me présenter, de dire pourquoi la photographie, pourquoi l’école des Beaux Arts. Celle qui se présentera en dernier, à la fin du tour de table, me demande ce que je fais ici : j’ai dit mon parcours, le virage de 2011, ma dizaine d’expos, les regards qui se sont déjà posés sur mon travail qui sont autant de certitudes. Mais j’ai aussi dit mes limites, mes défauts, mes doutes, mes besoins, mes projets, tout ce qui fait que je suis là.