Samedi 5 septembre 2020

Je garde ainsi de toi quelques objets de cuir. L’un d’entre eux pourra, comme aujourd’hui, être à mon poignet. Un autre, depuis samedi déjà, enveloppe mes cartes de visite. Mon nom, mon identité, ma peau sont donc encore en contact avec toi.

La soirée d’hier avait posé d’autres jalons. Cette dernière matinée a clairement précisé un futur différent et a dit ou redit, parmi tant d’autres choses, la frustration et la distance nées du sommeil et de la présence de M sur un agenda fragile. Enfin notre au-revoir à l’arrêt de bus a curieusement offert un quelque chose que je n’attendais pas, rejoignant alors ce qu’hier soir je t’avais dit. Mais à quoi bon que tu me surprennes, si finalement c’est ton silence, après mes mots légers et ma chanson, qui s’impose ?

Je pars ensuite visiter l’exposition sur les sneakers. Je t’avais dit plus tôt que nous aurions dû aller la voir ensemble, et trouver ainsi dans cet agenda fragile de quoi partager. Alors le sujet – les chaussures – qui était revenu à plusieurs reprises dans la matinée, aurait-il offert un geste : des pas. “Step by step“, avais-tu dit justement, souviens-toi, tandis que peut-être, je rêvais d’enjambées.

Jeudi 3 septembre 2020

“J’ai rencontré un mec… Tellement beau ! Et fonctionnaire en plus !”
Z.

Tram, retour du travail. Il a acheté des plantes. Il porte un pantalon beige, taché sur la cuisse droite. C’est peut-être l’eau des plantes. Sa braguette est un peu ouverte, je crois. Je regrette de ne pas avoir pris mon carnet : il est sur la table de nuit. Je l’ai laissé là en me demandant si par curiosité tu l’ouvrirais. Juste comme ça, pour voir. Pas pour lire. Ou peut-être pour lire. Peut-être que j’avais envie que tu lises cette langue dont tu sais si peu et que j’ai écrite fatigué.
Depuis quelques temps j’ai retrouvé cette habitude. C’est-à-dire que j’avais écrit sur la plage et mardi soir, en t’attendant. Les mots ne glissaient pas si bien, sur le papier, j’avais un peu mal au poignet et le stylo bille ne me convenait pas. Je ne savais pas exactement ce que je devais écrire sur nous, dans ces lignes. Sinon ton sourire, parfois. Sinon ma patience. C’est dans le mail que je m’envoie, face au garçon et aux plantes, que j’évoque cette absence de toi (ou de nous) quand nous sommes ensemble. Je ne sais pas encore que le soir, longuement, nous dirons ce que nous essaierons de dire.

Mercredi 2 septembre 2020

Tu portes cette chemise crème, aux motifs sombres et floraux, comme des coups de pinceaux et je pense à Soulages. Depuis hier il y a M, cet ami profitant de ta semaine ici pour venir, lui aussi. Toujours il sera là, dans un trio parfois reposant, te permettant des silences. Mais il y a ton rire, parfois, en éclats graves, comme celui d’un enfant.

Mardi 1er septembre 2020

La lumière est encore basse à travers les rideaux et les portes fermées. Dors-tu? Je laisse un mot sur la table ; ton sommeil pourrait orner des paragraphes entiers de ce journal, tellement il est sujet à discussions, difficultés, expériences, surprises. En cela, dans la nuit, nous sommes loin.

Lundi 31 août 2020

La tablée est joyeuse ; chacun y découvre de nouveaux visages.
Lazy fucker, tu avais dit un peu plus tôt, à propos de toi-même, m’ayant laissé préparer le dîner. Ce serait peut-être dommage, de ne noter ici que ces mots, puisque tu as su aussi, de ce sourire que peut-être l’alcool avait aidé à apparaître, en trouver d’autres, et être autre, soudain, à la porte de la cuisine. “Calme-toi“, aussi, diras-tu, dans un français hypnotisant. Quoi encore ?
Tu me rappelles celui que j’ai été avec d’autres, dans ces moments nouveaux, hésitants et incertains, dans nos présences à la fois libres et imposées.

Mardi 25 août 2020

La nuit était encore noire. sous le ciel sombre et lourd de neige, le quartier était plongé dans un calme profond. Lorsqu’ils se mirent à marcher, le chemin craqua comme si quelque chose se cassait. Avec leur seule chemise collante de crasse sous leur vêtement de velours, Ishida et Saitô sentirent le froid à même la peau. Tout leur épiderme en devint douloureux. Bientôt, ils furent tout engourdis, sans plus sentir ni leurs doigts ni leurs orteils.
Tous sortirent, les bras maintenus fermement par un agent.
::: Takiji Kobayashi ; Le 15 mars 1928

Tout en déjeunant, nous parlons du peut-être de toi. C’est un peu plus tard que R ouvert alors son sac à dos, fouille au fond, et en sort des cailloux. L’un d’eux, le plus petit, tendu vers moi dans un sourire radieux : un porte-bonheur, disons.

Tout en dînant, nous parlons du peut-être de toi. J n’a pas, dans son sac, de cailloux ; il pense en revanche aux montagnes. Je lui dis que j’ai revu ton sourire, qu’il me manquait les mots pour répondre à tes questions.

Samedi 22 août 2020

C’est joli, comme ça, d’y aller tous les trois. C’est joli, vos yeux, chacun à leur manière. Ceux de L, lumineux, et que mon appareil photo, prolongeant mon regard, ne cesse de chercher depuis son arrivée. Ceux de Z, sombres, dont on a déjà tout dit. C’est joli, comme ça, Versailles, ensemble, dans ce trio que vous m’offrez avec votre jeunesse, délicate pour l’un, fougueuse pour l’autre. C’est joli, je suis bien. Et puis rieurs, nous revoilà chez R, et c’est joli, encore.

Vendredi 21 août 2020

Ça fait comme des petits pieds qui bougent, elle m’avait dit. Et puis je suis revenu : Metz avait été brève, quelques heures, le temps d’un bonheur dû à Susanna (Fritscher) et (Yves) Klein. Des retrouvailles avec eux, chacun à leur manière, avant d’autres, puisque J le soir, presque deux années avaient passées, à peine pouvions nous y croire, à tous ces silences surtout. Pourtant tu sais que tu es toujours là, ton visage, là sur l’étagère de mon appartement, ton visage cogné par l’asphalte, d’une beauté qui…
R aussi, encore, soudain, inattendu, attendant ici, déjà hier que n’avions-nous partagé en rires et folies ! Mais R n’a jamais été des silences, R c’est quelque chose, et peut-être que jamais assez, comme d’autres, je ne dirai combien il est là, peut-être que c’est le piège d’ici, au hasard du flux et de la langue, il y a des absences qui ne sont pas messages.

Jeudi 20 août 2020

Ainsi faut-il quitter, déjà, ces paysages inédits qui m’auront ravi, surpris, enchanté, par leurs courbes et leurs lumières, leurs étendues et leurs limites, leurs détails, que sais-je encore, leur présence et bien sûr, leur horizon, leurs ciels et tous ces nuages. Ainsi faut-il nous dire au-revoir, déjà ou encore, et autrement, après ces quelques années de peu qui, là, en haut d’une crête, au bord d’une vache, au fil des soirs frais et des soleils couchants, nous auront offert de partager ce que l’on n’avait jamais dit. Surtout m’auras-tu fait partager de ces lieux, tout ton amour et tout ce que tu en sais ; c’est inestimable. Comment te dire alors, une fois de plus, merci ? Comment le dire pour être à la hauteur de ce que tu m’as offert ?
Voilà. Nous nous disons au revoir tandis que nous avons pour partie, devant nous, ce que nous ne savons pas. Disons tout de même que tes lendemains sont plus attendus, les miens plus rêveurs.

Lundi 17 août 2020

J’élargis ainsi mon inventaire des paysages aperçus, entre Paris et Clermont-Ferrand, lorsque le regard quitte les pages ou l’écran ou les mains de la dame de la place 92 ou le bras tatoué qui passe ou le masque et les yeux de la vendeuse ambulante qui n’a pas de café et qui s’approche de mon visage alors que je fronce les sourcils et tends l’oreille.

Mercredi 12 août 2020

Il pose les cafés sur la table, et dit quelque chose qui contient “Messieurs Dames” et que je n’entends pas ; j’ai l’esprit ailleurs. “Moi c’est Monsieur, pas Madame.” précises-tu. Il rectifie, dit “Excusez-moi !“, sourit comme nous sourions, peut-être en jetant un œil sur tes ongles couleur turquoise.

Plus tard, installé à ton bureau, mes yeux se porteront sur ce morceau de papier punaisé – une punaise dorée – où il est écrit :
iel iels
ellui elleux
cellui celleux
J’aime l’idée que la langue française soit secouée par ces constructions dé-genrées ou plutôt réagenrés, oui c’est ça, réagenré, rangement / dérangement / réagencement du genre. Il y a là aussi un acte politique, de transformer les mots. Est-ce que ton corps aussi est politique ? Et surtout est-ce que je te connais parce que c’est politique ?

Cela rejoint cet article du Monde Diplo, lu à la piscine de Lectoure, j’avais mon nouveau maillot de bain violacé et l’eau n’était pas si froide. Mizubayashi Akira y parle de la langue japonaise, coercitive, donnant au tutoiement et au verbe faire des formes hiérarchiques, donnant – mais ce n’est pas le sujet de l’article – à son apprentissage un degré de difficultés auquel toujours je me cogne, même si, avec le temps, je l’apprivoise.

Cela rejoint aussi la conversation d’hier avec B, mon coiffeur. Avec B, nous nous tutoyons depuis ce rendez-vous de janvier. 18 années nous séparent je crois, il m’avait dit “Oh je vous fais la bise” avant que je propose un “tu”. Nous n’avions pas encore parlé de l’intime de son métier. Hier, après le shampooing, nous nous sommes donc souri.

 

Mardi 11 août 2020

Je pourrais alors écrire dans un carnet, rien que pour moi, ce qu’a été cette journée, pour ne rien en oublier. Je me demanderais ce qu’il y aurait à dévoiler ici, alors que j’aurais envie de tout dire ici, tellement le tout est joli, simple, amusant parfois, souriant toujours, et puis fort, oui fort, soudain, parce que l’on a partagé toi et moi l’émotion produite par l’exposition d’Irma Blank au CAPC, et que cela m’a fait un bien fou, encore plus fou parce que ce n’était pas prévu : déjà nous nous étions dit au revoir. Déjà, deux fois, oui deux fois, nous nous étions dit au revoir. Sur ce trottoir face au salon de coiffure puis sur mon pas de porte avant que R n’appelle pour reporter mon arrivée et pour nous offrir tout ça sans le savoir. La troisième fois ne fut peut-être pas la plus difficile, puisque il y avait eu ces heures inattendues qui prononçaient plus fermement le mot “bientôt“. Elles avaient aussi dit le mot “encore“, puisque tu m’avais demandé quels étaient mes mots préférés, et que j’avais parlé de ceux que j’aime écrire : “ainsi”, “encore”, parce qu’il font glisser les phrases. Et puis “ailleurs”. Alors, au revoir, il fallait lâcher ta main : déjà nous nous étions accrochés, temporalité folle d’une rencontre qui donne envie de s’élancer, même si l’on sait ce que cela peut donner sous l’effet des questions qu’on n’a pas encore posées, du vent et des orages d’été, un paf, un pschittt, un bof.
Déjà tu m’avais regardé repasser ; tu avais mis du Debussy. Déjà tu m’avais dit que tu parlais beaucoup, déjà nous avions ri de ce qui trainait chez moi et des espaces blancs du musée, déjà nous aurions pu danser. Déjà la langue espagnole revenait, dans cette alternance de fluidité et de heurts, dans ces zozotements castillans qui n’étaient pas pour toi : tu viens de ce pays qui aurait pu ne pas me faire exister. Déjà tu m’avais montré ce que tu créais, ces lignes ou ces petits objets de cuir, que tu avais enroulés là. 
Une photographie pourrait nous illustrer. Peut-être que je choisirais ton sourire de 12h38, peut-être la veine de mon bras que tu avais attrapée avec mon Nikon. Déjà nous avions partagé cela, déjà nous aimions les mêmes images : tu avais dit “Non, pas celle-là, elle montre trop.”

Dimanche 9 août 2020

Lectoure. Énième édition. Nous quatre. Une star de la téloche, son mari et son bébé GPA. Une chaleur qu’on essaye de taire. Et des images. Oh pas que des images, parfois ça tirlipinponne du côté des installations. Mais des images, parfois belles, mais une tendance à quelque chose de vaporeux dans les travaux montrés et je ne sais pas comment m’y accrocher totalement. On finit par le numéro 2, l’intime, tout ça… tiens, un journal !
J’ai alors le sentiment profond que le monde est absent, et l’Autre avec lui. Je repense à ce que m’avait dit Pascal B sur la possibilité pour l’intime d’être politique. Je sais que ça, personnellement, je n’y parviens pas. Je sais que je l’ai cherché au Chili. Je ne sais pas si c’était là, aujourd’hui, sur les mur et les panneaux. Je n’ose pas vraiment dire non.