
Vendredi 17 août 2018



Sur les écrans, d’un réseau social à l’autre, depuis de longues années, son visage. Il n’était quasiment que cela : un visage. Plus récemment peut-être, sur les petites vignettes carrées, s’était-il durci. Le mien aussi, bien évidemment, subissait d’inévitables transformations, jour après jour. Toujours nous parlions un peu. C’était bref ; j’ai toujours trouvé que ça l’était trop. C’était léger ; j’ai longtemps rêvé que ça ne le soit pas.
Je n’étais pas allé lui parler au balcon de cette salle de concert où nous avions partagé, à vingt mètres de distance, sans qu’il me voie, une soirée avec Barbara Carlotti. Sa présence n’était pas compatible avec celui qui m’accompagnait.
Je ne l’avais pas abordé alors qu’il était entouré de plusieurs amis, un jour quelconque, place Lobau. Leur présence n’était pas compatible avec la mienne, bêtement le croyais-je.
Toutes ces années, d’autres visages, plus réels, recouvrirent le sien. Un surtout bien sûr, une présence, une construction, me ramenait à la réalité, à autre chose. Dans cette narration à la temporalité étirée, me voilà d’ailleurs qui hésite entre un imparfait et un passé simple. Im-parfait / passé pas si simple.
Souriant de ces années passées sans se connaître, nous avions au printemps convenu d’un rendez-vous, raté, puis d’un autre, tout autant raté je crois. Dans cette histoire à la temporalité étirée, me voilà d’ailleurs qui hésite.
Ce soir, profitant d’un séjour dans le coin, après que le GPS aura retardé d’une heure de plus le moment de notre rencontre, il est devenu réel. Il a beaucoup parlé. Je n’ai pas trouvé que c’était trop.

2008. Pour la première fois, je me rends à Lectoure, pour le festival de photographie. Fred et moi nous connaissons à peine ; Natt nous accompagne je crois. C’est l’année où la photographie fait, chez moi, un virage intérieur : je viens de confronter mes images au regard du spectateur. Mon travail est embryonnaire mais il y a déjà cette attention sur le cadrage, ce désir un peu prétentieux de regarder autre chose que ce que les autres voient.
2018. Les éditions du festival se sont succédé. Je n’oublie pas le travail de Nauzyciel. On se souvient d’éphémères tentatives en d’autres saisons. Les trois étés japonais ont vu passer mon absence.
C’est toujours un bonheur d’aller à Lectoure pour partager cela. Parce que ce groupe – à géométrie variable – d’amis virevoltants sur les idioties et dans la légèreté, a besoin de ce plongeon en images, avec l’espoir qu’il fera beau et que l’on profitera de la piscine municipale, eau bleue, herbe verte. Belle édition cette année, avec la collection pour sujet. Le festival dépasse depuis longtemps les limites de l’image fixe, alors nécessairement me déstabilise dans certains de ses recoins, peut-être la chaleur me fait-elle également perdre l’attention nécessaire. Et si je regrette une forte présence du noir et blanc, je reste ému devant (mon maître ?) Plossu et devant les images d’Arno Brignon ou d’Annabel Werbrouck, je cherche avec plaisir les articulations dans la collection de Madeleine Millot-Durrenberger, je regarde deux fois (sans rien savoir, puis avec les clefs nécessaires) le travail de Laurent Fiévet.
2018. En tant qu’acteur-spectateur, ce type d’événement balaye surtout les doutes quant à ma propre pratique (poursuivre ou pas ?) : la diversité des propos et des propositions titille mon besoin de continuer la photographie, d’interroger mes habitudes, de pousser mes images dans de nouveaux retranchements ou de plus vastes étendues. Regarder encore. Montrer encore. Travailler encore.


Il me demande si j’ai petit-déjeuné. Je lui dis oui, un peu. Il m’emmène alors dans un resto chinois, passe une commande dans la même langue. Nous choisissons une table propre et les plats arrivent. Je découvre qu’il a beaucoup commandé, je suis gêné, mais j’ai curieusement l’appétit suffisant pour tout dévorer et faire honneur à ce qu’il a commandé pour moi. Obélix, avec un x. Je lui pose quelques questions, alors il me raconte la vie gay dans son pays, la chance d’avoir cette famille et pas une autre. Il parle avec parcimonie : je ne sais pas si je dois insister, s’il en a marre d’avoir déjà raconté cela des dizaines de fois – après tout il est en vacances, je ne voudrais pas lui rappeler le travail au centre LGBT de Pékin. Mais j’en apprends un peu, surtout cet entre-deux, où rien n’est interdit : ni l’homosexualité… ni les thérapies de conversion. L’état tolère, puisque de toute façon la société enferme.
Il arrive enfin. Une heure et trente minutes après m’avoir écrit « Now ? ». Je pense à cette chanson des Smiths, How soon is now? : Avec lui on ne sait jamais quand est maintenant. Tant de fois je l’ai attendu. Son énergie et son sourire l’excusent, ses bras qui m’entourent sont une absolution. Il m’embarque dans une boutique, puis une autre qui va fermer et dont l’accueil est un peu raide de l’autre côté du comptoir. Il est toujours ce garçon enjoué, fou, spicy : son enthousiasme vous ensorcelle… mais vous épuiserait.
Au village des Gay Games, l’air est joyeux. Sur scène c’est hésitant, on s’en fiche, il me raconte sa vie, bouleversée, le virage, la situation désarçonnante si loin de chez lui, lost without translation. Finalement le fantôme de Whitney Houston surgit. Elle dit qu’elle veut danser avec quelqu’un, qu’elle veut sentir la chaleur avec quelqu’un : il chante.

Retourner au Père Lachaise. Dans l’histoire de la ville et des hommes. Mais aussi dans la mienne. Celle des années dans le vingtième arrondissement, où j’ai vécu, travaillé, aimé. Les souvenirs sont nombreux ici mais les errances photographiques n’ont jamais vraiment rien donné. Il y avait aussi eu ce jour d’hiver 2004, sous la neige.
Et puis un jour, peu de temps après t’avoir quitté, tu étais là. C’était l’été 2008. Sur ce journal jamais je ne t’avais tutoyé : tu étais une initiale comme on prononce un souffle. Tu avais un peu changé. Tu étais charmant. Je ne te l’ai pas dit.

Je l’ai d’abord trouvée un peu ridicule, avec sa pelle, déblayant la mousse qui dégoulinait de ce monstre bleu. L’exposition m’avait plu ; j’aime assez souvent ces croisements entre l’autrefois et l’aujourd’hui. Je l’ai photographiée, avec sa pelle et son seau de plastique, elle chic, petite robe noire et talons assortis. Je trouvais que ça gâchait le tout, je me demandais pourquoi ils n’avaient pas trouvé une solution technique. Et puis je suis parti. Les toilettes étaient là, j’ai bu un peu d’eau – s’hydrater, s’hydrater. Je suis repassé à côté du superbe film de Justine, les spectateurs étaient heureux de s’asseoir, surtout là, pour ces deux raisons – le repos du corps, l’émerveillement des yeux, ils restaient. Et puis, du haut des escaliers, j’ai de nouveau regardé la femme et son matériel de ménage : elle réparait les nuages.
Tu viens de me parler de lui ; il vient de partir fumer.
Alors je te parle de lui ; il vient de partir dormir.
Mais.
Sur les feuilles qu’il sort de son sac, des mots sont annotés de chiffres, jusqu’au nombre 12 parfois. Comme régulièrement depuis que l’on s’est rencontrés, me voici le relais de ma langue, que j’explique ou corrige. L’exercice est un plaisir. Un piège parfois, quand il s’agit de définir un verbe, de décortiquer une expression, de préciser un usage. Ainsi je redécouvre moi-même le français, sa difficulté d’où s’extirpent mes doutes, ses abîmes d’où remontent mes lacunes. Cette mise à l’épreuve en rejoint une autre, qui se déroule sur mon petit écran d’ordinateur depuis quelques jours, dès qu’un peu de temps libre – qui n’a alors plus rien de libre – se dévoile. Je relis, corrige, signale, propose, hésite, vérifie ce qui verra le jour en septembre, heureux de participer à l’aventure.
– Comment dit-on « Tu marches trop vite » ?
– Hayasugi
– Oui mais ça c’est la version familière, non ?
– Ben c’est comme ça qu’on dit : hayasugi.
– Oui mais imagine… que tu le dises à la Reine d’Angleterre…
– Hein ? Mais je ne dirai jamais ça à la Reine d’Angleterre !
– Oui mais bon… imagine… je sais pas… n’importe quoi avec qui tu dois être poli.
– Mais non ! Au Japon, on ne dit pas à quelqu’un qu’il marche trop vite !
Finir. Mais pas vraiment. Alors ? In-finir ? Dé-finir ? A-finir ?
Se sourire dans la rue. Deux sourires donc. Le mien. Celui de l’autre. La rue est courte. Les sourires aussi.
Se sourire au téléphone. Combien de sourires donc ? Le tien, c’est certain.
C’est étrange, j’ai l’impression que tu parles de moi.
G, qui prononça cette phrase, n’est que l’une des nombreuses et étonnantes rencontres de la journée. Ainsi aux Capus, sur les quais, cours Victor Hugo, le hasard des trajets qui font croiser les visages d’autrefois ou d’hier soir. Ainsi, de Talence aux Chartrons, les discussions qui s’engagent même si l’on ne se connait pas, même si l’on a chaud et que l’on cherche au fond du sac, désespérément, un éventail.
De tout cela, ne conservons qu’un moment à raconter, puisqu’un homme, entre 35 et 40 ans, s’approche alors que je suis, du regard, les skateurs. Il fixe mon appareil photo, lui qui tient deux énormes bestioles, deux Nikon armés d’objectifs surdimensionnés, l’un d’eux tellement lourd que j’aurai du mal à le tenir, puisque voyez-vous, je le tiendrai, après qu’il m’aura dit « Tiens, tu veux essayer ? » Il est fou de technique, c’est un pro, un PRO, genre shooting de voitures de courses, de stars, lâchant un peu de name-dropping sans prétention de Ferrari à Carole Bouquet – ah non, Carole Bouquet, c’est cours Victor Hugo qu’on en a parlé. Il me parle bokeh (sans Carole), mire, piqué, parfois je ne comprends même ce qu’il me raconte surtout qu’il y a les voix autour, le bruit des skate-boards qui frottent, retombent, fraaattcch, ooooh. Il m’amuse avec son côté straight direct et cool, le voilà qui me donne quelques conseils, me montre comment régler la netteté… Après qu’il a fait plusieurs photos de moi, pour ensuite zoomer, et comparer la netteté, je finis par comprendre qu’il teste ses appareils et ses objectifs, qu’il vérifie que tout va bien, que je fais le cobaye puisqu’il cherche la meilleure ouverture, le mieux, la perfection : « Oui, je fais la mire« , dit-il, presque étonné que je n’ai rien compris. Sur son petit écran, alors, il compare mes rides au coin des yeux, stries qu’on ne peut guère manquer, ici plus douces, là tranchantes. Et l’on repartira, chacun de son côté. Mon visage entre ses mains.
C’était dimanche dernier. On s’était retrouvés métro Vavin, alors au Select on avait bu deux verres de vin et mangé un plateau de fromage. Elle m’avait invité alors, pour ce samedi. Bien sûr j’avais à peine retenu de quoi il était question, juste l’idée d’un bateau : je vis avec le fait d’oublier, cela offre des surprises. Des inconvénients, mais aussi des surprises.
C’est sur un ponton, vers 16h45, au port de Bègles, que l’on s’est donc retrouvés, répétition du verbe, répétition du mouvement. Elle avait envoyé l’emplacement, rieuse, d’être ainsi au milieu de l’eau. Et j’ai compris assez vite que ç’allait être joyeux. Ce le fut. Joyeux, pétillant, et surprenant. Parce que les surprises ne viennent pas toutes de l’oubli.
Je ne m’attendais à ça. Ça ? La lumière. Les lumières. Le jour qui décline jusqu’à ce que le soleil soit enfin caressant. Les berges de la Garonne qui étincellent. Le couchant qui joue avec les nuages. La lune se levant, rousse, donnant à la rivière un dernier éclat. Mais aussi l’on dansa.
Sur la table, une anisette coûtant la bagatelle de 4,50 euros. Dans les mains, sous les yeux, des histoires de bain japonais, la douceur des mots de Mizubayashi. Et en face de moi sur le volet du bijoutier une pub pour Seiko ; le souvenir des publicités pour les montres Seiko à quartz remonte à la surface. Ça faisait rêver, le quartz, l’enfant ne savait pas où il était ce quartz, où plutôt à quoi il servait, aujourd’hui il demanderait à Google. Seiko : Réussite, succès. Le petit garçon ne savait pas non plus ce que cela signifiait, peut-être ignorait-il même d’où ça venait, du Japon, c’était le début de la bulle financière là-bas, le petit garçon s’en fichait, le Japon c’était Goldorak, c’était Albator, et les personnages avaient de grands yeux ronds, mais le petit garçon savait que ce n’était comme ça, là-bas : il a bien vite compris que tout ce qu’on nous montrait, depuis qu’on avait la télévision en couleur, il ne fallait pas trop y croire.
Un Ricard et un livre, donc. J’attends J, de Canton mais plus tout à fait d’Asie, tellement les années l’ont emmené à Rotterdam, New-York, Bordeaux. Les années l’ont détourné. On a convenu qu’on mangerait une pizza. Mais non.
Reproches.
Re-proches.
Re-loin.
Lorsque tu te trouveras debout devant la porte d’entrée de la maison, tu seras rassuré sans doute en voyant, à gauche, à la hauteur de tes yeux, une plaque en bois sur laquelle mon père a écrit lui-même, en calligraphe amateur, son nom, son prénom ainsi que l’adresse. Puis tu sonneras. Au bout de quelques secondes, tu dois entendre la voix de ma mère te dire : » Pourrais vous demander qui vous êtes ? » Tu lui répondras; alors immédiatement, la porte s’ouvrira.
Akira Mizubayashi, Dans les eaux profondes – le bain japonais
Je me retrouve alors dans la peau de celui qui explique, je retrace les grandes lignes de qui était Chris Marker, je te dis d’abord Afrique, c’est la porte d’entrée, Sans soleil. Je dis voix off, politique, croisements, mais l’exposition me viendra en aide et tu découvriras. Devant le court extrait des Lettres de Sibérie, je ris. Devant la projection de La Jetée qui débute, j’hésite. Et je souris d’être là, sûrement, dans ce monde markerien, dans ce bain. Il faudra, bientôt, voir/revoir les films.
Le nom de Depardon est alors évoqué. Je dis ma fascination teintée d’un léger trouble à cause d’une présence gênante du Je, dans ce que j’ai lu autrefois. Alors, comme ici, je n’ai pas d’argument, juste le souvenir flou d’une impression et des échanges qui avaient suivi avec C.
Sur le chemin du travail, en passant devant la glycine, je réalise quel jour nous sommes. Je suis alors triste. Pas de la situation mais du souvenir. Du moment. D’avant, d’après. Je ne pensais pas que tu m’écrirais. C’est le soir que je l’ai su. J’y ai lu ce que tu es.
Je suis du monde. Et le foot, ben…
J’ai tout de même cherché à vivre ce moment. Parce qu’il m’a dit qu’il voulait voir les gens faire la fête. Pour y chercher des images. Pour découvrir que les rues peuvent se vider. Parce que la sociologie de groupe me fascine. Parce que le sentiment d’appartenance à un pays est un sujet qui me concerne. Parce que je refuse de m’intéresser au foot et que par conséquent je dois me mettre à l’épreuve. Parce que ma famille ou mes amis y trouvaient une source de bonheur. Parce que Nigel et Zain voient la France comme un pays d’accueil, leur nouveau pays, et vibrent avec les Français qui vibrent. Parce que le phénomène est assez improbable et que, par conséquent, j’ai eu envie d’en être le témoin. Parce que les gens étaient heureux. Pour rien. Un ballon. Mais heureux. Je n’y adhère pas, je comprends à peine, mais j’ai regardé (tout cette ultra-moderne saoulitude, toute cette faune tricolore passant des heures à marcher dans les rues en braillant, tous ces gens aux grands-parents venus d’ailleurs montrant ce qu’est la France).
Oh bien sûr on a beaucoup parlé de politique aussi, avant, pendant, après. De ce que cela signifie, d’être là, de voir cela : les siècles de domination, la sélection, la France, la domination des pays riches, le nombril du monde, les immigrés, toi oui, toi non, tout ça, tout ça.
Tout ça…
Pour ça.
Du bassin d’Arcachon, il n’y a de l’enfance qu’un nom : Cestas. Et à Cestas quelques brefs moments, dont on rapportera un objet et de rares souvenirs fait d’une limonade sur une table de jardin, de la boue du chenal et d’accents girondins. Il y a donc, à présent, ce nom, Arcachon, et ce moment, ce soleil de fin d’après-midi, la plage, ce moment balnéaire, la douceur de l’eau, les aubergines dans le jus d’un citron, ce presque rien au milieu de tous ces gens. Tous ces gens. On pourrait bien les ignorer, si on ne les regardait pas.
Saint-Émilion n’était qu’un souvenir, en famille, entouré du bleu du ciel et de la couleur floue des pierres. On avait alors croisé un chanteur vaguement populaire dont je n’avais pas grand chose à faire : c’est mon seul souvenir. Je ne sais pas précisément l’âge que j’avais sinon celui où l’on ne regarde pas vraiment la couleur des pierres.
Saint-Émilion, en quarante-cinq minutes de train, s’est glissé dans les souvenirs futurs. La pierre était belle. Le ciel aussi, trop peut-être, tant on sua.
Tramway, matin. Une femme debout extrêmement fardée, sourcils épilés, cheveux plaqués platine, visage robotisé. Une femme qui n’en a pas toujours été une, couleurs printanières, minijupe en cuir bleu, voix grave qui cède sa place à une maman. Son petit garçon noir, 5 ans peut-être, la peau des deux bras craquelée par les brûlures d’autrefois. Des corps, donc, transformés, oubliés, martyrisés. Des histoires.
Et puis il y eut la voix sur le cinquième lied des Liederkreis Op. 39.
Et puis il y eut cet air de Fauré que Fabrice chantait au piano.
Et puis il y eut des rires sur le farfelu Wiener.
Et puis il y eut les deux premières notes du Debussy.
Et puis il y eut les pompiers, enfin, deux heures plus tard. La vieille dame avait été patiente.
Et puis bien tard on rentra.
Plongé dans musique et photos, je ne vois rien. Cris, pleurs, ambiance soudain mouvementée et encore plus sonore, la mère s’énerve, dit valise. Je ne sais pas, je n’ai rien vu. L’homme étranger remet ma valise à sa place, là-haut, d’où elle vient de tomber. Alors je comprends qu’elle vient de tomber. Sur le petit garçon.
Nous marchons vers le bar. Il se met à chanter. Il m’explique que c’est une chanson d’amour, que c’est un amour fini, que cela parle du bonheur que l’on espère pour l’autre et du souvenir du bruit que l’autre faisait en marchant.
L’air est plutôt frais, il y a du vent au pied de Saint-Michel, je suis allé chercher un gilet pour N ; Z porte des manches longues. Je crois que l’homme est déjà tombé sur le parvis quand arrive le couple d’amoureux, qui promène son petit chien, jeune, joueur, sautillant. Ils sont beaux, jeunes. La serveuse vient pour débarrasser. Elle regarde d’abord le petit chien, elle dit qu’il est mignon. Elle dit qu’elle veut le même. Et un amoureux, aussi. Elle se demande quand ça arrivera. Elle dit que ça se mérite. Je m’insurge.
La croisière s’amusait.
Dans le ciel passait des éclairs.
Il me raconte un peu son histoire. Pourquoi il est ici, ce qu’il va faire. Et ce que ça va changer, d’être ici. Loin des pays du Golfe où il a grandi, travaillé. Loin du Pakistan où il est né, puis retourné, et où les rencontres étaient cachées. Loin de la peur d’être soi-même. À la veille de la Marche des Fiertés, alors nous allons danser, j’ai soudain son âge, il a le regard du garçon aux yeux noirs, il a l’insouciance qu’il faudrait toujours avoir, la légèreté s’impose dans cette foule joyeuse. Sur un tabouret, il n’a sûrement pas remarqué l’homme seul qui a l’air triste.
Mais dans la nuit douce, le dernier tram envolé, avec ce besoin de me raconter combien ici il est heureux, il me dit qu’il doit mentir à sa mère. Il ne montre pas que ça le peine : l’essentiel c’est d’être là. Et d’être lui-même.
Je suis derrière lui, dans un tram qui m’emmène signer un troisième CDD, comme des ricochets professionnels, sans les ronds dans l’eau, mais avec le sentiment, léger mais lourd de sens, du privilège d’être là, libre, dans une situation certes instable mais ô combien confortable.
Son CV en main, il demande à Google la traduction en arabe du mot Compétences. Puis, en vain, celle du nom d’un château où il a travaillé durant quelques semaines il y a deux ans. Il est né en 1976. Sa première expérience date de 2014. D’autres ont suivi, toujours courtes. Aujourd’hui lost in translation, où était-il hier ? Lost in his own language ? Frappé par ce vide, je ne parviens pas à imaginer l’inracontable, la raison du silence. Sa vie d’avant n’existe pas. Comme si lui-même n’existait pas.
En traversant la cour j’ai encore entendu Tiène. Le chant m’a poursuivie pendant un moment ; après la cour, il a encore tenté de marcher à mes côtés, puis non. Après le portail, à l’orée du chemin : l’août tout seul.
Marguerite Duras ; La Vie tranquille
Je la raccompagne jusqu’à l’arrêt de tram Saint-Michel. En face, allongé sur le banc, un homme, sans domicile. Un charriot de supermarché à côté de lui, dans lequel un couple vient déposer un sandwich et un peu d’humanité.
Nous venons de passer notre deuxième et dernière soirée ensemble. Le dîner a été comme notre duo, franco-japonais, tandis que la veille avait eu saveur de mer. Mais la présence de l’homme nous laisse un goût amer.
L’homme me demande où prendre le bus pour aller à la gare. Je lui dis qu’il vaut mieux prendre le tram, c’est par là. Parce que le bus, il faut passer à travers le campus, par là-bas, c’est compliqué. Ah, dit-il, arrêté, presque saisi d’effroi. Dans ses bras, il tient fermement un dossier du CHU, il est comme tant d’autres, croisés matin et soir, un patient. Fragile. Il dit tout de même que ce n’est pas grave, qu’il demandera à quelqu’un d’autre. J’insiste, le tram, vraiment, et je lui propose de l’accompagner, alors on avance à son rythme, lent. Pendant qu’il me parle, je cherche une solution qui le rassurera, je vérifie, il y aura le bus 11, direct, mais il faudra marcher un peu, je vais lui montrer, en suivant le trottoir c’est simple. Il me dit que c’est calme ici. Il trouve ça vraiment bien. Il me dit qu’il veut trouver une agence de voyage pour partir au Portugal. Il connaît, il a pris deux cours de portugais, il y a 30 ans… Heu non 50. Le temps file, il en a 80. Il me dit que s’il n’a pas de train il dormira où il pourra. Dans la gare. Ou dehors.
Je sors mon téléphone de ma poche. Sur l’écran, un prénom, un pictogramme, un numéro appelé par inadvertance et par le plus grand des hasards : le prénom commence par un P, je ne l’appelle plus, on ne s’appelle plus, je n’existe plus, il m’a bloqué ici et ici, mais pas là, il a supprimé notre image de son compte IG, les kilomètres se comptent toujours par milliers, et son silence est presque aussi intense qu’il l’était alors, là-bas.
Le hasard, c’est après qu’il intervient, au skate-park. C’est avec lui que, la dernière fois, j’avais admiré la légèreté de skateurs et que j’avais tenté de les attrapé au vol, forts et graciles, il faisait beau, certains étaient torses nus, ils avaient cette jeunesse qu’on croit éternelle lorsqu’elle est en nous, cette jeunesse que peut-être ainsi ils cherchent à conserver.
Ch sort de son sac la coïncidence littéraire dont il connaissait l’existence, par une image et quelques phrases sur un réseau social et dont il me préparait la surprise. Les dernières pages de L’Étranger m’accompagnent sur cette plage, pour lui c’est un autre ouvrage, même auteur, même éditeur, pas tout à fait même plaisir, je crois. L’océan est plutôt calme. Oh bien sûr, pour s’y baigner, il faut supporter cette eau assez froide, attendre, être patient, et puis nager, et quelques vagues bousculent un peu tout ça. Le sable qui s’envole aussi. La littérature aussi, beaucoup. Le récit sans doute, la phrase sûrement. Sur la plage, Meursault a tué. Ici il me rend vivant.
Je traverse le bout de la rue Sainte Catherine. Foule. Passants. Attablés. Bruit de fond. Je me dis que ça fonctionne, que c’est une fête populaire, que les gens sont contents. M’en voici presque heureux. Je continue. Je viens de passer trois heures à une terrasse sûrement trop bruyante, à 2 mètres d’une source musicale multi-générationnelle ; il fallait un peu crier. Ainsi pouvait-on rire, gentiment, de lui, dont l’obsession musculaire se limitait au haut du corps ou de l’autre, dont le cigare ne semblait qu’un accessoire de plus. Ainsi pouvait-on dire, tiens, lui…
Je continue, donc. Je pense au mot musique. Je vois bruit. Je ne comprends pas. Ou plus. J’ai 44 ans et une éducation, une évidence dans le vivre ensemble qui m’interdit de déranger autrui à 23 h passées. Alors j’arrive au numéro 16 rue T, monte les escaliers, me prépare de quoi grignoter un peu pour compléter les souriantes assiettes, monte d’un étage sans bruit ni lumière, ferme la fenêtre qui permettait ainsi d’offrir un peu de fraicheur, mets des bouchons dans mes oreilles. Silence. LE silence. Sauf le ronflement, un peu sourd, qui provient de moi-même. Et le goût du yuzu, subtil, du fromage blanc.
Je pousse la porte de la galerie, coin de rue, mon quartier. La jeune femme blonde me salue, je m’évente, je dis que oui, j’ai lu la description de l’exposition avant de venir et que je connais le Pavillon, d’avant, l’époque parisienne.
Je suis alors spectateur d’un regard, celui de jeunes artistes dont j’ignore tout, et dont je ne chercherai pas à savoir grand chose, ni leurs habitudes ni leur volonté ni leur discours. A peine je cherche à interroger ce qu’ils ont à me dire. Dans la salle du fond, je suis attrapé par les images en mouvement. Je m’assieds. Je suis seul. Seul et assis trop bas, il faut lever la tête, mais la vidéo est belle, physique, simple, on voit le propos mais je peux m’en passer ; les images sont belles. Je passe les dernières minutes debout, je veux montrer au monde un visage, je l’enregistre et le partage.
Je suis alors spectateur de notre passé, en pointillé sur les murs blancs, en images, en objets posés là, puisque notre passé c’est ce monde-art. Je le regarde avec les yeux de celui que tu as guidé au-delà des inutiles cartels et que je suis encore. Je me demande ce que tu aurais dit. Ce que tu aurais vu.
Il a réveillé les autres et le concierge a dit qu’ils devraient partir. Ils se sont levés. Cette veille incommode leur avait fait des visages de cendre.
Albert Camus ; L’Étranger.
Je ne suis pas sûr qu’il se souvienne parfaitement de moi. Je lui dis que ça fait longtemps via ce o-hisashiburi qui laisse entrevoir le temps qui vient de passer, la distance qui s’est imposée, la nostalgie d’un autrefois encore présent, le plaisir de le revoir. Quelques visages d’avant sont là, et bien sûr on parle du pays, du dépays, d’avril, de ce qu’il adviendra peut-être, y retourner. On parle de peu, d’être là, à peine, pas longtemps : Schumann m’attend.
Tramway. Il dit que ça sent mauvais. La suite précise le sens figuré. Elle semble le soutenir mais je n’écoute pas vraiment leur conversation, j’ai l’esprit ailleurs, je regarde surtout la dentition de la femme, les couleurs de son tee-shirt enveloppant son corps gros. Mais la phrase revient, ça sent mauvais, et je n’entends que ça. Comme si mon cerveau m’alertait : c’est peut-être moi qui sens mauvais.
Je mets mes écouteurs, leçon de japonais 64. Jusqu’à ce que je l’entende, elle, elle lui dit qu’elle pense que ça ne va pas durer, entre eux. Elle le sent. Que ça ne durera pas. Qu’il doit régler ses problèmes, en parler à son psy. Que ça l’embêtera, s’il la quitte, mais qu’elle ne lui en voudra pas.
Train. Il écrit. Son écriture est dure à déchiffrer de ma place ; nous sommes pourtant juste voisins de siège. En fait il recopie ce qu’il a écrit auparavant sur d’autres feuilles. Plongé dans mon roman/Romand, je tente de ne pas m’intéresser à lui, mais évidemment il m’intrigue. Il n’a pas d’âge. Peut-être 18, pas moins. L’âge où on écrit encore ?
Je repose le livre, prends mon téléphone, me dis que je devrais dormir un peu. Je déchiffre la signature puisqu’il est arrivé à la fin : Un homme heureux. Puis ce qui précède : je t’aime plus que tout.
J’aurais adoré être chanteur. Je me suis récemment mis au piano. Je prends des cours et peux m’accompagner par coeur sur Je suis malade. Je l’ai chanté à ma mère lors de son dernier séjour chez moi. À la fin de ma prestation, après un silence de quelques secondes, elle a levé la tête du dernier catalogue Leroy-Merlin et m’a demandé : « Tes voisins ne rouspètent pas ? »
Eric Romand ; Mon père, ma mère et Sheila
Ivre est Turner.