Mercredi 7 juillet 2021

Ton nom et ton numéro s’affichent sur mon téléphone. P est là, je lui dis que c’est toi, je te réponds. Il y a ce réflexe qui dit “ça va ?” alors qu’une fraction de seconde plus tôt je m’étais dit qu’il ne fallait pas dire ça, enfin pas comme ça, pas sur ce ton guilleret, mais en même temps, dans toute l’horreur de la mort, il faut que ceux qui restent aillent, c’est-à-dire un peu, un chouia, qu’ils arrivent à dormir au moins. Il y a cette empathie standardisée du “ça va ?” qui balaye les moments où réellement, on espère que l’autre va, qu’il avance, qu’il tient. Il y a probablement dans le ton que j’emploie par réflexe, ma manière à moi de vouloir lui donner un petit quelque chose de léger, la voix chantante, étonnamment plus chantante qu’à l’habitude je crois, plus légère encore que ce ton qu’E cherche à imiter parfois, quand il décroche.
Ta voix me surprend d’être ainsi posée, j’ose quelques questions, je te dis que je ne suis pas très bon dans ces situations, que d’autres savent écouter et dire. Je te dis que tu peux faire signe, mais que tu peux aussi ne pas faire signe.

Je te dis que ce soir je vais voir Duncan, que je penserai à toi, car tu m’avais dit que tu m’avais aimé, alors j’avais acheté le billet. J’ai aimé aussi, c’était d’une belle empathie non standardisée, mais la petite bourgeoise bordelaise a tout de même le chic pour être mal élevée.

Avec P, alors, nous parlons encore de tout cela, comment cela peut arriver, clac, clap de fin, brusquement. Je lui dis que j’ai beau y penser, j’ai beau le savoir, je n’ai jamais rien préparé, jamais donné de consignes. Je ne dis pas qu’il faudrait du Schubert : c’est pendant Duncan que j’y ai pensé.

Mardi 6 juillet 2021

J’ai reçu ton message  à 1h08, il est 8h05 quand je le découvre. Tu m’y annonces sa mort.
Je suis sans voix. Je te réponds, je cherche les mots, je suis bref, je te dis que je suis là ; je sais que dans cette ville tu es presque seul. J’imagine tout ce qui te traverse, mais puis-je l’imaginer ? Je pense aux minutes et aux heures glaçantes qui se sont écoulées et s’écoulent encore. C’est un précipice qui me vient comme image. Je prends ma douche ému, je mange machinalement mon muesli en pensant à toi.
Je ne l’avais pas encore rencontré. Tu m’avais dit que nous nous entendrions bien. Le sort ne nous en a pas laissé le temps. Que le sort te laisse-t-il à présent ?
Je repense bien sûr à cet appel manqué, de toi, au milieu de la nuit. J’avais d’abord tenté de me dire que c’était une erreur, sinon tu aurais laissé un message, ou insisté. A un horaire pareil, vraiment, on pourrait se tromper ? A plusieurs reprises, dans la journée de dimanche, j’avais voulu t’appeler, pour me rassurer, mais je n’y pensais jamais au bon moment, je me disais “il faut que”. Quelle drôle d’idée d’attendre pour être rassuré. Quelle moche idée d’attendre.

Lundi 5 juillet 2021

– Et alors, tiens-toi bien, elle dessinait.
– Elle quoi ?
– Oui oui, elle dessinait.

Dimanche 4 juillet 2021

Il y a, dans nos conversations, l’idée d’un horizon qu’un jour tu m’as montré, celui qui s’immisce par la fenêtre de ta chambre : bleu, l’océan. Si alors je veux dire ici que tu es celui qui regarde la mer, c’est peut-être parce que j’aurais aimé être quelqu’un qui regarde la mer, ainsi, si facilement, en ouvrant les yeux et les volets.
Oh, tu n’as pas tout le temps cet horizon pour toi : il te faut pour cela retourner en famille. En cela nous nous ressemblons, mais les images que je t’envoie sont autre : vertes, des feuillages.

Samedi 3 juillet 2021

Les arbres noirs me sont arrivés comme ça, dans cet ordre, avec ces mots et ces images, avec ces trous et ces ellipses. Mais c’est quoi les arbres noirs ? C’était quoi pour Duras et ce fut quoi pour moi dans l’âge de ces 17 ans qui étaient les miens ? Et que sont-il aujourd’hui ? Que continuent-ils de dire ?
::: Olivier Steiner ; Les Arbres noirs. Revue Instinct Nomade n° 7

Jeudi 1er juillet 2021

Je ne sais pas de quoi cette habitude est le nom, mais nous voilà ainsi, à nouveau, attablés, c’est-à-dire ensemble. Lorsque je commande ce menu au nom anglophone (summer rolls ?), puisque c’est la langue dans laquelle nous parlons – aunque quizas pudieramos probar hablar en francès ? -, j’y mets un accent anglais plus que potable qui vient sans réfléchir, la serveuse me le faisant remarquer dans ce qui sonne comme un compliment mais qui me déstabilise un peu… brassant quelques souvenirs du lycée où le fait d’être bon en anglais vous cataloguait “premier de la classe” dans tout ce que cette expression suggère non pas en terme de classement, mais en terme d’esprit médiocre. Bref… Nous voilà donc, en terrasse d’un resto fusion nippo-péruvien, à commander des makis, ce qui est exceptionnel pour moi, pour diverses raisons que je n’évoquerais pas ici – rien à voir avec le lycée ni avec mon accent japonais ou espagnol -, devisant de choses et d’autres dans une légèreté que je trouve assez rare chez moi en ce moment – mais pas autant que les sushis – sauf en sa présence, pour diverses raisons que je n’évoquerais pas ici afin de glisser un peu de comique de répétition.

Mercredi 30 juin 2021

Je te retrouve : tu m’attends chez moi. Tu étais passé avant que je me presse, et avant que toi-même tu te dépêches un peu : tu allais au cinéma, et j’allais d’abord récupérer quelques affiches, puis voir ce mercredi photographique qui reprenait du service et c’était bien.
Je te retrouve et je te parle de ces images, de comment c’était bien, d’être là, il y avait A, et je ne sais pas si lui et moi nous étions déjà retrouvés ainsi, seuls. J’étais un peu chez moi, au milieu d’un petit bout du monde photographique local qui dans un jardin papotait un peu, et j’avais récupéré ce tirage qui avait été exposé, et il y avait aussi DB ; il m’avait fallu du temps pour savoir à qui appartenait ce visage. Ensuite j’avais vu G, et nous avions parlé d’Arles, car le matin-même j’avais tout organisé : le train, le logement. La ville m’attendait, et j’aurais aimé que lui et E m’accompagnassent.
Je te retrouve donc et demain matin tu partiras d’ici, c’est-à-dire de cette ville qui était la tienne depuis des années. Combien ? Cinq ? Huit ?

Que m’as-tu dit d’autre qu’il ne m’aurait pas fallu oublier ?

Mardi 29 juin 2021

Il y a, comme autrefois, bien que le retour au spectacle devrait éveiller tous les sens, oui il y a le sommeil qui m’emporte et qui entrecoupe le texte de Koltès de silence.

Samedi 26 juin 2021

Il dit “Bonjour Arnaud” en s’approchant de moi. Il enlève ses lunettes de soleil, il me faut une petite seconde avant que mon sourire éclate : O ! Je suis si content de le voir, là, au bout de ma rue : qu’il est loin, le Japon où nous nous sommes connus !
V est là bien sûr, je l’embrasse aussi, et puis il me présente plutôt les chiens en laisse que ses amis je crois, je ne sais plus : dans ses moments un peu confus, l’esprit se trouble vite, on ne sait pas trop qui on doit regarder ni ce qu’on doit dire en dehors de deux banalités spatiotemporelles, d’autant que je parle souvent sans regarder les gens en face – c’est pénible, non ? – et d’autant que je pense à l’heure du rendez-vous. Je ne suis pas en retard mais il suffit de pas grand chose, parfois. On m’attend au Bouscat, puis on nous attend à Libourne où, 1h30 plus tard, nous voilà.
Libourne, destination nouvelle, exposition temporaire sur le Street art présentée par R, c’est pour cela / lui qu’on est ici, pour R, pour découvrir comment il remplit son rôle de guide. Comment ? A merveille, je trouve, c’est-à-dire de manière dynamique et détendue pour nous faire connaître une pratique artistique qui ne me plait pas beaucoup, voire qui ne m’intéresse pas énormément, mais qui, transposée sur toile, mérite alors un autre regard. La visite malheureusement trop courte pour aborder la question de ce déplacement, nous repartirons sans faire débat, et d’ailleurs le soir-même, devisant avec D devant des clips de Marina ou Dua Lipa, je serai déjà passé à autre chose, à savoir la qualité vocale de la première et l’armée de techniciens qu’il faut pour les clips de la deuxième.

Vendredi 25 juin 2021

Tu pourrais être une expérience ou quelque chose qui y ressemble, puisque je continue d’affronter ce que tu es, ce que tu vis et ce que tu dis. Avant-hier déjà, aujourd’hui encore, les soirées nous unissent. Peut-être que je cherche en toi cette forme de solitude que tu as, c’est-à-dire celle que vous formez à deux, quelque chose qui m’accompagnerait autrement, qui me rassurerait peut-être. Sûrement que j’aime que tu veuilles me voir, même si, tu sais, cette langue parfois m’abîme. Peut-être qu’il y a dans ta beauté quelque chose qui, malgré tout, est exaltant, comment on regarde un paysage qui n’est pas à soi.
J’avais – j’ai toujours – pour idée d’un travail sur les territoires aperçus, ceux qu’on a simplement traversés, survolés, qui sont autant de petits mondes que l’on croit connaître. Tu pourrais être l’un de cela, dans des sortes de métaphores qui s’interpénètreraient ou se croiseraient, je ne sais pas exactement, c’est un peu confus, mais puisqu’il y a des corps que je photographie comme des paysages et puisqu’il y a tout ce qui restera toujours trop loin de nous et qu’on ne fera que frôler des yeux, des lèvres ou des doigts, tu serais quelque part, comme un arbre dressé au milieu d’un champ. Parfois tu me sembles perdu. Alors, peut-être, je me sens quelque part.

Lundi 21 juin 2021

Il y a peut-être cet instant qui flotte, où l’on sent l’un comme l’autre que ce n’est plus comme avant.

Dimanche 20 juin 2021

Il s’agit alors de savourer le petit matin, même si la lumière n’est pas aussi belle qu’espérée, d’ailleurs à travers la fenêtre l’avais-je deviné, et avais-je encore patienté. À l’heure où il n’y a que de rares joggeurs et que 7 heures n’a pas sonné, je regarde les bateaux, comme dans une chanson ancienne un peu triste, et je profite de ça, être là, seul. Il y a des moments, il ne sont pas rares, où la solitude prend des contours agréables ; c’en est un. Encore faut-il que ces moments trouvent leur contraire, dans une matinée qui s’étire aux hasards de retrouvailles, dans une après-midi qui s’étend sur la pelouse d’un parc.

Samedi 19 juin 2021

Tu deviendras donc, durant 26 heures à cheval entre le 13 et le 14 juillet 2021, dans un appartement de Londres, une réalité. J’aurai pour tout bagage mon Nikon et mes trois objectifs, le chargeur pour la batterie, un adaptateur pour les prises anglaises, et cette folie m’emmenant jusqu’à toi avant que tu ne quittes ce continent qui est le mien.

Tu deviendras – mais tu l’es déjà – un projet photographique qui portera par exemple le nom d’une adresse, la tienne actuellement, où j’aurai l’obligation de rester enfermé.

Il y a donc, dans cette réalité de notre rencontre, un dispositif. Cela me rassure. Face à l’incroyable de cette escapade, il y a une construction, un but, et la mise en danger de mon travail artistique – trop sage, disait récemment P – dans une temporalité inédite et un espace fermé.

Le danger n’est pas que là, et E, en voyant ton visage, l’annonce dans un éclat de rire.

* Edit du 24 juin: Ah ben non, j’y vais pas.

Vendredi 18 juin 2021

Au détour d’un détail, puisque nous nous réjouissons d’être ainsi ensemble, j’évoque les soirées chez V. Elle me dit qu’ils y allaient. Je souris, précise le costume de la dernière soirée : je m’étais déguisé en cadeau. C’était en soi assez réussi, une folie improbable pour laquelle je m’étais même fabriquée une coiffe, mais folie qui finit sa vie lorsqu’une des convives voulut entrer dans le paquet avec moi. Ah oui, je me souviens, dit-elle… Et c’est elle qui sourit.

Jeudi 17 juin 2021

Il y a soudain, au détour d’un message reçu – une seule phrase pourtant -, dans lequel on parle de moi en me mettant en copie, tout ce que je déteste dans certaines relations, à savoir une espèce de ton qui gratte du côté de la cour d’école, de la condescendance, de l’irrespect, du manque total de reconnaissance, voire même du surréalisme tellement c’est invraisemblable qu’on ose m’écrire cela au lieu, simplement, de me dire d’être vigilant. Je ne nie pas les moments de relâchement, les noyades dans un verre d’eau (avec des glaçons en ce moment) et autres oublis. Mais dans ce genre de message, il y a de surcroît une ignorance totale sur l’énergie dépensée pour que tout soit bien à défaut d’être mieux, en ne voyant que la petite anicroche due à un emploi du temps surchargé, une multiplicité des taches, des outils qui rament et un rythme de travail parfois nécessitant ubiquité…
Il y a soudain l’envie d’écrire : “Pardon ???”

Mardi 15 juin 2021

Croisement des rues Bergeret et Leyteire. Il a le regard perdu ; je lui demande s’il cherche son chemin. Il me répond “Non non. Vous vous cherchez votre chemin ?“. Je réponds “Non non.” Ca flotte un peu, je sens qu’il a un truc qui ne va pas, j’ajoute qu’il a l’air perdu, d’où ma demande ; je laisse le temps se suspendre un peu. Il a peut-être 55 ans, il est arabe.
Alors il sort son téléphone, il me demande si je sais m’en servir. Il est en mode appareil photo, je ne comprends pas très bien ce qu’il n’arrive pas à m’expliquer – faire apparaître la galerie d’images – et comme je n’ai pas d’iPhone – c’est son neveu qui lui a acheté sur Internet, 500 euros – je suis moins doué que lui, mais nous retrouvons enfin l’écran d’accueil. Je clique sur le pictogramme adéquat.
Je pense que nous voilà tiré d’affaire, mais il me demande comment il peut effacer certaines images. Celle-ci par exemple. Ah oui, c’est porno. Je clique, je ris, il est gêné, il dit qu’il ne sait pas comment c’est arrivé là. Il y a en a plusieurs, des gifs animés provenant probablement de sites web… il ne me vient pourtant pas à l’esprit de lui dire d’effacer l’historique de ses visites. “Quelqu’un de seul, ce ne serait pas grave mais bon… j’ai ma famille…” Je ris, je crois que ça le détend, il m’appelle “Mon ami“. Nous remontons la rue Leyteire jusqu’à Victor Hugo en échangeant des banalités : l’aparthôtel ouvert récemment devant lequel on passe, les souris… Un dernier “Mon ami“, il s’éloigne, soulagé.

Dimanche 13 juin 2021

Il y a cette image de deux amoureux qui se tiennent par la main. Je n’aime pas trop cette photographie, son cadrage, leurs vêtements, les couleurs, l’évidence de ce qu’elle montre, alors ici je la cache.  On y aperçoit le tatouage de ma nièce à l’arrière de son bras gauche ; ses ongles sont noirs. Nous sommes allés marcher malgré la chaleur qui accable les passants. Un peu plus tôt, elle avait raconté ce jour où il l’avait regardée jouer du piano. Il était derrière elle, évidemment muet, probablement subjugué. Elle, elle n’y croyait pas que R, le plus beau du collège à l’époque où ils le fréquentaient tous les deux, était là, à l’écouter. Il y avait donc chez eux cet absolu un peu fou d’un amour qui passe par les yeux et que je comprenais tant.
Un peu plus tard, à une terrasse, elle avait demandé à ses parents s’ils ne regrettaient pas d’être restés là, ainsi, là, dans ce qui ressemble à une immobilité quand on ignore les mouvements qui passent à l’intérieur, où qui se dessinent plus finement dans une carrière professionnelle. A sa façon de leur parler ainsi, j’avais entendu une adulte, les pieds dans les incertitudes de la vie, comme j’avais entendu sa sœur parler de ses collègues, donc s’exprimer autrement que par leur rire quand elles répondent à mes traits d’humour, comme d’éternelles enfants.
Ce moment en famille, dans ma propre incertitude professionnelle qui me traverse depuis une dizaine de jours suite à une proposition alléchante mais un peu folle, c’est autre chose qu’un regard sur des enfants qui n’en sont plus. C’est la certitude que je ne veux pas m’éloigner de cela, de ce ciment familial fait de leurs sourires et de ma relation avec ma sœur, pas aujourd’hui ni même peut-être demain. Pas m’éloigner non plus de ces allers-retours chez mes parents, simples, devenus rares le temps d’un virus, mais légers, simples et évidents. Pas m’éloigner de moi-même ?

Samedi 12 juin 2021

Alors, depuis le troisième rang, attendre quelque chose de plus complexe sur ce qu’est le temps.

Vendredi 11 juin 2021

Soudain apparait une chanson qui m’emportera. Clara commence à chanter, elle dit “elle respire” lors d’une fraction de temps précieuse, accompagnement en suspens donnant sur “l’odeur” une attaque qui me fait un effet assez dingue, comme un coup de fouet, sans que je comprenne pourquoi ça fait ça, cet effet, là. Puis les images qui l’accompagnent sont un hymne à notre diversité, à la joie, les paroles nous disent qu’il faut que ça transpire encore dans le bordel des bars le soir et la ligne de basse me rappelle cette envie profonde que j’ai eu autrement de jouer de cet instrument.

Jeudi 10 juin 2021

Alors tu oses me demander comment je réagirais si tu tentais de donner réalité à ton désir pour eux. Eux. Pas n’importe qui : eux. Tu as eu beau me dire que notre relation était à présent étrange entre toi et moi, que tu ne savais pas ce que tu devais me dire de ta vie, tu dis ça. Je crois au départ avoir mal compris, mais non, tu me réponds et tu précises, oui eux. A présent que tu as fait disparaître cet espace entre nous, il faudrait donc que je sois à ce point témoin de mon absence ? Que lis-tu alors dans mon regard, au-delà de l’étonnement ? Dans ma réponse, la rage est douce mais la violence promise.
Dans les phrases qui suivent, l’étonnement s’inverse : tu croyais que notre histoire avait été un silence. Comment est-ce possible ? Qu’ai-je mal exprimé – de mon amitié pour lui, de mon bouleversement par toi – pour que tu aies cru qu’E ne saurait rien ?
Au moment d’écrire ces lignes, creusant le texte, un point s’éclaire : ce qui semble surtout s’inverser, c’est la mémoire défaillante, habituellement de mon côté. As-tu donc oublié que tu craignais qu’ils disent ?

Mercredi 9 juin 2021

Je t’envoie ton portrait, enfin édité : recadré, légèrement éclairci. Derrière ton visage, il y a ces lignes de métal en façade du bâtiment dans lequel tu travailles, floutées, ouverture 1.8, le focus est sur tes yeux, ils brillent ; j’ai choisi de toi ce sourire éclatant ; juste avant, tu avais ri. Depuis, ta barbe est courte.
Les échanges qui suivent sont d’autres joies, nées d’une connivence tue, nées de l’idée d’autres images, nées de la frontière franchie : is this profesionnal ?

Mardi 8 juin 2021

Cher G,
Imagine donc que j’ai repris ce soir la route vers le monde du spectacle ! Je suis allé voir une pièce qui s’appelait Oratorio Animal Vigilant, à la Manufacture. J’étais au premier rang, sur une de ces enfilades de sièges soudés qui vous font suivre le mouvement de votre voisin, tu vois ? En l’occurrence le voisin de gauche, à deux reprises, lorsqu’il a posé ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses poings, captivé, je suppose, par le spectacle. Je ne me rappelle plus à quel moment c’était, premier, deuxième ou troisième opus. Il s’est avancé : mon corps a suivi, poussé par mon siège. Il ne s’en est même pas rendu compte ; je trouvais d’ailleurs qu’il m’ignorait un peu trop. Je le regardais parfois, j’essayais d’imaginer la tête qu’il pouvait avoir sans son masque. Bref…
J’avais eu cette même position, en avant, comme ça, un certain temps, au début : j’étais étonné et surtout j’essayais de prendre part, en quelque sorte, à ce que je voyais. Je crois, quelques jours plus tard, tandis que je t’écris, que je prends enfin réellement conscience de la force de tout cela. Les deux premiers opus, avant l’entr’acte, m’avaient vraiment laissé interrogatif. C’est souvent le cas, je vois un truc sur scène, je ne sais pas trop si j’aime ou pas, je me demande souvent si vraiment je devrais avoir un avis en sortant, et si oui lequel. Il y avait ce parti pris intéressant que les “rôles” des narrateurs, des hommes, soient joués par des femmes. Je me demandais si c’était réellement utile, quel en était le sens exact, mais… bref… ils/elles racontaient leurs histoires, des histoires d’assassinat pour le premier tandis qu’elle se recouvrait de trucs plus ou moins liquide… bref je ne vais pas te raconter tout, de toute façon j’ai un peu oublié (oui oui) ce que la deuxième racontait, une histoire d’amour foireuse je crois.
C’est au troisième opus que, évidemment, le tout s’est construit. Il était porté par une actrice absolument fabuleuse, un truc d’assez fou, animal – je te passe les détails sur la présence de son corps et notamment de sa poitrine – grimpée sur des chaussures improbables. Elle a commencé par tomber. Une fois. Deux fois. Trois fois… et encore… et encore… Moi qui croyais être venu voir de la danse et qui depuis une heure voyait du théâtre, j’avais enfin quelque chose qui y ressemblait, à de la danse. Bref… Leurs histoires ne m’intéressaient pas vraiment, mais physiquement, alors que les deux autres actrices l’ont rejointe sur scène un peu plus tard pour croiser les récits et les corps, il s’est vraiment, pour moi, passé quelque chose. Bon, ça a parfois frisé le “trop”, ça m’a fait pensé à du Wajid Mouwad quand il frise le “trop”, tu vois ? Ah oui, sinon, en fond de scène, depuis le début, il y avait deux musiciens et une vidéo, la musique était vraiment présente, c’était vraiment bien, pour la vidéo j’étais moins sûr mais bon… Bref… C’était vraiment pas mal, je suis content d’y être allé.
Et toi ça va sinon ? Tu en penses quoi de cette idée de rendre mon journal épistolaire ? J’suis pas sûr, moi… Tu sais, j’y avais pensé en arrivant au Japon, ça me semblait pas mal pour raconter le quotidien, mais finalement j’avais laissé tomber l’idée. Tu me diras…
Bises.
A.

Lundi 7 juin 2021

Tram. La chaleur s’installe. Les idées malodorantes dans l’espace politique aussi, mais cela fait longtemps et là n’est pas le sujet. Je suis debout. Elle est debout. Peut-être qu’elle-même rentre chez elle. Sur le petit écran entre ses mains, il y a une interface lui permettant d’acheter des Birkenstock qui seraient assorties au motifs marron  de sa robe d’été. Je baisse le regard vers ses pieds. Elle porte des boots, ça lui donne un style de cogneuse sous la légèreté de la tenue, ça me rappelle N avec ses Docs et cette robe sombre qu’elle portrait parfois, souvenir remontant d’on ne sait où, mais vraisemblablement des pieds.
Je m’interroge alors sur le virage que son style prendrait ainsi, avec de tels croquenauds ouverts à tous les vents, pour préférer l’aisance à quelque habit faisant le moine, à moins qu’elle n’ait en tête, guillerette et amusée, de se dire rock’n’grolles.