Mardi 8 décembre 2020

Il est l’un de ces caissiers qui travaillent au Super U. J’y vais souvent, au Super U. D, non, il n’y va pas, il n’aime pas, il trouve que c’est sale. J’y achète presque toujours la même chose, les achats sont mécaniques. C’est un peu partout pareil, mes achats sont mécaniques lorsqu’il s’agit de manger. La même pizza à la mozza et au pesto, les mêmes raviolis aux cèpes, la même tablette de chocolat, le même café, le même lait d’amande, les mêmes desserts chocolatés. Au Japan Market idem, mécanique, les mêmes edamame, les mêmes gyozas… oh parfois j’hésite ici ou là. À la Recharge, mécanique encore, les mêmes pommes, le même muesli, le même vin, le même gâteau basque lorsque ils en ont, c’est une tuerie, nous en avons ri avec la vendeuse samedi, j’ose toujours dire que cela devrait être interdit, ce truc. Au marché, mécanique aussi, les mêmes étals, les Portugais du 47, le fromager pour son Saint Marcelin, un coup d’œil chez le Grec… Oh parfois je flâne un peu mais est-ce que je regarde vraiment ?
Bref, je disais quoi ? Ah oui le caissier. Je crois qu’il ne travaille pas ici depuis longtemps, il est très jeune, il a les cheveux décolorés, carrément blancs, est-ce possible ? Je paye (pizza, raviolis, chocolat, lait d’amande…). Et alors il me dit : “J’adore vos habits. Comment c’est assorti.” Je le remercie, je souris. C’est tout. Je ne dis rien de plus. Mon esprit est déjà ailleurs : je pense au mot habits. C’est étrange, ce mot, là, dans sa bouche sous le masque. Un peu désuet.

Le caissier, il ne sait pas les images du matin. Personne ne saura les images du matin. Personne ne peut les voir. Elle montre peut-être ce qu’il y a de plus beau, parce que de plus sombre en toi. 

Lundi 7 décembre 2020

Nous nous étions amusés hier d’une métaphore bricoleuse, et de ces schémas presque enfantins qui accompagnent les meubles de cette marque pour laquelle tu travailles peut-être ou peut-être pas. Dans ce mystère qui t’entoure, il y a donc aussi des rires, et aujourd’hui encore, puisque te voilà donc.

Dimanche 6 décembre 2020

En d’autres occasions, j’aurais peut-être fait semblant de rien, je n’aurais rien dit de toi, j’aurais laissé traîné une image, le grain d’une peau tenant ton appareil photo, et j’aurais divagué sur la matinée passée entre amis, à la recherche d’un mobilier en rupture de stock. Certains en voyant l’image se seraient demandé si… Pourtant, je sais que, dans ce que tu as d’inatteignable, je peux tout dire. Il n’y a aucun défi à relever. Il n’y a pas l’attente du mot du lendemain, ou plutôt elle n’a pas le goût que j’aurais sans doute aimé qu’elle ait, ce goût qu’elle a avec D peut-être en ce moment.
Il y a les reliefs d’un partage qu’ici j’ai déjà envie de mettre en exergue, puisque nous nous sommes dit qu’il y aurait peut-être, à l’horizon, une amitié entre nous. C’était amusant et joli, de se dire cela, de prévoir ce que cela pourrait donner. On pourrait lire cela dans des carnets d’adolescents, ne crois-tu pas ?
Alors me voici sur tes images. C’est là que quelque chose se produit. Tu cherches sur moi quelques détails que je n’aime pas vraiment, puisque ce sont les traces du temps qui s’est installé, les traces des 46 ans, ce nombre dont on s’étonne, dont on ne sait pas quoi faire. Mais elles sont là, c’est que tu veux regarder, alors je te les laisse, bien entendu, elles ne sont pas qu’à moi, il est drôle de penser que nos visages nous appartiennent entièrement alors que nous sommes les seuls à ne pas les voir tels qu’ils sont. 
Ce quelque chose qui se produit, c’est ce partage créatif. Je sais que c’est ce qu’il me manque ici. Je te le dirai plus tard, après que tu m’as envoyé les images. Dans cette ville où l’amitié est forte de quelques initiales, il manque un A majuscule mais il manque aussi ça, un partage né du faire. Est-ce toi ?

Samedi 5 décembre 2020

Peut-être aurais-je pu percer un peu plus le mystère qui t’entoure. Mais tu n’es pas venu. Fébrile, tu m’as dit être. Peut-être était-ce ton corps, cette fois, qui donnait un signe. Peut-être que, lorsque tu es venu mercredi m’apporter la petite boîte jaune qui m’aiderait peut-être à aller mieux, je t’avais transmis un petit chose, juste le temps que tu as été là, oh si peu, une fraction de minute, un petit rien mais réconfortant.
L’après-midi, j’y ai cru encore.
Mais tu as renoncé.
Et puis il y a eu cette chanson de Joni Mitchell.
Elle m’en a rappelé une autre, qui hante toujours cette période de Noël.
Et que j’ai bien sûr chanté.

 

Vendredi 4 décembre 2020

Il serait tard, le froid pincerait, folie photographique de vouloir capturer autrement les bords de Garonne perdus dans la nuit ; il n’y a personne. Il n’y a vraiment personne et la nuit m’enveloppe. Au skate-park je lutte, le lieu a la photogénie des ombres et des courbes, mais pas de celles qu’on caresse autrement que des yeux et que A montrera : “des vagues, des collines, des dunes” écrira-t-il.

Mardi 1er décembre 2020

Ainsi tu reviens, parfois. Entre chaque visite, les mois sont amples. A chaque fois, il y a quelque chose de nouveau, quelque chose que ta jeunesse t’offre, une audace, une boucle, aujourd’hui ces ongles vernis, un peu écaillés déjà. Et ce si beau pantalon. “Zazou ?” zozoterait-on.
Tu es un peu moins timoré peut-être. Moi aussi je crois. Ce que tu montres de toi, ailleurs, ce que tu fais lire, ailleurs, est sans doute l’espace qui t’aide à devenir celui que tu deviens, dans cette affirmation d’être soi. C’est aussi l’espace, puisque fait de mots et d’images, qui nous relie lors de nos absences ; des mois, dis-je.
Tu es peut-être déjà celui que je voulais être, à cet âge qui est le tien, sans alors le savoir, sans jamais avoir eu la beauté douce et brutale de ton visage, sans jamais avoir osé le vernis. Les pantalons, si.
Encore de toi je fais des images. Tu aimes. Tu es venu aussi pour cela, pas seulement pour être là, quelques heures, à partager mon espace de travail pour rendre le tien moins solitaire. Et le mien, donc.
Sur celle-ci tu n’aimes pas tes cheveux, alors d’un geste brusque tu les aplatis. Je ris. 

Lundi 30 novembre 2020

Alors, parmi tout, nous parlons de l’écrire. Il y a sur la table basse un livre, dont le titre contient le mot absence. Cela me parle, ce mot, elle est partout, l’absence. Tu ne le sais pas forcément, car tu n’as lu que ce projet-objet, que tu as imprimé, annoté : quelques pétouilles, dis-tu.

Samedi 28 novembre 2020

Tu avais été un moment d’espoir, il y a quelques jours. Oh ça n’avait pas duré longtemps, mais encore j’en ris, tellement je peux rire de moi dans ce que j’exprime de fulgurant parfois, dès qu’une petite lueur brille, dès qu’une petite surface se craquelle ; cette fois j’avais pris E à témoin. Tu m’avais abordé pour me féliciter de mes images, j’allais en faire autant. Nous avions donc parlé d’images. Et continué à en parler après que tu avais précisé les contours de ta vie amoureuse. Ça changeait tout et ça ne changeait rien.
Ce matin nous nous sommes rencontrés. Il y avait bien sûr cette lumière d’hiver, si belle, si belle qu’on en oublie le froid, sur ce pont, démasqués. Je ne savais pas encore si ta photogénie, claquant devant le bleu du ciel, ferait portrait. Je ne le sais pas encore.

Vendredi 27 novembre 2020

Il dit mon nom, je me retourne. Il me dit que le scanner montre en effet que c’est un peu gros, mais que ce n’est pas inquiétant, que c’est normal, que plein de gens ont ça. Il me rassure sur un autre point, mes yeux s’écarquillent, mon esprit se soulage. Il est jeune, ses cheveux sont frisés, il doit être amusant quand il n’est pas au travail : il a une bonne tête derrière le masque, là, debout derrière ma chaise, dans l’espace d’attente des scanners de l’hôpital, un espace étrange que ce coin de couloir où passe les patients, en une allitération alitée, donc.

Jeudi 26 novembre 2020

Creuser, dans le peu qu’il y aurait à montrer. Voir dans les replis d’un vêtement de sport en matière synthétique, peut-être, l’allégorie d’une quête intérieure. Et puis, chercher encore à faire rire. Mais la voix est plate malgré l’accent chantant ; mardi on avait pu en jouer, du ton du président, en jouer autant qu’il joue, avec les mots, les pauses et les doubles consonnes sur lesquelles il s’applique comme j’aime tant le faire le soir, quand personne ne m’entends lire, puisque personne ne m’écoute lire.

Mardi 24 novembre 2020

Ce journal pourrait alors devenir celui d’un objet littéraire en attente. Il pourrait aussi être celui de l’attente d’O, car combien manque-t-il ! O c’est toute une histoire, de mots surtout, des mots, des mots, ceux qu’on aime et ceux avec lesquels on joue. Mais soudain, il est onze heures, le revoici. Il a lu l’objet et il sait quoi en dire, il sait toucher, il sait offrir. Alors je lui réponds presque muet : je dis “Eh ben.”

Et puis plus tard il m’offre ça : “Qu’est ce qu’aimer un homme ? Qu’il soit là, et faire l’amour, rêver, et il revient, il fait l’amour. Tout n’est qu’attente. / Tu n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence.” C’est d’Annie Ernaux. Encore un beau cadeau.

Lundi 23 novembre 2020

Hier soir j’avais franchi le pas. Je t’avais envoyé le pdf. Je m’en étais libéré.

Déjà tu me réponds. Tu reprends mes mots, tu dis que ce n’est pas du tout fou, ni insupportable. Tu dis que c’est simplement beau. Tu dis que ça t’a fait rire, sourire et même un peu pleurer (un tout petit peu) des fois. Tu ajoutes que c’est purement moi et vraiment beau. Je relis cela : tes pleurs. Je relis cela : c’est purement moi. C’est purement moi : c’est beau cette formule et sûrement tellement vrai, de dire ça, tellement vrai dans ce que cela dit d’un morceau de moi, ce moi qui nomme un livre Présence de l’amour à l’intérieur.

Et j’ai ton accord. Cet objet, peut-être, vivra.

Or, je suis dans le tram. Il est tard pourtant, 20h10 : le travail m’engloutit parfois.

Donc je suis dans le tram. Et je pleure. Un tout petit peu.

Dimanche 22 novembre 2020

Alors on invente des histoires. Alors on se voit. C’est simple, il fait beau, j’apporte des gâteaux. Quand on ne se voit que tous les deux, c’est toujours autre chose. C’est toujours pour se dire autre chose. Pour se dire encore que nous sommes pareils, toi et moi. C’est inestimable, d’être pareils : ça offre des sourires, ceux qui viennent de ces connivences. C’est reposant, d’être pareils : ça offre des silences, ceux qui viennent de ce qui n’a pas besoin d’être expliqué. C’est amusant, d’être pareils : ça offre des audaces dans ce que l’on dévoile, puisque nous ne le sommes pas tout à fait, pareils.
Mais, pareils ou pas, c’est si bien d’être là. Tandis que nous déjeunons, je réalise que j’ai loupé notre anniversaire. C’était le 13, je crois ; pourtant je n’en dis rien. Peut-être nous serions nous étreints ? Tu avais, ce soir-là, voulu me dire que tu étais dans une situation particulière. Mais nous étions pareils, déjà.

Samedi 21 novembre 2020

Il me fixe. Je suis en train de faire le tour du quartier après avoir fait les courses : quelques légumes et fruits de saison. Je ne me suis pas encore demandé si les poires Conférence sont devenues des poires visio-conférences : ça ne me viendra à l’esprit que là, sous vos yeux, à 0h47.
J’ai pris en photo un coin de rue : des toits baignés de soleil. Et donc il me fixe. Il est évident qu’il me prend pour quelqu’un d’autre, mais mon cerveau creuse tout de même pour s’assurer que je ne le connais pas. Je marche encore un peu, quelques pas, je le regarde, il me regarde, je m’éloigne encore un peu, hésitant, tourne une dernière fois la tête et le voilà qui me fait signe : il veut que j’enlève ma casquette. Je m’approche de lui et m’exécute. Il me demande de l’excuser : ce n’était pas moi qu’il croyait voir.
Ainsi les seuls contacts humains pourraient-ils naître du fait de ne pas être reconnus par des inconnus, ou quelque chose du genre, quelque chose d’absurde, pas plus absurde que cette attestation, sur laquelle tu dis que tu vas te promener, parce qu’il faudra peut-être dire à un agent de police que tu es en train de te promener, que tu as commencé à te promener à 15h17, bien que du sac dépassent quelques poireaux.

Vendredi 20 novembre 2020

Je te dis que je suis là. Si besoin, tu le sais. Je peux venir. Prendre un train. Qui d’autre que moi ? Tu dis que non, que tu vas te débrouiller, malgré la douleur, malgré les mouvements qu’il t’est presque impossible de faire, encore quinze jours au moins, un mois peut-être. Puisque tu n’es pas seul chez toi dominant l’horizon.
Encore tu me racontes comment tu as caressé la main de l’infirmier tandis que ton épaule reprenait place. Un, deux, trois, disait-il. Un, deux, trois, répétait-il. Tu es un peu honteux. Et nous rions encore.

Jeudi 19 novembre 2020

Alors ta joie : depuis ton île de pluie, ton avenir sur le continent européen se dessine. Dans un recoin la mienne, joie, mineure peut-être face à ton bonheur à peine exprimé – tu n’as plus de batterie. Elle vient de la tienne : elle s’y emmêle, dans cette joie et dans une syntaxe osée. Elle vient aussi de l’assurance que nous nous reverrons, même si je n’ai pas la rêverie soudaine d’un château en Espagne où tu m’attendrais, même si je sais que rien de vraiment fou ne viendra avec ton retour, sauf ce qu’il y a de meilleur entre nous, sauf ce qu’il y a de précieux, même si ce rire grave qui est le tien est source de tumultes.

Mercredi 18 novembre 2020

Il y avait eu hier ce petit caillou lancé dans la phrase prononcée à l’autre bout du fil. Mais je n’avais dis rien. C’était quoi ? Maladroit ? Inconscient ? Vache ? Cette fois-ci, je saute sur l’occasion : je propose qu’on en parle de tout ça, non pas du caillou mais de ce qu’elle voudrait, de ce qu’il faudrait, de ce qui n’est pas super, etc., je suis constructif, d’ailleurs il y a ce truc qui attend, d’ailleurs, etc. D’ailleurs quoi… D’ailleurs pfffff…

Lundi 16 novembre 2020

C’est par exemple ce soir que je pourrais t’appeler. Comme convenu hier entre nous. “Dans la semaine” on s’était dit. J’avais réinstallé cette application sur laquelle nous nous étions rencontrés. J’avais vu ton image, cette image, restée dans les favoris, et j’avais cliqué. Je croyais pouvoir passer inaperçu en regardant ce petit bout de toi et de nous, mais l’option était désactivée. Tu avais donc vu que j’avais vu. Alors tu m’avais écrit : une interpellation courte. J’avais répondu en utilisant le même adjectif. Je te le renvoyais, j’insistais : no it’s you. 
Nous ne nous étions pas écrit depuis le 18 juillet. Le 17 tu m’avais demandé s’il y avait des “exciting news”, c’est-à-dire des vacances, un mariage, un voyage. “A mariage? Yeah, come!” j’avais répondu en faisant suivre cela de deux smileys hilares alors que je ne riais pas et que tu le savais.
Bien sûr souvent je pensais à toi. Bien sûr souvent je pense à toi. Je ne voulais pas t’écrire. Je ne voulais pas t’appeler. Pas avant d’avoir fini. Pas avant d’être sûr et de te demander ton adresse et de t’envoyer ça, ce qui traine, là, sur la table, cette histoire de nous deux, dont la maquette, maintenant que j’en ai imprimé un exemplaire, ne me plait pas. Elle ne sied pas à la lecture. Elle ne sied peut-être plus, non plus, à autre chose qu’à être un brouillon, et à mon vœu de voir cela édité. Est-ce que tu es d’accord ? Je ne sais plus si moi-même je le suis. J’ai parfois envie de tout enfouir. De te faire disparaître.
D’ailleurs H m’a répondu.
Elle m’a dit qu’il fallait que je me dépêche.

Dimanche 15 novembre 2020

Moi je m’en fous moi de la température, l’humidité, la moisissure, la lumière… Elle a raison si tu veux mais j’m’en fiche… Le cinéma c’est vivant, c’est pas un truc dans une boite fermée dans un musée que plus personne ne regarde et que plus personne ne touche. Le film voilà ça s’projette, donc ça s’use ça se raye y a des poussières, ça gondole, voilà mais c’est la vie, c’est la vie de la pellicule, comme la vie d’un homme.
::: Boris Lehmann ; Documentaire sur France Culture

Samedi 14 novembre 2020

Il y avait déjà bien longtemps que je marchais au travers des pinèdes, beaucoup plus vastes, au demeurant, qu’on aurait pu l’imaginer d’après les gravures.
À quoi rimait pour moi de marcher, et encore marcher dans des lieux plantés uniquement de pins… ? Pourquoi diable est-ce que je continuais d’avancer si ces pins, eux, ne se manifestaient pas d’avantage… ? J’aurais mieux fait, d’emblée, de reste en place, de fixer de près un arbre et de jour à qui rirait le premier !
::: Natsume Sōseki ; Le Mineur

 

Vendredi 13 novembre 2020

Nous dérivons, nous voilà au Sénégal. Tu me parles d’une île, d’un cimetière. Tu me parles des couleurs, des gens souriants. J’interviens avec le microbiote. C’est soudain moins poétique, moins beau. Mais peut-être tout autant étonnant.

Jeudi 12 novembre 2020

Il est à peine 23h. Soudain te revoilà. Tu me dis que tu aurais dû aller te promener avec moi dimanche. Je te réponds qu’il n’est peut-être pas trop tard.

Mercredi 11 novembre 2020

Soudain un bruit étrange. J’ouvre la fenêtre, curieux. Dans le ciel noir, les oies blanches, couleur de la lumière de la ville.

Lundi 9 novembre 2020

Les mains de Paul font merveille. Gabrielle ne se lasse pas des mains longues de Paul. Elle sait depuis le début qu’il partira, qu’il la laissera, parce qu’elle a seize ans de plus que lui et qu’elle lui a tout appris des femmes, ce qu’un homme comme lui ne saurait pardonner à aucune femme. Paul est un jeune chien un sauvage un rusé ; il fait sa cour, il butine, il coule des regards de velours, il s’aiguise, il s’affute, il a vite appris ; il plante ses crocs, il sera capable de tout, il ne sera pas recommandable. C’est son type d’homme, elle le sait depuis longtemps ; elle sera déchirée, comme jamais elle ne l’a été, c’est le prix à payer, le prix de l’ivresse.
::: Marie-Helène Lafon ; Histoire du fils.

Soudain, hier, était apparu le mot goulée. Ce mot, c’est celui de ma mémé, à l’heure de la collation, une petite goulée, c’était des tartines de pâté, de beurre et de chocolat Poulain. Parfois on en grattait les carrés, les petites épluchures recouvraient l’épaisseur du beurre, ça donnait un tout autre goût ; le pain était tendre. Hier, c’était dimanche, justement, ç’aurait pu avoir ce goût, vers 17h.

Il n’est pas étonnant que l’écriture de Marie-Hélène Lafon, qui m’a encore accompagné ce soir, me ramène à cela, à autrefois, ma grand-mère Raymonde, aux habitudes de la campagne, à l’accent et au patois saintongeais, à la terre. Peut-être à Lucette aussi, mais l’écrivaine chétive n’a pas son gabarit.

Elle nous échappe, la terre, celle qu’on touche, elle nous échappe, nous citadins et souvent je dis que ça me manque, un jardin, un petit lopin. Elle se fait discrète, la terre, sauf sur quelques légumes, circuit court, goût long.

Il y a, dans le livre de Mauvignier terminé samedi, un livre fleuve, livre torrent emportant des caillasses, il y a ce personnage que j’aime tant, ce personnage de paysan, ce lieu, ces vaches à peine offertes aux lecteurs par quelques mots, et la terre donc. C’est, je crois, au fond de moi, une des raisons pour laquelle j’ai aimé le livre : la présence de ce qui m’a fait, la campagne, celle qu’on touche, qui sent la betterave hachée, le fumier, celle qui coupe la luzerne à la faucille et où les mains frottent le tissu rugueux du grand sac dans lequel on la fourre. 

Dimanche 8 novembre 2020

Il est tard. Avant d’éteindre je me dis que je dois me relire. Comme cela m’arrive parfois, sur le petit écran du téléphone, c’est Google qui m’amène à mon journal. Mais cette fois, mon regard se pose quelques lignes plus bas.  Je découvre qu’il a parlé de moi. Je clique. “Cryptique, musique, poétique,” dit-il. Je souris. Je valide. L’adjectif “amoureux” complète le tout. Je souris. Je valide. D’autant plus que je sens que ça manque, oh pas uniquement pour la peau, mais pour l’écriture, pour la légèreté, pour la musique et le cryptique.

Alors je vais sur le réseau social bleu, le cherche, clique encore, messagerie. Il y en a déjà un, un message. Un seul. Ni bonjour, ni bienvenue, ni rien. Les politesses doivent être perdues ailleurs, un vieil email, quelque part ou nulle part dans le cyberespace où personne ne nous a entendu crier. Le message date du Oui oui je viendrai le 7 juin. :))”
Il était venu ; les tirages étaient trop sombres. Nous nous étions dit, là, dans la boutique où un petit échantillon de la blogosphère était venu voir ma première exposition, que nous déjeunerions ensemble. Nous ne nous sommes jamais reparlés, je crois. Il n’y a pas eu de déjeuner. Parfois je vais sur son blog. Je ne sais pas très bien pourquoi : je n’en lis aucun.

De temps en temps, sur le réseau social, j’ai regardé ses photos, celles où il pose avec ses amis. Je regardais un autre.

A présent je sais donc qu’il vient ici. Il me demandera peut-être qui est l’autre. Je sourirai.