Samedi 30 septembre 2017

Je quitte Valparaiso sous une pluie discrète, qui s’intensifie en allant vers Santiago. A travers les vitres du bus, teintées et embuées, la route est baignée d’un ciel bas. A l’avant, un message défile pour nous prévenir que le véhicule est en excès de vitesse. Et donc ?

Destination Arica. Ce matin encore, on me demande pourquoi j’y vais, pourquoi si longtemps. À l’aéroport, cette pluie incessante qui tombe en silence me rappelle la maison. De Kyoto. Mais est-ce utile de préciser, je ne crois pas qu’il y ait d’autres lieux que je puisse ainsi appeler La maison. Regarder la pluie sans bruit m’étonne : là-bas on ne pouvait l’ignorer lorsque qu’elle tombait sur le toit de métal. Beaucoup de détails ici me ramènent au Japon : cet océan que j’évoque, nos échanges par courriel, ta présence là-bas, les tremblements de terre, cette position opposée sur notre grande planète, les maisons aux façades de tôle, les visages bridés des portraits d’hier, les amis de Kiki, les amis des amis de Kiki, P. Et ce téléphone, dans lequel sont logés les souvenirs de la dernière année et qui finalement retrouve un certain usage suite à la disparition de l’autre – me diriger sur une carte, traduire, photographier.

Le vol entre la capitale et Arica dévoile, une fois les nuages oubliés, un paysage uniforme, une étendue de terre brune, des variations d’altitudes traçant des lignes sur les cartes, avec au loin la cordillère. L’avion longe le pays au-dessus du Pacifique ; parfois, les nuages semblent ne pas oser entrer sur la terre, ils caressent les falaises, les plages. Et puis l’on s’approche, Arica dévoile sa silhouette triangulaire au milieu du désert avant l’atterrissage. Voilà. J’y suis. Le taxi vers la ville traverse le presque rien et me confirme ce que j’attendais sans rien savoir, une photogénie. Les rues, la vue depuis l’appartement, le taxi collectif pour rejoindre le centre… les images sont comme je l’espérais et pourtant loin de cette écriture que je cherchais à étoffer. Et c’est tant mieux : elles me surprennent.

Vendredi 29 septembre 2017

Il y a, sur la limite droite de la carte postale que l’on me donne, le visage fantomatique d’une petite fille. Apparu sur l’image probablement en raison d’une pose longue, il fait partie de la légende du lieu, une histoire de morte dans la cave que je n’écoute par très attentivement. Nous venons de marcher quatre heures, le parcours se termine dans ce restaurant, le « Bar La Playa », j’ai faim, mon regard parcourt le lieu et dans quelques minutes j’aurai, sur la table recouverte d’une nappe à carreaux, de quoi me satisfaire malgré la présence de betterave, racine dont la couleur me sied plus que le goût terreux. La visite, en français, m’a entraîné dans les quartiers Artilleria et Playa Ancha, via celui du port. On ne racontera pas ici quatre heures de quasi monologue de la guide, passionnée, dont je n’ai que rarement osé rompre les silences pour poser des questions et la marche pour prendre des photos. Peut-être, tout de même, notera-t-on ici que la dictature a fait fermer tous les bordels de cette ville de marins, ce qui laisse à penser que le militaire pouvait être en désaccord avec le régime sur certains détails.

En parlant de cette petite fille morte, le patron et la guide prononcent le mot « La Mafalda » ce qui me fait revenir en mémoire les bandes dessinées du même nom. J’étais alors trop jeune pour comprendre le fond de ces petites histoires et le sens profond du nom de cette amie qui s’appelait Liberté, mais je me souviens très bien d’un élément qui m’interpelait : les fins de mois difficiles dont se plaignait le père.

J’évoque un peu plus tard ce souvenir d’enfance avec Àlvaro, qui me montre son quartier et les recoins que j’avais manqués lors de mes balades en solitaire (et les gens l’obligent à se taire ?), et avec qui je visite une exposition sur ces peuples de la Patagonie pris en photo entre 1918 et 1924 par Martin Gusinde. Ce même travail photographique avait été montré à Kyoto l’an passé, et je me souvenais des émouvants portraits, plus que de la question anthropologique. Mais cette fois, c’est une émotion beaucoup plus forte qui m’étreint. Est-ce dû au fait que je suis là, dans ce pays, à seulement 2000 km de leur territoire ? C’est surtout dû au fait que je prends conscience de la souffrance de ces gens, à l’absurdité occidentale de vouloir les habiller – habits qui leur apporteront de surcroîts moultes maladies. Je n’ai jamais vu une tristesse aussi grande sur des visages photographiés, et c’est décidément le sujet du jour, lorsque Àlvaro me parle du quartier, qui porte de nom de « Alegre ». Joyeux pour les couleurs, mais pour le reste, il me confirme ce que j’avais ressenti hier, une certaine tristesse des habitants et en tout cas un certain retrait.

Jeudi 28 septembre 2017

Pas de guide au rendez-vous de 10h30. Tant pis. Ce sera pour demain peut-être. Un double expresso sur la plaza Sotomayor. Et puis un regard appuyé sur le port. Le texte sur la stèle de Christophe Collomb est une sorte de jeu pour cruciverbistes, un quart des lettres s’étant détachées – on se demande qui est le malin à l’esprit vengeur qui l’a fabriquée. Les guides lancent des « laaanchaaa » et autres paroles mâchouillées par la diction chilienne pour nous inviter à un tour en bateau. Les chiens errent, comme partout dans la ville. Les touristes glissent 100 pesos pour un œil dans une jumelle, mais cette femme à la chevelure blonde et bouclée ne regarde pas du bon côté. Deux témoins de Jéhovah papotent derrière leur panneau. Cet homme en maillot de foot bleu clair finit par enfiler son blouson ; il fait frais. Un mendiant me demande quelques pesos. Et la petite fille en rouge qui court après les pigeons s’échappe invariablement de mon cadre, se cachant dans un dernier élan derrière ce numéro 5 caché par un blouson.
Alors je pars, longeant cette avenue sans âme entre l’océan et la ville. Je note des petites choses, une ambiance. Et je note que je suis encore sur une limite géographique, là, le long de ces barrières surplombées de barbelés qui, ici ou là, dans leurs circonvolutions, donnent des allures florales à ce front tranchant. Je finis par prendre le métro, depuis la stations « Francia », jusqu’à « Portales ». La plage. « Playa no apta par el baño « , comme à Seignosse lors des vacances de Pâques, souvenir évident. La surprise vient des oiseaux. Des pélicans que je n’attendais pas. Ils sont nombreux, par là-bas, en contrebas de la halle aux poissons, alors je m’approche, mais non, pas plus, des gens dorment, je comprends que ce peut être un territoire à part, alors je fais demi-tour, m’assied là, derrière ces trois filles, rejointes par deux garçons, l’un est un vrai ragazzo, une gueule d’ange en débardeur qui vous emballe tout ça en une fraction de rien, le temps d’un clignement d’œil. Celui-ci dessine. Et puis le vent, le sable et tout le monde rit.

Le métro à nouveau. Un garçon en sweat-shirt rose lit de la poésie. Me voici à Viña-del-Mar, la voisine de buildings. Rien ne m’y attirait, je crois que j’ai tout fait pour ne pas y passer trop de temps, mais il fallait un peu de contenu pour l’écriture, comme ce punk en pull fuchsia allongé dans ce canal, enlaçant (qui ?). Je grimpe pour un recoin charmant de cité, quelques rues valparaisiennes, la vue sur l’océan, cette étendue sans dimension qui me sépare du Japon, en bouche le goût d’un café.

Le métro à nouveau. Demi-tour. Hôtel California en version guitare et flûte à bec. Vous souriez ? Je riais. Je ris moins en revenant dans le quartier où je loge, grande pauvreté, la place est un univers, une cour des miracles. Je sens que cette ville, maquillée sous des couleurs joyeuses qui vous emportent dès le premier regard, est triste.

Mercredi 27 septembre 2017

Je regarde Valparaiso, ses couleurs qui brillent sous le ciel voilé, ses collines embrumées, cet océan infatigable. Chez Neruda ou dans les cimetières, je regarde l’histoire, j’essaye de m’y plonger et les mots doucement donnent corps à la fiction. Je ne sais pas si ce plaisir d’écrire, qui est parfois plus fort que le plaisir des images, aboutira à cet objet attendu et pour lequel je suis ici, grimpant avec douceur ou bringuebalé dans un micro-bus. Je sais au moins, sous cette espèce de folie, que je lui aurai donné sa chance.

Lundi 25 septembre 2017

J’avais suivi les conseils d’Eduardo pour aller au marché central. Il y avait eu sur le chemin l’odeur des fleurs d’oranger. Le lieu était comme tous les marchés de tous les pays, un espace animé, un labyrinthe coloré, sentant le poisson. Au centre les tables de bistros des restaurants ; ici ou là on pouvait grignoter, je crois. Il y avait ces voix que j’ai enregistrées, ça braillait, un marché quoi… et puis hésitant car je craignais d’être en retard au rendez-vous avec P, je suis tout de même allé dans la direction de ce quartier, de l’autre côté de la rivière, un autre conseil d’Eduardo. La foule sur le pont, j’hésite, je sais que c’est risqué, P a assez insisté. Je vérifie le parcours avant de traverser la route, glisse mon téléphone dans ma poche, avance, je tiens fortement mes affaires. Sauf mon téléphone bien sûr, qui part dans les mains d’un pick-pocket la fraction de seconde où je finis par jeter un œil à cette main qui me tape dans le dos malgré ma résistance pour ne pas me retourner sur ce geste douteux. Trop tard. Je comprends très vite. Un vieux monsieur me dit qu’ils sont partis en courant. Je fais de même, mais pas pour les mêmes raisons.

Trois ans de vie japonaise m’ont habitué à une légèreté, idiote sous d’autres sphères et hémisphères, et donc à un téléphone sans système de protection qui aurait pu tomber dans d’aussi sales mains à Paris. Mais j’imagine le petit voleur local se débarrassant vite de la carte sim et effaçant toutes les traces pour mieux vendre, sur un marché sentant le poisson ou au fond d’un parking sentant l’essence et l’huile de vidange, l’objet aux lignes délicates gâchées par une protection en plastique. Effaçant les sons, les images, les messages, les contacts, les visages, les mois écoulés depuis la fin du mois de mai à cette table de jardin. Effaçant un bout de ma vie. Les changements de téléphone engendrent déjà cette même angoisse de ne plus avoir accès à certains souvenirs écrits, ces petits messages distillés… mais que de toute façon on n’aurait jamais relus. A peine, parfois, se demande-t-on quel était le jour où…
Cette disparition plus violente sur le moment n’engendrera très bientôt que le même sentiment d’avoir mis de côté à tout jamais des petits morceaux de vie. Rien de plus. Il ne faut voir qu’un objet disparu sur un continent inédit même si l’on peut faire le constat symbolique que, en emportant ce dernier cadeau, ce pays nous sépare encore un peu plus.

(Je vous passe pour l’instant le sketch des douze travaux d’Astérix pour déposer plainte, pourtant on aurait fini par se marrer… revenez plus tard, on ne sait jamais…)

Dimanche 24 septembre 2017

Aller au Chili me confronte, évidemment, à l’histoire du pays et à une réalité moins légère que le sentiment de liberté que j’évoquais hier. Le Chili porte encore les stigmates des années de dictature, 44 ans après le coup d’état. Ainsi, hier, passant devant une maison où des banderoles évoquent cette période, P m’explique que ce fut un lieu de torture. Il me raconte l’utilisation des fours de l’Université pour faire disparaître les corps. Il me raconte sa grand-mère, sympathisante du pouvoir, pourtant empoisonnée avec une minuscule dose d’arsenic lors d’une fête et morte des années plus tard des effets du poison ; il ne comprend pas très bien non plus cette contradiction et m’explique dans une grimace que oui, sa famille était sympathisante pour des raisons économiques.

Cette journée, évidement parsemée des couleurs chaudes des rues, va sans que je l’ai prévu sur les traces de ce passé déchirant, déchirant toujours le présent. Par la visite de La Chascona, la maison de Pablo Neruda, fortement détériorée lors du coup d’état. Par la visite du cimetière, un moment long (à propos duquel je prévois d’écrire bien plus que cette phrase), un moment long comme la liste des noms sur le mur des exécutés politiques. Par mon passage sur la place d’armes, où soudain je regarde autrement ces personnes austères sortant de la messe avant qu’une procession de la Sainte Vierge n’anime la place par une sono catholique envahissante. Par une dernière image, celle d’une maison comme les autres, dans le quartier « Londres ». Aqui hubo muerte, écrit en lettres rouges sur le soubassement de la façade. Aqui torturaron a mi hijo, écrit en lettres jaunes sur la partie basse de la porte. Et des prénoms, blancs. Blancs comme leur visage effrayé. Blancs comme leur fantôme.

 

Samedi 23 septembre 2017

Je crois que finalement nous sommes perpétuellement poursuivis par les chansons d’amour, tristes à Venise quand on ne s’aime plus ou joyeuses perché ti amo. Poursuivis en voiture, en l’occurrence, via la playlist d’Eduardo car mes hôtes m’emmènent ce samedi petit-déjeuner puis déjeuner loin du centre-ville et dans des lieux qu’on qualifiera de non-touristiques, pour ma grande joie sociologique, allant d’un petit-déjeuner dans une station-service à un déjeuner dans un centre commercial m’évoquant mon séjour à Chicago, évocation pour laquelle je vois ma vie défiler : il y a vingt ans déjà…

Au fil de cette journée, qui se poursuit dans le charmant quartier Italia (façades colorées, boutiques branchées, bars agréables et magasins d’antiquités), les conversations naviguent entre le Chili, la France, l’Argentine d’où est originaire Claudio et le Japon qu’ils ont visité en mai dernier. Cette coïncidence, ou plutôt ce glissement du calendrier, nous amuse et nous relie. Sur les photographies défilant sur la tablette un peu plus tôt, il y avait leurs sourires heureux et le vert des érables. No te extraña el Japon ?, me demande-t-on. J’ignorai ce verbe, alors il répète en anglais : Est-ce que le Japon te manque ? Je ne sais pas quoi répondre, je bafouille un Oui et non, c’est flou et compliqué, pas aussi net que toutes ces couleurs qui nous entourent, disons que j’avais comme envie d’éviter ce pays mais qu’il s’impose et que par bonheur ses contours s’adoucissent. J’ai donc envie de mal-traduire cet extrañar pour me demander à moi-même si le Japon m’étreint.

Vendredi 22 septembre 2017

Deuxième jour. Entrer dans la bibliothèque de l’Université du quartier me fait prendre conscience de l’étouffement français : je m’apprêtais à montrer l’intérieur de mon sac à ce type en costume qui n’était qu’un employé lambda au milieu des visiteurs et qui bien évidemment se moquait éperdument du fatras que je traine avec moi. Le Chili n’est pourtant pas un pays sûr, tout le monde me dira de faire attention aux voleurs à la tire – tous les guides disaient la même chose de Prague – mais il flotte un sentiment de liberté évident, gâchée de mon côté par cette attention permanente. Même liberté au Musée des Beaux Arts, pur jus architecture néo-classique française accessible gratuitement. Si des remakes de films d’Antonioni me donnent envie de fuir – et pour cause – je suis joliment étonné par l’approche d’une exposition temporaire mais je ne vais pas m’y étendre car je n’ai pas le temps. Pas le temps car l’Amérique du Sud débarque sans crier gare lorsque j’arrive sur la Plaza de Armas. De la musique, une foule de spectateurs autour de quelques danseurs, je suis happé par ce grain de folie, cette liberté encore. Une fois ce petit monde dispersé, je vais et viens sur la place au milieu d’une foule, qu’on dira bien sûr bigarrée, qui discute sur les nombreux bancs, fume de l’herbe, tapine – oui oui -, joue aux échecs… J’y prends mon temps, je nage dans cet ailleurs coloré et vibrant, j’y puise l’énergie et la simplicité qu’il me manque peut-être, regardant en souriant ces gens chantant « no se puede sonseguir a la naturaleza« . Tellement emballé, je reviens après être allé voir la Moneda et le Centre culturel du même nom. La foule entoure un type qui raconte des blagues devant la cathédrale (dans laquelle mon petit tour fut bien rapide), le même transsexuel attend au pied du même arbre, le monsieur est ses petits chevaux attend encore des enfants. Je les regarde comme autant d’éléments visibles d’une société que je cherche à décortiquer faute d’arriver à la photographier, tout comme je regarde la multitude de vendeurs (jus de fruits frais, pochettes plastique, fleurs en bois, cadenas, semelles…), les cireurs de chaussure, les marchands de glace (hela hela helaaaadooo !) trimbalant simplement une grande boîte en polystyrène, ou les vendeurs de journaux aveugles hurlant le nom du quotidien sur San Antonio.
Et puis là-bas, je m’arrête à nouveau devant des musiciens. Musique encore continentale, les voix m’évoquent les Boliviens de mon enfance, l’émotion est là, dans ces contrepoints et ces sonorités. Mais lorsque les paroles se politisent et que des personnes âgées lève le poing en reprenant « el pueblo unido jamas sera vencido« , je me dis que j’avais bon dos d’écouter la Mano Negra pendant qu’ils cherchaient peut-être encore leur fils disparu.

 

Jeudi 21 septembre 2017

Mon premier jour sur le territoire chilien commence à 4h30, heures locales. On pourrait alors parler du douanier qui me fait la leçon sur le fromage que j’avais déclaré (mais qui n’avait pas les mentions réglementaires sur la moindre étiquette, faute d’étiquette) et sur la chaotique nuit de sommeil terminée sur une banquette de l’aéroport. Mais mon premier jour chilien commence plutôt lorsque le soleil se lève, offrant une lumière brumeuse sur cette cordillère qui nous frôle. Entre elle et moi, des grues de chantier. Un café, un bus puis un taxi – puisque ma toute nouvelle valise a déjà une roulette cassée – aux tarifs bas et rassurants et me voici à destination. Du douzième étage ce 297 Carmen, où je vais loger quelques jours, la ville dessine ses contours qui sont des points de repère et une évidence continentale : les collines de la ville et les cimes andines enneigées, qui, selon du point où l’on se trouve – tel les hauteurs de S. Lucia où les touristes donnent des coudes -, caressent avec élégance les sommets des buildings, une élégance cependant diluée dans un smog qui transforme la plus massive des montagnes en un fantôme d’un bleuâtre hésitant.

Car voilà, j’y plonge, dans cette métropole parsemée de drapeaux, deux jours après les fêtes patriotiques. Je cherche d’abord un pourquoi mais je finirai bien par m’y abandonner. Je la regarde avec tous ces détails ayant déjà fait signe depuis la vitre du bus. Un slogan pour la Patagonie, « donde termina el mundo, comienza tu aventura » pourrait résumer ce voyage ici. Je regarde la flore, j’écoute les habitudes de langage, je note cette version instrumentale et rythmée de Bambino en me battant avec la version locale d’un sandwich haut comme les buildings alentours, j’apprends du serveur comment fonctionne la prepina (le pourboire), j’avale tout cela dans de grandes respirations, les yeux ouverts. Bien sûr je regarde les visages, seuls éléments différenciateurs dans un monde de vêtements globalisé ; je ne suis pas au Japon où mon premier séjour m’avait embarqué dans un univers de motifs. Et bien sûr il y a cette langue, ce quelque chose qui vient des tripes et qui sort avec difficulté mais bonheur.

Mais c’est surtout au hasard d’une marche interminable que la ville m’offre une frontière, la coupure entre ses méandres et une forêt à flanc de colline, et une illustration à ma quête.

// Ce journal ne pourra reprendre et décrire point par point les mille et un détails, pensées, notes, rédigées ou enregistrées. Vous l’aurez compris et vous en avez l’habitude.

 

Mercredi 20 septembre 2017

Je dirai pour commencer cette évocation des jours et des années de mon enfance que le seul personnage que je n’ai pu oublier fut la pluie. La grande pluie australe qui tombe du Pôle comme une cataracte, depuis le ciel du cap Horn jusqu’à la Frontière. Sur cette Frontière – Far West de ma patrie – je naquis à la vie, à la terre, à la poésie et à la pluie.
Ayant beaucoup vu et beaucoup circulé, il me semble que cet art de pleuvoir qui s’exerçait comme une subtile et terrible tyrannie sur mon Araucanie natale a cessé d’exister. Il pleuvait des mois entiers, des années entières. La pluie tombait en fils pareils à de longues aiguilles de verre qui se brisaient sur les toits ou qui arrivaient en vagues transparentes contre les fenêtres ; et chaque maison était un vaisseau qui regagnait difficilement son port sur cet océan hivernal.
Cette pluie froide du sud de l’Amérique n’a pas les violences impulsives de la pluie chaude qui s’abat comme un fouet et qui disparaît en laissant le ciel bleu. Bien au contraire, la pluie australe se montre patiente et continue à tomber interminablement du haut du ciel gris.

Pablo Neruda ; J’avoue que j’ai vécu

L’avion. Je pars. La soufflerie d’un sèche-main a redonné toute leur dignité à mes vêtements dans les toilettes pour handicapés de l’aéroport et glisse un sourire pour ce début de journal chilien. Je ne sais pas à quoi va ressembler ce voyage, voyage intérieur sur un nouveau continent, et dans une autre hémisphère qui retrouve une nouvelle saison, le printemps. Je n’ai jamais passé l’Équateur, je n’ai jamais passé une telle ligne ni toutes ces turbulences depuis des semaines pour lesquelles la ceinture est vaine.

Je ne sais rien de l’Amérique du Sud. Je crois avoir écrit la même chose sur un carnet le jour du départ vers le Japon en juillet 2011. En regardant la carte pour préparer ce séjour, j’en imaginais déjà d’autres, peut-être par un attrait plus fort que tout vers mon hispanité et cet ailleurs. Et je ne sais rien de Lima, dont finalement, le temps d’une escale de 6 heures, je n’aperçois juste avant la nuit que les pourtours de l’aéroport, là-bas, plissant les yeux pour mieux les deviner, étendues arides aux airs de western que l’aile de l’avion m’a empêché de décrire sur cette rangée 34. J’imagine donc Lima, dont le centre n’est pas si loin mais parfois inaccessible en si peu de temps – les bouchons – et si peu d’énergie – le jet-lag, le travail qui m’attend. Mais la joie se lit sur mon visage et mon compte Facebook, car je suis bel et bien là, au milieu des petits lamas porte-clefs, des boissons locales, et des appels de passagers dont je partage le nom.

Mardi 5 Septembre 2017

Alors il me dit qu’il va dîner avec ses cousins, et que ça l’inquiète : « Trop de questions. Trop d’énervement. » Trois heures plus tard il m’envoie une photo ; il est le deuxième à partir de la droite de l’image ; ils sourient tous les quatre. Celui à sa droite porte un tee-shirt sans manches, et ce détail vestimentaire me fait penser à un film de kung-fu, je n’ai pas peur des clichés même si je n’ai jamais vraiment regardé de film de kung-fu. Il leur a menti, il leur a dit qu’il avait une copine à Hong-Kong, qu’elle va partir aux USA. Les phrases (‘J’ai une copine Hong-Kong’) ont une grammaire approximative qui leur offre presque une touche poétique. Mais la poésie s’arrête vite : il écrit qu’il est triste. Puis « La Chine » suivi du petit drapeau rouge. Et « C’est le cauchemar« . J’imagine l’absence du sourire. J’imagine, de ce qu’il m’a raconté sur le risque de réveiller ses parents, que la maison familiale est toute petite, là-bas au bord de la mer. Pourtant il ne sait pas nager.

Lundi 4 septembre 2017

Trois années de vie japonaise m’avaient tenu éloigné du rendez-vous estival, photographique et amical qu’est le festival de Lectoure. Nous y voilà cette année en petit comité, c’est à dire en duo, Fred et moi, neuf ans après ma/notre première édition. J’ai toujours eu plaisir à m’y rendre, appréciant le regard pointu et donc le sentiment de venir pour autre chose que regarder des images. Quelques travaux exposés là-bas, dont celui de Frédéric Nauczyciel, ont radicalement changé ma façon de regarder la photographie.
Cette année, le festival se tourne un peu vers la rêverie, il regarde comment on peut la déplacer. Là où ma pratique s’ancre dans un inévitable réel, j’aime parfois me plonger dans ces images que je ne fais pas, ou si peu, ou plus, bref, flottements nuageux où l’humain s’égare, imaginaires où l’image n’est qu’une part sensible et légère d’un monde dans lequel l’artiste veut nous emporter. Le festival se tourne aussi vers d’autres formes. Ainsi, venu en spectateur d’un festival photographique, je dois affronter la surprise de me retrouver face à une installation, aussi belle soit elle. L’éclatement vers d’autres modes d’expressions confronte alors mon regard à deux surprises : le medium inattendu et l’objet en lui-même, en l’occurrence cette belle pièce intitulée « Le Refuge » de Stéphane Thidet. Belle… mais ai-je envie ou besoin d’être ainsi déboussolé ? Me tournant alors vers les images, je soupire un peu trop. Rien ne me surprend vraiment, rien ne me point – désolé, je suis en pleine relecture de Barthes. Certes il y a ce beau travail là-bas derrière, et ce nom que j’ai oublié plus tôt, les deux pieds dans le documentaire et le regard sur « nous », mais j’ai encore à l’esprit les deux cabinets de curiosité de deux autres lieux, poésie aisée en triste concurrence avec le joli, sincère et réel bric-à-brac emmaussien de Fred. Et puis je regarde la petite fille blonde, là-bas, au milieu de ses jouets. Je n’ai pas encore digéré la présence du Refuge, et je me demande ce qu’elle m’apporte, elle, ici, sur cette image, avec ce bruit de pluie qui envahit l’espace. Je me demande parce que je m’y regarde. Je cherche dans ce travail, en prise avec le quotidien du photographe, des réponses à mon propre travail. Peut-être que je ne pratique la photographie que pour ce qu’elle m’apprend sur moi-même, que parce qu’elle m’accompagne, qu’elle me grandit, qu’elle est une quête, une recherche, une prise de conscience, le support visuel d’un chemin intérieur.

Alors on prend une glace.

Vendredi 1er septembre 2017

Le bruit de la clé dans la porte. Je me lève, passe la tête dans le couloir, il pousse un cri, un bruit qui glisse entre la surprise, la peur et le soulagement. J’ai oublié de le prévenir que j’étais là, qu’il ne fallait pas qu’il soit surpris ou apeuré en glissant la clé ou en voyant une ombre ou une tête passer. Il s’approche, les mois passés depuis mai l’ont transformé : il rayonne. Les kilos qui le gênaient ont disparu, le bronzage est ensoleillé, le sourire italien, le verbe léger, l’enthousiasme au zénith, la maladie de plus en plus loin. En écrivant ce journal je comprends que je vois alors le garçon éclatant de 2004 que j’ai aimé. C’est lui, comme autrefois. Je suis là, comme autrefois. Je pense à la résilience dont nous parlions au téléphone la semaine dernière. C’est étrange et rassurant de voir les années nous donner une force, une relation particulière tellement franche et légère qu’il me dit un peu plus tard que je fais du bruit quand je mange, que j’ai peut-être pris l’habitude, sans le vouloir, sans m’en rendre compte, au Japon, et il me rappelle le prénom asiatique qui m’avait succédé dans les habitudes de cette table en formica jaune. Car c’est l’heure du goûter, alors il y a un café, de la confiture, comme autrefois. Plus tard je repasse, prendre mes valises. Fabienne est là, comme autrefois.
J’étais (re)venu un peu à reculons, ici ; je m’étais finalement un peu senti chez moi et c’était bien. Hier justement j’en parlais avec J : c’est quoi être chez soi ? se sentir chez soi ? d’où cela vient-il ? J’ai connu ça, je sais, au Japon. La maison, c’était chez moi. Car c’était chez nous.

Jeudi 31 août 2017

Alors on aborde l’après, le vertige de la réalité, tu dis les mots. L’après c’est aussi cette visite, là-haut, juste de l’autre côté du périphérique ; il faudra changer la déco.

Mercredi 30 août 2017

« Beaucoup de photos sont, hélas, inertes sous mon regard. » écrit Barthes au début du chapitre 10 de La Chambre claire. La suite développe cette idée, la creuse, mais c’est le hélas qui m’interpelle car il est à l’opposé de cette sélection drastique que j’opère actuellement et qui nait, ce soir encore, sous l’aspect de deux petits livres. Pas d’hélas pour moi car cela simplifie la tache que beaucoup de photos soient inertes. Pas d’hélas car la force de quelques images suffit à me combler.
L’un des livres, constitué d’une série de façades assez rigide, cherche cependant à déplacer ce sentiment, cette quête de l’image forte, vers la quête d’un ensemble documentaire qui nécessite suffisamment de photos éblouissant le regard. Alors viennent les questions et les idées farfelues en jouant avec les mots. Comment déplacer les façades, inertes par définition, vers autre chose ? L’opposé de l’inerte, est-ce l’erte ?

Mardi 29 août 2017

Au 50 avenue d’Ivry, l’ascenseur est toujours aussi lent. Ce train de sénateur conjugué à mon optimisme sur le temps de trajet, j’arrive un peu en retard mais à cette même adresse on ne tient nulle rigueur chronométrique. Il y a alors dans les conversations les souvenirs d’autrefois, les couleurs de peaux dues à cet été instable c’est à dire ensoleillé pour lui et nuageux pour moi, le plaisir et la curiosité que l’on tire d’une nourriture différente – macrobiotique ce soir -, mais pas cette petite envie de chanter, oubliée.

Lundi 28 août 2017

D’autres images à choisir, ordonner, calibrer. Des toboggans, un zèbre, une poule, des balançoires, une grenouille, un sanglier, des cages d’écureuil, un pingouin, un lapin, des polyèdres au milieu des herbes folles, un cochon, des éléphants. Beaucoup d’éléphants au départ, bleus pour la plupart. Il en restera trois sur les 30 pages. Dont un rose, pas tout à fait rose, le temps et le manque d’entretien – tellement peu japonais ? – transformant le pachyderme en une triste bête écaillée au milieu d’un bestiaire tout aussi fatigué. Et puis une autre bestiole japonaise, beaucoup d’entretien : gros plan sur le biceps profitant du soleil.

Dimanche 27 août 2017

Il est de retour après Barcelone la tourmentée et Venise la belle. Depuis le Rosa Bonheur il me fait signe, m’écrivant à propos du bar, sans que je sache jamais pourquoi : « I’m coming back to Paris for this shit. »
Il cherche pourtant à me dire de venir, mais son clavier probablement en français écrit « Cone » puis « Côme » puis « Comme ». J’en ris. Puis il arrête. Et devient muet. Therefore i don’t come. Et Lana del Rey continue de chanter.

Samedi 26 août 2017

Des fleurs. Ici et là. Violacées pour la jardinière, tranchant avec cet horizon de feuillages et façade blanche. Jaune tournesol pour le vase, une touche dans le salon rappelant la teinte lumineuse du long couloir parisien. Et puis un noir et blanc. Les Ailes du désir, Wim Wenders, beauté spectaculaire provenant surtout du texte, ces sous-titres traduisant cette langue allemande que j’essaye de comprendre, en vain et en souvenir du printemps 1997. Et soudain, le visage de Bruno Ganz m’en évoque un autre. Je suis frappé mais pas certain. C’est peut-être la similitude du noir et blanc, le grain de l’image, le profil vers là-bas. Je le note, fais quelques copies d’écran, hésitant à vérifier ou à rester sur la poésie des souvenirs, terreau d’écriture.

Vendredi 25 août 2017

Alors mon regard se porte sur la date : 25 août 2016. Un an. Le séjour sur la côte de la mer du Japon se terminait et j’avais accumulé des photographies prises presque à chaque arrêt du train — et il y en a eu tellement ! —, photographies que j’avais enfin décidé de sélectionner ce vendredi soir puisque la fête chilienne avait été annulée.
Les images sont des quais de gare, des espaces vides, des feuillages, des toits, parfois un voyageur, des inconnus ; bien sûr nous n’y sommes pas, sauf dans un reflet. J’avais, nous avions beaucoup regardé les gens monter et descendre, aller et venir entre leur maison et leur entreprise, entre leur quartier et leur collège, entre deux habitudes, parfois ils voyageaient eux aussi, rarement ils venaient d’ailleurs. Via ce petit écran, il est possible que je ne cherchais qu’à regarder les lieux, c’est l’explication que j’ai aujourd’hui mais je ne sais plus vraiment pourquoi j’ai tant de vues sans toute cette population locale, sans tous ces gens qui, parfois, me voyaient à travers la vitre et qu’on retrouve ici fixant l’appareil et dorénavant le spectateur.
Cette coïncidence du calendrier me trouble. Je la regarde comme je regarde toutes ces photographies où je regardais le béton, les buissons, l’horizon. Les couleurs, que j’avais décidé de saturer pour éviter la froide fadeur par défaut du Huawei, offraient le souvenir suranné des cartes postales de mon enfance, dont les trains de bord de mer sont pourtant absents.

Jeudi 24 août 2017

Je ne sais rien d’Anatole France ; les poésies de l’école primaire se sont envolées. Mais y en-a-t’il eu ? Je sais en revanche que le hasard m’a entraîné d’une école d’Argenteuil pourtant son nom à une rue de Levallois portant son nom et qu’il était prévu que j’aille sur un boulevard portant son nom, ailleurs encore mais je ne sais plus où. Argenteuil, dira le lecteur surpris. Argenteuil, triste mine à l’heure du déjeuner, qu’en est-il lorsque la ville bruisse un peu plus ?

Mercredi 23 août 2017

Les images imprimées dans deux petits livres et récupérées ce mercredi donnent à voir autre chose. Oh bien sûr il en manque, la sélection a été dure, contrainte par l’objet standardisé, mais les voici qui essayent de donner un sens, qui cherchent un sens ; ou peut-être ne cherchent-elles qu’à être elles-mêmes, c’est-à-dire les souvenirs nets d’une aventure, d’un ailleurs, d’un regard sur ce qui m’entourait. Je ne cherche surtout pas à me détacher, surtout pas, et revoir les images sous cette forme donne — continuer de donner — corps et force à ce qui a été.
Je pense en permanence à cette phrase de Gilles Clément : Le paysage, c’est ce qui reste en mémoire quand on ferme les yeux. Il me faut donc poursuivre et bâtir encore, à partir de ces souvenirs photographiques, un paysage. Un paysage kokoro ai-je noté dans mes brouillons, en hommage à cette petite phrase de Y sur mes souvenirs kokoro. Ou plusieurs. Paysages kokoro.

Mardi 22 août 2017

C’est pour le boulot. Alors j’y vais. Bof. Pas motivé ; d’ailleurs les aménagements extérieurs auraient besoin d’un coup de jeune pour attirer l’indécis comme moi. Dans les premiers couloirs rien de surprenant : ça n’atteint pas le spectacle de cet observatoire sous-marin dans le Shikoku, sublimé par la valse des poissons.
Et puis soudain. Des méduses. Puis d’autres. L’animal tant craint est un astre virevoltant lentement dans le noir de l’aquarium. Images du monde flottant, votre irréelle beauté me fascine.

L’autre animal est un mouton. Sur le logo d’une boutique de chaussures. À moustaches. Le mouton, pas la chaussure. Alors il fait la grimace en goûtant le pastis. Non, pas le mouton…

Lundi 21 août 2017

田んぼに雨がおりました
私は  あなたのことを考えました
田んぼに雨がいいでしょう
あなたのいは  悲しいでしょう

Extrait du poème « La pluie sur la rizière    est-elle triste ?  »
Shizue Ogawa ; Une âme qui joue – les ailes

 

Samedi 19 août 2017

– And you are an artist too?
– No, i’m his dentist.

Et me voici à Taïwan-des-Arts-sur-Seine, l’occasion d’apprendre à dire Bonjour en chinois et de parler sapes avec un Sénégalais à la magnifique jupe longue dont les motifs sont une rêverie, la teinte pistache une douceur. Et puis la lumière du jour baisse, rendant celle des néons encore plus violente mais offrant de la photogénie à quelques couleurs vives. La fête se termine à l’heure prévue, le dentiste taïwanais et son mètre 85 passe la grille grinçante, pull orange vibrant sous la lumière des réverbères, un orange assorti aux tâches qui parsèment ma chemise ; splash avait fait le petit morceau en retombant dans l’assiette en carton.

Vendredi 18 août 2017

Être ici, dans ce quartier, me confronte au passé. Je revois les visages. Il y a aussi tout ce qui, ici, au 383, n’a pas changé. Cette poussière peut-être.

Et puis il y a se qui me connecte à l’avenir, comme cette soirée chilienne, ailleurs, la Butte aux Cailles, tablée joyeuse, bruyante, roulant les rr, les yeux qui brillent et la chemisette aux petits perroquets. On se donne rendez-vous là-bas, on s’étonne de me voir partir si longtemps au nord, on me dit qu’il ne faut pas manquer ce lac de sel au sud de la Bolivie, on me propose d’exposer, je m’envole, on m’embarque.

Jeudi 17 août 2017

Il y a ce moment à marcher. Le sable du Luxembourg. Ces paroles. J’écoute. Parfois, un peu, je ne dis rien. Tu m’as demandé, un peu plus tôt, Et la photo ? Ma réponse a été aussi évasive que ma pratique. Il n’y pas vraiment d’images. Voyez ci-dessous. Il y en a quelques autres, mais je les garde, elles sont à moi. L’intime photographique a rarement eu sa place ici. Les gens du Louvre ils sont là, bien sûr, lundi, ils sont là et ils marchent, ils passent, ils sont à tout le monde. Je me dis aussi que je les montre peut-être parce que, eux, je pourrais les oublier. Je me demande ce que j’ai raconté en montrant ces quatre photos, lundi. Et puis j’oublie de te dire que la confiture est bonne. Ici, encore, je dis tu.

Le langage est une question qui me taraude, je pense à ma façon de dire, ici, je pense à ce qu’on exprime par quelques mots, quelques images. Je pense au langage photographique, j’y pense, je sais qu’il faudrait que j’aie un minimum de propos construit et je lis à ce sujet, il y a Barthes par exemple qui est revenu dans la pile des livres, il y a aussi cette Leçon de photographie de Stephen Shore. Je pense à tout ce que je n’écris pas, depuis toutes ces années agglutinées dans la colonne de droite ou ces années disparues, cette part manquante que sont les images, les blancs, les points de suspension. Je pense à ce que je suis en train d’écrire, de livrer, je pense que je cherche à dé-taire, et que ce néologisme sonne comme « déterre ». Faut-il creuser pour gagner en profondeur ? J’y pense encore plus après ce que tu m’as donné, donné à regarder, pure émotion. Ton langage le plus beau, je crois, est fait d’images en mouvements et des mots des autres. Alors sur l’écran il y a mon visage. Et Duras. Je me suis toujours dit que c’était indépassable, Duras, c’est l’adjectif qui me vient souvent, indépassable, sans trop savoir expliquer pourquoi, à cause de la fulgurance au milieu du presque rien, sûrement. Aujourd’hui encore, là, dans cette douleur et cette impuissance qui se confrontent, elle frappe. Et ça se termine en hiver, sous les rires d’autrefois.
Et je n’ai pas les mots.

Mercredi 16 août 2017

C’est l’aube. Les portes de Pékin sont encore prises dans la brume, comme si la ville entière sortait du bain. Le secret des tombes était une forme de la politesse chinoise ; le brouillard en est peut-être une autre. Cette buée entre les gens qui les empêche de se toucher, de se dévisager, cette façon de se dissimuler la face pour la sauver, cette ville au fond de la mer, cette lumière poudreuse à mi-chemin entre l’eau et la soie, c’est encore la politesse, mais c’est déjà la peinture.

Chris Marker, Dimanche à Pékin.

Il lui dit Revenez bientôt. Elle soupire. Elle dit Je ne vous aime pas. Quatre fois. Je n’vous aime pas je n’vous aime pas. Je n’vous aime pas je n’vous aime pas. Le désir reste ouvert sur cette porte qui se referme. Il est plus d’heure du matin, et je reste là, devant ces quelques secondes. Je les filme. Je les rediffuse. Ils se mettent en boucle. Ils s’acharnent.

Mardi 15 août 2017

Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques – torves, on l’a dit.

Pierre Michon, Les Onze

Elle s’arrête. Se retourne. Regarde mon pantalon. Sourit. J’y réponds. Elle avance, bafouille, gênée, m’interroge. Oui c’est symétrique, lui dis-je. On parle un peu, c’est bref mais léger. Je vois que ça ne vous a pas dérangé, me dit-elle. Alors le lecteur comprend qu’enfin j’ai osé.

Dimanche 13 août 2017

Elle et moi venons de renseigner une sexagénaire perdue face aux couleurs des lignes et à sa destination trop loin pour apparaître. Sa poitrine déborde de manière vertigineuse de son décolleté multicolore puisque malgré tout c’est l’été. « Vous prenez des trompe-l’œil en photos ? « , me demande-t-elle. Sa question tombe comme ça. Poum. Sans savoir d’où elle vient, sinon de sa propre fascination pour les décors à la craie dont recouvrent les esplanades des hommes en quête d’un peu de monnaie et de regards ébahis. Je réponds que non. Non. Elle ne comprend pas que le RER A soit coupé. Elle trouve qu’il y a encore beaucoup de Parisiens. Je lui parle donc de la clientèle de Décathlon, hier, des touristes étrangers, demandant Is this french ? et ravis d’acquérir à bas prix de l’équipement sportif de qualité et bouleversant totalement mon regard (effleuré) sur cette marque. Sentier ; elle descend.

Samedi 12 août 2017

Au détour d’un regard pourtant fixé sur le plan du métro, Th, qui va, filant. Je m’interpose et l’interpelle, ses yeux s’ouvrent en grand. Il me demande si, je lui précise que… Il questionne Japon ?, je le félicite Film !  
Et le laisse filer.

Vendredi 11 août 2017

Prenez soin de vous. Le livre de Sophie Calle, rose, brille sur les rayonnages de la librairie. Son titre fait écho, avec ce soupçon de vouvoiement étincelant et délicat pour une histoire d’amour qui se termine, aux derniers mots que tu as prononcés sur le trottoir quelques minutes plus tôt. Aux autres mots, quelques phrases précédentes, je n’avais pas eu de réponse. Comme muet, je ne formule rien, rien ou à peine le réel qui m’englobe dans sa douceur ou sa violence, tout dépend qui regarde la scène.
Dans cette librairie je regarde autour de moi, avec l’impression soudaine que tous les ouvrages racontent quelque chose de nos vies, qu’il y a là un petit bout d’histoire, puisque évidemment la nôtre passe par les images. Il y avait eu au réveil les tiennes sur l’écran. Les miennes parmi. Conjuguées. Ton regard sur ça. La maison. La distance. La beauté des contrepoints. Les contours ont bougé mais les murs sont debout, les baies laissent passer la lumière, une autre lumière et quelques fantômes poussés par le vent viennent souffler sur les voilages.

Une autre librairie, une quête, et les poèmes d’amours de Pablo Neruda, qui m’accompagneront.

Alors il traverse la rue, après que je l’ai attendu encore.

Mercredi 9 août 2017

I don’t smile. It causes wrinkles. 

La chanson est perdue dans la playlist ; on pourrait la ranger dans le rayon des ritournelles qu’on n’ose pas avouer écouter. Je n’avais jamais vraiment écouté que le refrain baigné par le tutoiement et l’amour. Mais soudain le reste des paroles s’impose, ses yeux se posent ici et ailleurs, elle part, et elle se sent vide pour courir vers l’autre, celui à qui elle chante tout cela.
Mais je retourne vers ces nouvelles musiques, reçues et donc découvertes, et me retrouve happé. Happé par LP. Helpé ?

Mardi 8 août 2017

Voici ici l’arbre, l’arbre
De la tourmente, l’arbre du peuple.
De la terre se dressent ses héros
Comme les feuilles sous la sève,

Et le vent fracasse les feuillages
D’une foule bruissante,
Jusqu’à ce que la graine
Du pain à nouveau aille à terre.

Pablo Neruda : El Canto general

Les contours prennent forme, les dates s’ancrent et la poésie s’immisce au milieu des conseils pratiques. On rêve alors de compter les étoiles dorées.

Lundi 7 août 2017

Le texte, qui est le journal de la quête photographique, ne se soumet pas aux images et les contredit à peine. Ce n’est qu’un morne jeu de réflexions qui confronte des photos à un texte banal, et pourtant l’alliage des deux fiascos est fascinant, haletant, que se passe-t-il donc ?

Hervé Guibert ; Suite vénitienne
in La Photographie inéluctablement.

Parc des Buttes-Chaumont, un banc. La journée décline. Je lis l’épais ouvrage de Guibert, toujours en quête de réponses, d’outils pour les projets, de citations, de nourriture. Quelques traits au crayon dans la marge, ici ou là. Le bonheur s’était peu de temps avant glissé au croisement des rues de Belleville et des Pyrénées, en apercevant la Tour Eiffel sous le ciel bleu, certes un peu grisé à l’horizon. Ici, paisiblement, la lecture est joliment froissée par des langues de tous les continents, des enfants au rire fou, la respiration des coureurs.
Le temps m’appartient. Je le laisse doucement filer mais je cherche à le dompter, à y emboîter les taches diverses à réaliser mais elles débordent de leur case et cette candidature n’est donc toujours pas envoyée. La distance qui me sépare des ailleurs inconnus semble aussi prendre un autre aspect avec l’organisation du voyage tout là-bas : je foule la terre de Lima, je regarde les montagnes qui bordent Santiago, je caresse les couleurs de Valparaiso, je plonge dans l’océan qui embrasse Arica, je m’épuise dans le désert d’Atacama…

Dimanche 6 août 2017

Je t’ai écrit. Tu me réponds. Le même objet de message : « Dimanche ». L’écriture est belle. Elle me surprend. Ce que tu racontes aussi et le mot menthol s’envole par la fenêtre.
Par ma fenêtre, le ciel bleu. Attirant ? Non. Je reste là. Coquille. Repos. Silence. Lit. Quelques images. Lentement, déplacer le regard.
Nuit. Lit. Lire. J’ouvre cet ouvrage de David Favrod acheté au Bal sans l’avoir feuilleté, parce qu’il se nomme Hikari. Je lis. Et je me demande si une force surnaturelle existe : le texte d’introduction parle de la mémoire, de la photographie en tant que medium théoriquement et potentiellement le plus à même de capturer les souvenirs, de ce photographe – David Favrod, donc – qui questionne son identité et ses origines car son grand-père était japonais, et de son travail de surimpressions, collages, etc. : « In this way a new visual structure is created, which transcends the limitations of photography and creates completely new pictorial spaces ans possibilities for narration. In this way, the artist not only succeeds in portraying what cannot be portrayed, something that is often iherent in memories and dreams, but also playfully questions the medium of photography in its function of recollecting. » Les souvenirs et les rêves, réunis dans cet impossible de la représentation… Que faire de ça ?

Samedi 5 août 2017

« J’ai pas trouvé ça palpitant. Y a beaucoup d’photos d’misère. »

Vendredi 4 août 2017

« Je déteste les gens comme nous. »

Choisir. Prendre cette tasse que tu m’avais offerte, plus solide et parfaite pour le café du matin et cette autre, jaune soleil. Dans un élan vaguement optimiste imaginer un entretien et choisir quelques cravates, ce pantalon, la veste. Ne pas s’alourdir mais emporter les trois jizos : wishing, hoping, smiling. Prendre la poupée, légère, présence qui me suivra. Réfléchir aux projets et glisser des livres dans la sacoche. Oublier de jeter un œil à l’intérieur du petit meuble rouge. Se demander pourquoi l’infinitif, parfois, s’impose ici, mais aujourd’hui savoir pourquoi. Pour imposer une distance. Je me regarde : je me revois refaire les gestes, hésiter sur ce que je garde de toi, prendre de l’utile et du symbolique, et j’écris, oh pas grande chose, juste ça.
Alors je prends la poupée pose à ma droite ; sa tête bringuebale, comme alourdie par le sommeil. Touché par son visage fragile composé de quelques traits et points, je n’avais jamais prêté une attention particulière aux deux pèlerins dessinés sur son corps. Je viens justement d’écrire qu’elle me suivra. Mais je ne souris pas devant cette coïncidence, troublé qu’ainsi elle s’invite.

Jeudi 3 août 2017

Et puisque qu’après tout ce périple me voici place Pigalle, me voici vite au Bal. Expo Magnum, sobre comme il faut, images sélectionnées sans éclats, dans la recherche évidente de la limpidité et du respect du métier ; presque s’y prosternait-on. Je lis les citations parsemées, j’y vois parfois des réponses, puisque cette pratique est une interrogation perpétuelle. Ici une image forte devant laquelle je reste pour un visage. Là les enfants de Santiago en 1955. Je note dans un carnet quelques mots, ceux d’un photographié récalcitrant car il font écho à cette scène vécue un peu plus tôt, à Pierrefitte. Vous me demanderez alors ce que je faisais à Pierrefitte. Mais je vous parlerai de Garges, de son centre commercial et du bien nommé café l’Arc-en-ciel où, ben non vous comprenez, on ne sert plus à manger depuis longtemps.

Mercredi 2 août 2017

Tu ne finis pas. Je commande un café puis t’accompagne et poursuis, ligne 3 puis 5, là-bas à Pantin comme ailleurs on me dit que non, pas de photo, alors à travers les grilles je capture la triste bâtisse d’une marque s’y voulant plus discrète dans la cours d’un hôtel particulier du Marais où tu m’avais dit « Tu as vu ? « 

Mardi 1er août

Suite au hasard géographique et amical de la veille, me voici accompagnant un Polonais (28 points au scrabble pour le prénom et autant de difficultés dans la prononciation, que j’évite) au musée de la Chasse et de la Nature. « Tu n’y étais jamais allé ? » me demanderas-tu le le lendemain interloqué. Non. En Pologne non plus mais c’est moins surprenant.

Et puis la musique, encore, encore, pour remplir les silences des soirées lorsque les mouettes se taisent enfin. Hier déjà, quelques chansonnettes bien sûr. Aujourd’hui Lana. Merci.

Lundi 31 juillet 2017

The end. Tout se termine. Le mois de juillet. La vie des étoiles. Alors la radio encore, les amours de Jeanne Moreau et ensuite celles des philosophes dans une émission que je ne retrouve pas ; tout disparait.
Alors sur ce journal il pourrait y avoir un extrait de film, elle perdue, errant dans les lumières de Paris, ce n’est pas rien, c’est l’une de mes premières émotions de cinéma ; je dirais volontiers la première, mais Brando fait jeu égal, mais Brando c’est une autre émotion que Jeanne se déhanchant comme un chat au milieu des voitures. Et prononçant le prénom dans un soupir.
Il pourra plutôt y avoir une image sans légende. Parce qu’on regarde les nuages. Encore.

Dimanche 30 juillet 2017

Le hasard, après quelques jours passés chez C, d’une émission sur la traduction et ses mystères, sa beauté, son effacement. Et soudain Claude François ; parce que My Way ce n’est pas Comme d’habitude. Rien n’est plus comme d’habitude. Alors plus tard, 3ème partie de l’émission, la voix de Frank Sinatra envahit la petite cuisine. Les premiers mots m’emmènent ailleurs, par-dessus les toits du 20e arrondissement, pensant au way : le chemin et la manière.

Samedi 29 juillet 2017

Bourg-la-Reine. La maison d’O. L’espace. La petite rue calme. La lumière. Ses peintures. Parler encore, du vide peut-être, de l’instant.

 

Vendredi 28 juillet 2017

On s’était promis de travailler encore après le dîner : les journées sont studieuses. Celle-ci s’était cependant terminée en une session de bricolage inattendue ; le portail ne coince plus, la douche ne s’effondre plus. Mais au moment du dessert, malgré un cake décevant, la conversation s’envole et se creuse. Oxymore ?

Jeudi 27 juillet 2017

Sur l’écran, les dates du séminaire du BAL. Elles imposent une présence, la mienne, à un moment donné, les 23 et 24 octobre et en un lieu, à Paris. Le thème : « L’image, sans l’homme. » Je lis le titre, j’y vois le sens qu’ils ne voulaient sûrement pas donner.
Alors, puisque un peu plus tôt j’ai longuement parlé du projet à C lors de notre marche dans les petites rues écrues de Thomery et sous le manteau vert de la forêt de Fontainebleau, puisque ainsi que je me suis convaincu  – ne l’étais-donc je donc pas déjà ? – du besoin d’y aller et qu’elle m’a convaincu encore plus, me voici cherchant quelques dates, celle du départ là-bas et du retour sans destination. Et me voici m’envolant, car le désert me tend les bras, le Pacifique m’appelle, et mon hispanité m’embarque comme l’exil, autrefois, pour d’autres. Tu seras alors aux antipodes, où les regards sont en amande mais tout aussi noirs. Cela ressemble à une coïncidence géographique mais c’est bien plus, c’est au-delà et cela pourrait devenir un autre livre. Antípodas.

« Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »
Marguerite Duras, Écrire

Mercredi 26 juillet 2017

Métro. Son appel m’étonne. Je décroche. Il me dit « Oui c’est XG ». Il me dit donc son nom. Le vrai. L’autre. Pas celui sur Facebook. Je n’ose alors pas réagir en entendant ce nom de famille, rare et donc retenu depuis les années ; nos derniers échanges à propos de RK datent de 2009. Il souhaite me parler de ces images japonaises regardées hier et que j’ai « aimées » aujourd’hui mais puisque dans le métro, j’écourte la conversation.
Nous la reprenons plus tard dans un moyen de transport pas encore parti en destination de Thomery, étonnés de cette coïncidence. Mais puisque l’on démarre à nouveau, j’écourte la conversation. Qu’il faudra reprendre.

Mardi 25 juillet 2017

Il y a des chansons. Des chansons qu’on écoute un jour plus attentivement. Autrement. Elles disent soudain quelque chose par-dessus les nappes. Je vis avec certaines d’entre elles, elles ont pointé un virage, une perte, ainsi ne puis-je plus les écouter comme avant ce jour de novembre, ce jour de mai.
Nous sommes en juillet et certains vont à la plage regarder l’océan. De quelle couleur est leur horizon ?

Mardi 4 juillet 2017

Y retourner. Regarder la façade, toujours jaune. Se rappeler. Puis voir l’océan. Mais on n’y goûtera pas, pas de cette eau.