Samedi 6 mars 2021

Poursuivant l’élan né hier, peut-être porté aussi par le soleil installé, j’écris, peut-être porté par cet impossible défi que je m’étais donné, j’écris.

Vendredi 5 mars 2021

Ils avaient tant joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire, convaincu d’être devant une mise en scène, quelque chose de grandiose, pour le surprendre cette fois-ci, le terrasser, l’estomaquer, lui faire perdre la tête, l’avoir.
Lâchant le sac plastique jaune, le matin même elle lui avait dit de sa voix enjouée Tu achèteras du thon car le-thon-c’est-bon, il comprenait qu’elle était morte puisqu’elle avait les yeux ouverts, le regard fixe et tenait, entre ses mains, sa blessure, le couteau planté là dans son sexe.
::: Wajdi Mouwad ; Anima

Soudain, sans que je m’y attende vraiment, j’ai eu envie, enfin, le soir venu, de remettre la main à la pâte et le nez dans les projets dits “japonais” qui, depuis plusieurs semaines, n’avancent pas. Il y a plusieurs raisons à leur stagnation, d’une part une faisabilité incertaine, et d’autre part quelque chose de plus insidieux : une certaine lassitude née d’une solitude certaine, entraînant l’esprit vers une sorte de vide abyssal duquel s’extirpent pour moi, heureusement, les images et textes produits plus ou moins quotidiennement, peut-être par la grâce d’une sorte d’obligation de les produire, sans doute par le plaisir né, sans cesse, de creuser de ce côté, sans risque ni épée de Damoclès, sans doute aussi parce qu’il me semble difficile de ne plus faire trace. Ce vide est peut-être ce que d’autres nomment ennui, un mot que je dis toujours ne pas connaître, peut-être par aveuglement. Mais qu’importe le mot. Il n’y a pas, là, à côté, un Autre qui me regarde faire, ni un Autre qui lui-même, fait. C’est peut-être là où je te regarde autrement, c’est peut-être là, à cet endroit de toi, que tu es un piège : lorsque je te dis que c’est beau, que dis-je d’autre ?

Mercredi 3 mars 2021

Alors ils caressent le plateau de la table qui, au milieu du fatras de détritus – carton, polystyrène, plastique – est enfin sur ses pieds après qu’on a retourné les 43 kg de bois et de métal. Sensualité, dira A. Plusieurs fois je l’avais caressé moi aussi, dans le grand magasin, avant de me décider, un jeudi je crois. Et puis elle est arrivée ce matin, me surprenant, me voici joyeux, puisque une erreur de saisie informatique me la promettait plus tard.

L’arrivée de cette table signe la fin d’une sorte de bricolo-camping-industrialo-chic qui servait de table de salle-à-manger – à savoir un couvercle géant (plateau bois, marqué d’un imposant Leica rouge, trop class, bordé de métal, trop yeah) posé sur deux petits tables de jardin – et me permet ainsi de remettre l’une des petites tables de jardin non pas dans un jardin qui n’existe pas, mais au soleil, là, sur le pas de la porte, où la coursive se baigne de soleil aux meilleures heures de la journée et se baigne également du tintamarre heavy-metal du voisin de palier, gloubiboulga musical plus proche d’un grognement né d’une circulation routière auquel je suis habitué et qui par conséquent me dérange à peine que d’une potentielle musique me déconcentrant.

Mardi 2 mars 2021

Nous raccrochons. Il est noté la durée de notre conversation téléphonique : 74min37s. Il est noté, confus dans mon esprit, ce que tu m’as dit, d’où tu reviens, où nous n’allons pas, toi encore moins que moi, puisque quelque part j’attends encore quelque chose de l’impossible. J’attends peut-être, au moins, de ne plus l’attendre. Est-ce possible ?
Parce qu’évidemment nous avons parlé de lui. Parce qu’il y avait eu le message reçu de lui, lui dont j’étouffe même l’initiale comme j’étouffe les mots que je ne dis pas. Le message, donc, de 11h32, auquel j’avais répondu à 11h45, 13 minutes à grignoter les possibilités d’une réponse qui ne dira rien de ce que je ressens et qui crève de se taire.
Dans ce que nous disons, durant 74min37, il y a notamment ce qui précède : écrire. Ces impossibles, ces inachevés, sont peut-être là, montés en folie alors qu’ils ne valent rien, pour aimer les écrire. Dire la douleur quand il n’y a peut-être qu’une mélancolie douce, est-ce faire drame pour faire mots ?

Samedi 27 février 2021

L’appareil photo lui-même est progressivement devenu un organe inscrit dans ma physiologie, qui détermine mon interaction avec l’environnement. Je ne suis qu’un passage entre le dedans et le dehors, prenant bien soin de ne pas contraindre l’acte photographique dans les carcans de la raison, de l’intellect, du calcul, du vouloir, des références, du déjà vu ou pire, du concept… que l’énergie circule le plus librement possible, dans tous les sens possibles.
::: Olivier Deck ; L’envers de la lumière

Vendredi 26 février 2021

– You’re late.
– The sun rises when it’s ready, Blanca.

Je t’envoie cet extrait. Il est tard. Plus tôt, à 14h09, je t’ai menti : j’essaye d’échapper à ce qui est en train de m’échapper.

Je t’envoie cet extrait. Je me le passe en boucle. Je me délecte. Je me dis que dès que l’occasion se présentera, je placerai cette réponse à qui me fera remarquer que je suis en retard. La série dont il est extrait me baigne depuis plusieurs jours dans le milieu trans et gay new-yorkais des années 88-91 et a pour personnage central Blanca Rodriguez, jolie coïncidence sur le nom, j’aime. On y parle de musique, de mode, de danse, de Madooonna, de VIH, de mort, d’amour, d’amitiés, de couleur de peau, de classes sociales, de ce qui fait famille pour tous ces personnages virés de chez eux. Ça sent le désir et l’hôpital, ça se marre et ça chiale, ça s’aime et ça se toise, ça griffe et ça caresse, et quelques portes claquent. Quelques mains, aussi, bitch.
Le spectateur que je suis révèle ici, dans cette fascination pour les danseurs, celui que je peux être, rarement exposé ici, voire jamais, qui s’éclate encore sur les dance-floors – c’est-à-dire plutôt dans sa cuisine depuis un an. Il révèle aussi, puisque soudain l’idée me vient, que j’aurais aimé être danseur. Mais ce n’est pas tout à fait un secret : les mouvements de mon corps ont été immortalisés, arrêtés nets sur quelques photographies, sûrement pour me regarder moi-même autrement, avec une fois ou deux cette légende : J’aurais aimé être danseur.   
Mais il n’est pas trop tard, avait commenté O.

Mercredi 24 février 2021

Ainsi, sans vraiment savoir que les jours suivants signeront ce qui n’aura vraisemblablement pas lieu entre nous, nous buvons une bière au soleil. Oh bien sûr une fois à l’intérieur nous parlons des livres, toujours vous parlez des livres qui s’imposent ici, on frôle le millier. Un jour, dans un excès de folie ou de sagesse, je les compterai. Et, quand l’un de vous demandera si je les ai tous lus, au lieu de dire qu’ils ne sont pas à moi mais que oui, j’aime lire, je dirai combien il y en a. Tu sourirais alors peut-être.

Lundi 22 février 2021

Soir. Je continue de chercher ce que la lumière peut offrir. J’écris “Solitude nuit“. Nuit : verbe ou mot ? Je rejoins là, une fois de plus, dans ces auto-portraits qui regardent presque quelqu’un d’autre, une forme de courage : celui de tourner autour de mon corps et de le montrer. Il s’agit de dépasser quelque chose, une fois de plus, qui caresserait l’intime sans le brusquer, comme les mots. Nous en parlions plus tôt avec un jeune homme qui, lui aussi, m’enregistra : sur le même groupe Facebook, il avait passé une annonce. Il préparait un concours d’entrée pour intégrer une école de cinéma et il cherchait lui aussi des personnes pour parler et monter ainsi son dossier. La forme serait documentaire mais le film n’existera probablement jamais. C’est quand il a parlé des images qu’il voulait joindre que j’ai apporté un autre regard, c’est-à-dire pas seulement le témoignage de ma propre vie. J’ai dû employer le mot cohérence. Je suppose. Je lui avais aussi dit qu’écrire ici c’est une forme de courage, cela a été à un moment un dépassement de soi car il fallait enlever cette cagoule qui cache les sentiments. Alors qu’ils nous rendent vivants. Voire beaux. Comme la lumière parfois.

Samedi 20 février 2021

Relire encore. Penser à ce que m’ont dit D, E et les autres. Corriger. Préciser. Dé-flouter. Re-poétiser. S’agacer. Et puis il y a le texte du premier jour : le 23 mars 2019. Il ne dit pas ce qu’il faut dire : il ne dit par que notre histoire est née parce que le musée des Douanes était fermé en raison des manifestations des Gilets jaunes. Certains se rencontrent sur une musique. Nous nous sommes rencontrés sur des slogans que nous n’entendions pas. D’autres passages édulcorent, adoucissent, nous perdent, oublient, taisent : il y a, en dehors, ce que nous seuls saurons, nous seuls ou d’autres, E peut-être. Parfois il se souvient mieux que moi. 

Et puisqu’on en parle, je pars le retrouver, E. Il m’attend là-bas, au bout de la rue, en le voyant je danse un peu, il sourit. Nous marchons, sans silence. Nous taisons-nous parfois ? Non, je ne crois pas : même nos désaccords ne cousent pas nos bouches. Nous marchons : les quais de Garonne, puis les petites rues, les antiquaires et les coups de cœur qu’ils renferment, nous vendent ou nous donnent envie d’acheter. Six verres magnifiques, soufflés à la bouche dit la vendeuse, délicats, troublants et je tombe dans leur piège. Une table ensuite, elle me dit Viens, mais j’hésite. J’ai le compas dans l’œil, alors je dis : “2 par 80 ?” L’antiquaire mesure, est épaté, nous blaguons, connivence. De retour chez moi je mesurerai, bercé par la douce musique du désir mobilier et la petite clochette qui alerte sur le prix, le matériau, les dimensions. Il y a dans le désir pour les objets, que je partage avec E, quelque chose d’incomparable. Il y a cette beauté qu’ils vous offrent, cette temporalité qu’ils désignent, cette ambiance que cette table brusquement, fait imaginer. Mais parfois on hésite, on ne sait pas si on ne va pas s’en lasser, on ne sait pas si c’est juste parce qu’on en a marre de pas trouver le bon, on se dit qu’il est un peu trop froid. Analogie ?

Vendredi 19 février 2021

À vingt-quatre ans, je terminais mes études en architecture à l’École des beaux-arts, je venais de gagner mon premier salaire en faisant des traductions techniques – aéronautique : conception d’un hydravion quadriréacteur ; travaux publics : chantier de construction d’un barrage hydroélectrique dans la vallée du Nil en Égypte ; brevets d’invention : fourchette tournante pour spaghettis, détecteur d’escargots pour cueillette après la pluie d’automne… – mieux rémunérées que les travaux sur les textes administratifs, politiques ou littéraires. Je m’étais jeté sur les annonces de voitures d’occasion, à la rubrique « petits prix » : modèles communs, déjà anciens et démodés, avec un gros kilométrage au compteur, et des pneus usés à soixante-dix pour cent. La voiture que j’avais repérée, proposée dans les termes que j’ai dits, avait été fabriquée quarante ans avant ma naissance par un petit constructeur d’Europe centrale, réquisitionné par l’occupant nazi pendant les années quarante pour produire des véhicules militaires, et qui n’avait pas survécu à la guerre.
::: Alain Fleischer ; La Vie extraordinaire de mon auto

19 février 2021. Mon grand-père Pierre aurait cent ans. Qu’en dire ? Est-ce anodin ? Vertigineux ? Triste ? Suis-je vraiment fataliste devant le temps qui passe ? Quel adjectif conviendrait ? A propos d’adjectif, j’en apprends un en anglais : smitten. Tu me dis que j’ai l’air smitten. Et toi ? Es-tu toujours épris ? Oui, toi que ressens-tu ?

Et puis le soir arrive et je ne suis plus ni fataliste ni épris : je suis inquiet et impuissant. Sur le petit écran, le visage de S, avec qui je n’avais parlé depuis des mois. Il est toujours dans cette ville qui n’est pas la sienne depuis plus d’un an. La situation est irréelle, au départ il en rit : tout ce temps ! Mais après une heure à parler de nous, à expliquer mon silence, à nous moquer de l’immuable papier peint qu’il aurait eu tout le loisir de remplacer, à raconter ceux qui existent ou imaginer ceux qui n’existent pas, il baisse la voix. Le ciel s’est assombri, menaçant, il y a quelques jours. Parfois il tend l’oreille. Il espère que personne n’écoute, de l’autre côté de la porte. Il vient d’un pays où l’on va en prison pour être qui il est. Nous parlons de visas, de solutions, d’asile. J’essaye d’être léger quand je lui dis qu’il n’est pas le premier à m’avoir demandé de m’épouser pour avoir des papiers : il rit. Il rit souvent. Beaucoup. Cela éclate. Il est d’une gentillesse presque effrayante. Il est aussi toujours d’une beauté redoutable. Je lui dis. Sans l’adjectif.

Jeudi 18 février 2021

Océan de lumière droit devant. Je m’élance pour plonger dedans, et, au-dessus, le roi, le grand soleil : avec lui, le ciel est plus n’est plus bleu. Je fais exprès de ne pas entendre maman derrière moi qui appelle – elle est bien assez grande pour me rattraper. Je n’ai qu’un petit peu de temps pour plonger dans l’océan doré ; je cours dans la montée pour arriver avant elle, je peine un peu, c’est si bon l’air sur mes bras, les arbres disent bonjour, je suis l’un d’eux.
::: Marion Richez ; L’Odeur du Minotaure*

Elle est étudiante en sociologie et elle avait passé une annonce sur Facebook. J’avais tout de suite répondu présent, j’avais envie de cela, de réfléchir à son sujet, de laisser une trace dans un mémoire de licence et d’apporter ma pierre à l’édifice. La voilà. Pas de café, juste un verre d’eau. J’attends que mon café passe tandis qu’elle résume le sujet de son mémoire. Je pose la carafe sur la table, dans son coin. Je me mets à l’autre bout. Elle ouvre son bloc-notes, déclenche l’enregistreur. On y va. Elle me dit que les prénoms seront changés et me demande lequel je choisis à la place. Antoine. Elle est venue pour que nous parlions d’homosexualité et de toute cette nébuleuse qu’on met sous la bannière LGBTQIA+. Enfin c’est moi qui dois et qui vais en parler, de mon parcours, de ce qui nous réunit et nous sépare, des étapes par lesquelles je suis passé, des cases dans lesquelles on se met, des queer, du mot gay, de la radicalité des mouvements, du drapeau, des trans, des pansexuels, des polyamoureux, des combats et de ma façon de faire combat, des silences, de mon absence d’engagement dans le tissu associatif, de comment je vois cela dans vingt ans, de sa génération fluide, de l’écriture inclusive, des ongles vernis des garçons, du danger, du genre, des souvenirs d’enfance, d’une photographie, de la violence potentielle d’une minorité haineuse, de la terrasse du bar où j’aime aller et qui est le signe de la porosité nécessaire entre “notre” monde et l’extérieur, des cultures gays, des icônes, de qui fait notre identité, des jupes pour garçons et que sais-je encore.

Je parle durant presque deux heures trente. Je ne dis rien sur le Japon (zut, comparaison intéressante avec la France, période de ma vie intéressante pour comprendre ce qui fait faire “groupe”) ni sur mon sac-à-main (zut, comparaison intéressante avec le Japon, anecdote intéressante pour comprendre qu’on ne fait pas “groupe”). Je parle mal de l’amitié.

Je regrette quelques phrases.

J’aurais dû dire Pierre-Antoine.

* Livre magnifique

Mercredi 17 février 2021

Alors un vent de légèreté m’emporte, et tu me demandes si je fais souvent le clown comme ça. Je te réponds que oui, surtout quand j’ai le public adéquat. Tu souris. D’ailleurs nous sourions beaucoup. D’abord j’écris “Tu sourions.” J’aime ce lapsus.

Comment laisser trace, à un jour d’intervalle, de ce que produit une rencontre sans savoir ce qu’elle laissera le lendemain, ce qu’elle offrira le surlendemain, si elle existera encore la semaine suivante, si le soufflé aura dégonflé en mars ? Comment prendre le risque d’en parler comme j’aime parler de ma vie, sans entrer dans les détails qui permettraient de prendre toute la mesure de ce qui se produit, sans tomber dans l’aveuglement de celui qui écrit et de celui qui lit ? C’est intéressant, non ? Comment partager avec le lecteur qui me connait ce sentiment que j’ai là, ce petit moment de joie, cet éphémère, cette suspension d’impermanence, sans pour autant le faire trop entrer dans mon intimité, sans lister toutes les questions qui me passent par la tête, ni faire croire à qui que ce soit que ça y est, paf, youhou cotillons ? Je réfléchis. Je me demande si j’ai raison. Je me demande aussi s’il y a un équivalent, si quelqu’un d’autre, ailleurs, sur un blog, un vlog, un réseau, un insta ou autre bidule autobiographique, raconte ça, à ce rythme, non pas sur un journal qu’il refermera le soir et relira des mois ou des années plus tard, mais en un espace dont sa famille, ses amis, sont témoins quasiment au jour le jour. Le piège évidemment, c’est ce diable qui se frotte aux virgules et qui se cache dans les détails que je met en exergue, mais là, coup de pied dans cette ultra moderne solitude, j’ai envie, ce mercredi 17 février 2021, d’écrire ainsi ce premier paragraphe, et d’interroger (une fois de plus) ce que je fais ici de ma vie.

De la même façon que j’interrogeais le fait, récemment, que nos visages ne nous appartiennent pas, est-ce que nos moments nous appartiennent ?

Je pourrais alors faire un parallèle avec le film vu ce soir – L’Empire des sens – et la série terminée juste après – Bonding – non pas sur l’aspect sexuel mais sur ce qui fait l’intime.

Je pourrais alors faire un parallèle avec le journal d’Antonin Crenn qui détaille joliment sa vie en déplaçant joliment le temps.

Il y a tant que je pourrais faire.

Mardi 16 février 2021

Il s’approche et me dit qu’il faut que je vienne à un autre moment pour faire des photos. Je suis déjà au téléphone, il n’a pas l’air de le comprendre, alors je te dis qu’on me parle, et je lui parle et toute cela se chevauche jusqu’à ce qu’il dise Ah ok et se détourne ainsi toi et moi nous poursuivons, là où tu es ça coupe mais nous rions tout de même ; leur âge n’est plus le nôtre. Après avoir raccroché je vais le voir, ils allaient partir, leur skate sous le bras. “Alors je dois venir quand ?” je lui demande. Nous marchons un peu, même direction, une minute peut-être, il dit que l’après-midi c’est mieux, vers 15h par là, et je dis qu’ils me fascinent, je dis que je pourrai leur donner, les photos. Jeudi ? Ah non jeudi il ne sera pas là. Mais bon je peux venir quand même.

Lundi 15 février 2021

Je les ai entendus frapper. C’était l’aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J’ai ouvert et je leur ai proposé d’entrer. Mais je me suis repris : En fait, je préférais les recevoir dans mon atelier. Qu’on me laisse seulement le temps d’enfiler un pantalon par-dessus mon pyjama. Les gendarmes m’ont dit qu’ils étaient d’accord, ils attendraient le temps qu’il faudrait.
::: Yves Ravey ; Bambi Bar

Je n’y pensais pas. Jusqu’à ce que soudain ton absence apparaisse. Peut-être qu’alors tu ne seras plus là, plus vraiment là, tu vois, présent mais à côté des jours qui passent.

Samedi 13 février 2021

Elle se couche sur la tombe, le vent se lève, et il y a alors cette reprise de Nirvana, un chœur d’enfants peut-être, c’est doux. La chanson est un souvenir d’une autre période. Je sais que je ne sais pas le sens des paroles. With the lights out, it’s less dangerous.

Elle se couche sur la tombe d’un amour qui n’a jamais existé pour elle. On peut voir une métaphore dans cette phrase. On peut voir une prosopopée dans le vent. On peut aussi aussi ne chercher aucun sens et essayer de se libérer de tout ce qu’il se passe, de tout ce qu’on nous dit ou ne nous dit pas. Here we are now, entertain us.

Avant il y a eu un autre film, et puis ensuite il y a le début d’un autre, un Garrel. Il lui faudrait une salle de projection, un autre lieu que mon appartement la nuit, il lui faut l’espace-temps du cinéma sans les lumières ni le moyen de tricher en cliquant pour avancer et puis il faut du monde autour, éparpillé sur les fauteuils rouges inconfortables d’un vieux ciné parce qu’il faut aussi que ça passe par le corps. Qu’est-ce-que tu veux que je fasse de ce film, là, seul ? Comment veux-tu que je l’affronte ? Les images sont belles, immensément belles, parfois sur une route les blancs sont brûlés et la nuit est d’une profondeur inégalée, ça explose, ça explose mais c’est trop, il n’y a ni son ni mots, que des images en mouvement dans notre nuit à tous, et ce silence rend alors insupportable le vide autour de moi. I feel stupid and contagious.

Vendredi 12 février 2021

Alors que l’on évoque avec E ce qui fait étincelle, je pense à toi. Quelques minutes plus tard, comme promis le 30 janvier, nous nous appelons ; tu me demandes pourquoi cela m’a fait penser à toi.
Tu es dans ton pays, mais est-ce encore ton pays ? Pour quelques semaines il t’accueille, loin des villes, loin de ton continent de vie. Nous parlons du monde réuni dans l’attente, celle de pouvoir boire un verre et aller au musée, et nous parlons de toi qui attends de revenir dans ce dreamland qu’est Bordeaux ; il y fait de toute façon moins froid qu’à Dublin. Tu dis que ce pourrait être chez moi, oui chez moi que tu viendrais. We could try, dis-je dans un sourire. Cela n’engage à rien, sauf peut-être à t’attendre. Et puis tu allumes la caméra pour me montrer la chienne, j’ai oublié son prénom, Lucia peut-être, oui c’est cela je crois. Mais sur l’écran d’abord y a-t-il ton visage ? Puis ce mur orange, couleur de soleil. Il va bientôt pleuvoir, penses-tu. 
Alors, les rêves prennent une autre tournure, tu me parles de tes objets, le projet n’avance pas. Je dis comment je pourrais t’aider. Je ne précise pas à quel point j’en ai envie. We could try pour ça aussi, c’est beaucoup plus plausible, et ça marche à distance.

Jeudi 11 février 2021

Ainsi réunis, les voilà souriants, gardant distance et portant masque. L’un me remercie, les autres acquiescent, ils ne savent pas les atermoiements, les accrocs et mes réticences, il savent peut-être mon implacable envie de faire les choses bien au point de préférer ne rien faire, ma lutte pour être satisfait et tout de même, puisque je sais aussi m’avouer vaincu / baisser les bras / avouer que le mieux est l’ennemi du “c’est pas mal et de toute façon personne n’y verra rien à redire”, nous y voilà, et tout le monde sourit. Alors de cette jovialité nait l’inattendu : mon envie de recommencer.

Mercredi 10 février 2021

J’avais grommelé de cette pluie incessante, jusqu’au ciel bleu de midi, apparu sans qu’on l’attende. Tu m’as rejoint pour déjeuner, j’ai pris mon temps, tu m’as donné du tien ; je sentais qu’il fallait que je passe à un autre rythme, là, ce mercredi, que je respire, comme le ciel enfin. Nous avons souri du choix du gâteau, parce que j’ai mes préférences alors qu’une fois en bouche c’était suave, comme le ciel enfin. Dehors la lumière était belle, avec A plus tard nous en avons profité, regardez comme elle glisse. Et puis la nuit est revenu, j’ai redonné mon temps à ce qui fait salaire, léger d’avoir respiré ainsi.

Mardi 9 février 2021

La langue anglaise m’est habituelle, quotidienne dans mon travail, mais pas familière. Alors souvent je te fais répéter. Si nous nous écrivons, parfois je vérifie, je copie-colle, et Deepl ou Google me rassure, m’aiguille, me corrige. Je suis ainsi un autre moi-même. L’ai-je déjà écrit ici ? A force de l’avoir exprimé, à E ou J, ou à moi-même, je ne sais plus. Lorsqu’intervient cette langue dont tu maîtrises à merveilles toutes les fluctuations de la prosodie et du vocabulaire, toutes les finesses et les voluptés, je me retrouve être une personne moins légère, moins pétillante, moins bavarde, moins drôle ; parfois je dis que je ne m’aime pas dans cette langue. Pourtant, on m’a peut-être aimé via elle, pour ce que je disais avec elle. Pourtant j’aime la prononcer, fouiller dans les intonations, imiter les sons. Mais mon humour reste parfois collé au fond de mes poches. Ma sensibilité se frotte à l’efficacité d’une conversation qui doit étouffer le silence. Mon envie de te raconter ma journée bute contre les mots. Comment dit-on buter ?

Dimanche 7 février 2021

Alors on s’embarque, tu proposes les quais où l’on marchera vite ; l’heure fatidique approche. Je ne sais pas trop pourquoi on reste de ce côté de la route, pourquoi on oublie les berges ; tu voulais pourtant voir cette eau qui frôlait le bitume. Oublie-t-on les berges par la présence de l’autre ? Et tu parles, et tu parles, d’un rythme comme nos pas, tu te hâtes en mots. L’eau qui monte ici ou là est dans les images d’autrefois, celles de janvier 1983, tachetée de rouge, signes colorés du temps sur une vue ayant perdu ses teintes. Mais lesquelles ? Le temps devait être au gris.

Samedi 6 février 2021

Et c’est ainsi que l’on reparlerait de chaussures, de celles qui me ressemblent, de celles qui sont adaptées au climat bordelais, celles en croûte de maïs et caoutchouc recyclé qui voient leur rigidité mise à l’épreuve du quotidien, ou celles qui potentiellement pourraient faire prendre conscience aux voisins de l’étage inférieur que tout insonorisation à ses limites, s’il me venait par exemple à l’idée de prendre les claquettes pour passion et de praticoclapclapratiquer aux aurores tandis qu’ils dorment encore puisque à cinq heures ça bambochait. Discrètement, certes, mais pas assez.

Ou bien on parlerait de cinéma, on s’embarquerait ici dans un plan séquence en noir et blanc doré, on partirait là dans un amour impossible le temps d’un Week-end, amour impossible puisque l’autre va partir, et dans les deux cas ils seraient deux, unis ou éphémères, déchirés cependant, d’une manière ou d’une autre. Mais les films parlent aussi d’art. De ce qu’on met dans un film. De ce qu’on met dans des enregistrements. De la place de l’autre dans cet art. Il y a là tant de moi, présent ou passé, sur l’écran.

Ou bien on évoquerait le petit carnet bleu, habitude reprise pour contourner les silences et soulever cette main invisible que je mets sur mes mots comme si je la mettais sur ma bouche pour me taire ici, apaisé cependant, heureux en quelque sorte si l’on compare au mercredi soir rongé par la solitude et les contraintes (celles des horaires, celles des distances), et dont la noirceur poussera jusqu’au lendemain, quoi que noirceur dérangée par cette manière que j’ai de rire de moi-même et de libérer les mots pour passer au gris clair, au gris un peu rose, peut-être un peu grisé soi-même. Dans le petit carnet bleu format A5 aux lignes espacées de 6 mm, j’écris que je ne sais pas comment agir. Faut-il mettre ma main, et si oui, est-ce sur mes mots ?

Jeudi 4 février 2021

Je viens d’un monde où nous ne goûtions pas au choses exotiques, je n’ai jamais voyagé que dans les livres et c’est ainsi que je suis devenue professeur de français. Sans doute aurais-je mieux fait de choisir le métier d’hôtesse de l’air, de sentir de vrais bras autour de ma taille, d’embraser des visages d’autres couleurs. Au lieu de ça, je n’ai pas quitté le Nord pendant mes quarante-huit premières années, j’ai imaginé l’amour, les gens et les odeurs.
:::  Amanda Sthers ; Lettre d’amour sans le dire