Mardi 31 décembre 2019

Regarder l’année passée, voir des noms, des présences, des rencontres, des yeux, des aimés, aimés dans toute l’acception d’un verbe qui tant embrasse : famille, amis, eux, toi, vous.
A l’heure du bilan d’une année forte, les initiales s’alignent, une cédille s’impose, une dissection carotidienne s’immisce, les photographies s’empilent, les mots continuent ici, les trains m’emmènent vers ou avec l’autre, les amitiés se renforcent ou se créent, les whatsapperies quotidiennes lancent encore et encore leurs smileys hilares et leurs larmes de joie aux coins des yeux.
A l’heure du bilan, je vois l’absence d’exposition en 2019, ce livre qui s’enlise mais 22 images du Japon dans ce beau livre à la couverture rose, un nouvel appareil photo et tant d’idées exaltantes avec l’envie de leur donner vie.

Ce 31 décembre, il y a aussi un film, Le Pays des sourds, touchant, simple, sobre, donnant à voir la dure réalité d’une partie de la population que là, dans ce qui devrait être un moment de joie, on force à parler. Plus tard la pièce montée s’effondrera. Peut-être qu’on pourrait en rire, ce n’est rien, quelques choux, et une nougatine un peu émue.

Ce 31 décembre, il y a aussi toi, qui te découvres, autre, ainsi, là, dans cette tenue qui nous amuse mais qui soudain te construit. Nous rions, oh nous rions bien sûr, de te voir si belle en ce miroir, mais tu m’émeus. Sur la terrasse, dans ce questionnement permanent sur toi, tu répètes que tu es normal, pour t’en convaincre. Nous nous amusons, sommes heureux, et tout cela est normal. Il y a un an nous étions ensemble, rien que tous les deux, dans ce duo que j’aime. Ce soir nous sommes encore là, toi et moi, notre duo a cette même forme qui, au détour d’une danse, se rapproche un peu. Encore là toi et moi mais entourés d’eux. C’était cela 2019, non ? Être avec vous.

Dimanche 29 décembre 2019

Je te dis que je pourrais écrire cela, cette manière que tu as eu d’attendre, là, debout, hésitant, assez longtemps, puis un thé à la main, toujours là, toujours hésitant. J’avais dit Oui, j’ai du thé. Mais j’avais dû chercher ; une petite boîte d’Earl grey, là.
Je te dis que je pourrais écrire que je t’ai dit que je pourrais écrire sur toi, attendant ainsi, et les temps se prendrait alors les pieds dans un tapis. Volant, avant la nuit.

Samedi 28 décembre 2019

Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir. Ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe. Ensuite, cela les poursuit dans leurs rêves, parfois pendant toute leur vie. Le dimanche soir, quelques personnes se réunissaient dans l’appartement de Martine Hayward, et moi je me trouvais parmi ces gens-là. J’avais vingt ans et je ne me sentais pas tout à fait à ma place. Un sentiment de culpabilité me reprenait, comme si j’étais encore un collégien : au lieu de rentrer au pensionnat, j’avais fait une fugue.
Dois-je vraiment parler tout de suite de Martine Hayward et des quelques individus disparates qui l’entouraient, ces soirs-là ? Ou bien suivre l’ordre chronologique ? Je ne sais plus.
::: Patrick Modiano ; Souvenirs dormants

Vendredi 27 décembre 2019

Voir J. Dire un peu de ce qu’il ne sait pas, rester flou.
Voir N. Dire un peu de ce qu’on ne doit pas dire, rester flou.
Voir O. Caresser les lignes de l’objet. Dire ce qui va suivre.
Ne pas voir L. Ne pas dire ce que je voulais dire. Le laisser parler de mes silences. Passer pour. Abandonner. Finir.

Jeudi 26 décembre 2019

Nous parlons des images du Chili, de cette proposition qui m’entête de les relier à une île, à un lieu qui n’en est pas un. Nous avons parlé des ailleurs qui t’attendent et que tu espères.
Et je te dis enfin que j’ai un autre projet photographique. Dans lequel tu es. Je dis enfin les mots que d’autres fois j’avais imaginé pouvoir te dire, juste ça, parce que ces images de toi il faut que je m’en extirpe, parce que j’en ai fait beaucoup et tu acquiesces et je t’en montre trois. Tu aimes la première, tu ris en la voyant : elle est un souvenir joyeux de notre histoire. Sur la troisième, que je ne t’avais jamais montrée mais que peut-être tu avais vue sur ce réseau social, tu es nu, de dos, assis sur mon lit. Je dis que la photo est belle mais je passe un peu vite, un peu gêné. Je dis qu’il y a aussi les mots, tu sais ces mots en images, et qu’ils rejoindront ta présence. Présence de l’amour à l’intérieur, cela pourrait s’appeler. Je ne te le dis pas. Je ne te redis pas non plus que je t’ai tant aimé.

Mercredi 25 décembre 2019

La chanson se fait discrète. Ma voix aussi, les paroles oubliées. Plus tard, aux amis, je la chanterai.

It’s coming on Christmas,
They’re cutting down trees.
Putting up reindeer
Singing songs of joy and peace,
Oh, I wish I had a river I could skate away on.

But it don’t snow here,
Stays pretty green.
I’m gonna make a lot of money
Gonna quit this crazy scene.
Oh, I wish I had a river I could skate away on.

Mercredi 18 décembre 2019

Il n’est pas huit heures, je suis sur le campus, déjà. Les travaux du futur bâtiment, dit ” recherche”, biiip biiip biiip, illuminent un coin de nuit ; le soleil n’est pas levé mais offre une dominante bleutée à l’horizon. Je sors mon nouvel œil, clac. L’image est nette. La nuit vient de perdre un peu de son sens.

Mon D700, après dix années de très bons et très loyaux services, dix années d’un usage intense et presque quotidien, brinquebalé dans tous les sacs à dos et à main que j’ai possédés, subissant les chocs contre le mobilier urbain, le froid des neiges japonaises, la poussière du Chili et le sable du Kenya, montrait des signes de faiblesse. Il a été mon œil, ma main, mon inséparable.
Depuis plusieurs semaines, il ne s’éteint plus.
Le voici en sommeil.
Son remplaçant sera un nouveau virage, comme l’ont été tous les changements de matériels photographiques (téléphones portables inclus) et de supports (instagram inclus). Je peux à présent faire des photographies dans des conditions de lumière très faibles. Je peux à nouveau (comme avec mon Fuji, 2006 – 2009) faire des images en visée ventrale. Je peux faire des vidéos. Je peux surtout continuer à regarder le monde… quel que soit le matériel.

Samedi 14 décembre 2019

Un samedi. Un joli garçon en terrasse qui drague une jolie fille, ses mains qui s’approchent de la sienne, son sourire, ses yeux, ses gestes qui cherchent à provoquer pour que peut-être elle lui attrape ce doigt qu’il tend et qu’un contact enfin se produise. Vous trois – c’est-à-dire nous quatre – et une crispation parce qu’il y a dans le travail de chacun des zones de blocage et de conflit. Une foule, des gants trop chers, une écharpe abordable made in China 30% laine / 70% acrylique (et vieilles dentelles). Et ta peur.
Confronté à cet inévitable – l’amour des hommes – et la réaction probable des autres – ta famille, tes amis – s’ils l’apprenaient, tu cherches des guides, des réponses. Je te retrouve alors tel que je t’ai connu et aimé, dans le décorticage de ta culture, dans ce que dit cette chanson où le beloved n’est pas du sexe opposé. Mais ton corps a changé.

Vendredi 13 décembre 2019

Les bavardages de Doillon n’avait pas tenu bien longtemps sur l’écran. Truffaut et ses Mistons les avait remplacés dans toute la joliesse d’un court métrage traversé par les turpitudes d’ados d’autrefois. Et puis. Et puis Antonioni fit marcher Monica Vitti, manteau vert, paysage lunaire. A gauche, des hommes en manteau sombre. Je suis alors revenu en arrière, j’ai fait des copies d’écran, c’était splendide, elle l’était aussi, surtout juste après, mangeant un sandwich entamé par un ouvrier puis du regard, l’homme blond. C’est à la quatorzième minute du film que je me suis dit que depuis quatorze minutes tous les plans étaient beaux. Puis elle se réveilla, fiévreuse­ ; j’étais moi-même au lit.

Jeudi 12 décembre 2019

Il s’agit de s’immiscer dans un nouveau cercle, amical et associatif, en rendant service et, en retour, en se nourrissant de mots, de présences, de valeurs, de projets. Celui-ci a de nouveaux contours, l’épaisseur d’un roman, le toucher d’une couverture de livre ; il fait un bruit de papier et de partage. Autour d’une table, déjà, il a le goût du vin et de la sauge ;  inévitablement, l’odeur suave du Japon.

Mercredi 11 décembre 2019

La perf loupée, je grimace. La douleur est forte là, au creux du bras, mais je lui dis que ce n’est rien. Elle change de côté. Je lui dis qu’elle n’aura pas de troisième chance, que je n’ai pas de troisième bras. Nous rions comme nous rirons encore, avant qu’il ne faille plus bouger.

Dimanche 8 décembre 2019

Sur les 164 photographies prises entre 21h17 et 4h25, il y a des visages souriants, des hilarités, parfois un regard charmeur ou perdu, une bouche accrochée à un micro, parfois moi aussi, mais mon costume a alors déjà été arraché dans un moment un peu fou après qu’elle – prénom oublié – aura voulu y entrer avec moi.
Je choisis de ne pas faire apparaître, sur le journal d’hier, le visage de V, joyeux et chantant en Santa costumé. Il aurait pourtant toute sa place, pour garder trace. Bientôt il partira ; il restera de nous deux photographies. L’une au format portrait, prise par je ne sais plus qui, dans un duo plus stone que Charden, où la couleur de mon tee-shirt est assorti à son vêtement. L’autre au format paysage. Probablement, autour de nous, des sourires.

Samedi 7 décembre 2019

Je te cherche. Au loin je reconnais ton manteau gris clair, quelque chose proche du vair, je presse le pas, te tape sur l’épaule. Tu te retournes, me dis “Bonjour Arnaud, ça va ?” comme si de rien n’était, comme si on s’était vus hier.
Tu choisis le bar, c’est une bonne idée, je ne le connaissais pas. Tu ne veux pas de gâteau. Ni d’une deuxième cuillère.  Tu me racontes les mois passés depuis mi-mars, les kilos perdus, le stage, la quête d’un travail, ce logement que tu partages avec ce garçon et cette situation qui t’a poussée à me revoir. Tu regrettes ton silence et les restaurants manqués, mais je te dis que c’est ainsi, que c’est peut-être mieux, que je suis heureux de te voir, comme si on s’était vus hier.

Vendredi 6 décembre 2019

Il y avait certes cette mention sur une porte du couloir menant du bâtiment de l’administration — dont les portes du rez-de-chaussée étaient soudain décorées de guirlandes et autres bricoles pailletées qui tranchaient un peu avec la rigueur comptable qui se cachait derrière et j’ai mis un cadratin pour que vous puissiez suivre même si je ne suis pas sûr que ce soit un usage très correct — à l’imprimerie, et il y avait ce que l’on m’avait dit un jour, au détour d’une conversation, sur l’usage des locaux de cette partie de la fac.
J’allais donc tranquillement voir mes collègues, avec qui les échanges se font toujours dans la bonne humeur — j’aime beaucoup mes collègues de l’imprimerie et l’ambiance qu’il y a au milieu des machines, peut-être parce que j’aurais adoré y travailler — pour leur montrer que les chemises à rabats réalisées par le prestataire avec quantité minimale de 500 exemplaires et avec pour conséquence une dépense qui m’avait fait un peu faire la grimace mais bon c’est ainsi, oui donc que les chemises avaient un petit problème de fabrication, à savoir deux mm en trop ici ; vous voyez ça dépasse.
Je passais donc dans le couloir. La porte était ouverte. Les macchabées étaient là.
Vous ne vous y attendiez pas ?
Moi non plus.
Ils étaient deux. L’un sous un drap. L’un dans une boîte ; vous voyez ça dépasse.
Mais je n’ai pas ri.
Même pas jaune.
Ni noir.
Maintenant je sais. J’ai vu. La mort est là. Ce ne seront plus des bruits de couloir.

Jeudi 5 décembre 2019

Oh bien sûr on n’ira pas, ici, sur le terrain glissant des certitudes. Mais on s’arrêtera sur celui des luttes, indispensables. Dans le miroir qui montre notre visage, je vois depuis longtemps celui qui ne participe plus. Mais il fait beau. Alors je retrouve les visages d’autrefois, les drapeaux d’autrefois, les airs d’autrefois, quand on marchait sur les boulevards parisiens et sous les slogans.
Dans mon souvenir, les cortèges étaient hurlants mais regardez-les qui s’avancent, drapeaux rouges CGT, drapeaux rouges FO, drapeaux rouges PCF, dans une lutte presque silencieuse rompue par une explosion de pétard. Paf. Puis une fusée de détresse. Wiiiiz. Mais tout de même, lui, là, tandis que place de La Victoire je les regarde passer, cherchant un visage à immortaliser, lui donc il s’égosille dans son micro au pied d’un ballon géant et d’une sono qui s’épuise en voulant maintenir les 42 régimes. Me tendrait-on une perche avec ce mot, régime ? M’attendrait-on sur un trait d’humour bananier ? Attendez-vous la grande Zoa ? Tsssst non, personne à propos des régimes n’a ce tic*.

* J’ai aussi tenté un truc du genre “Il n’y a plus guère d’esprits brillants que les régimes n’astiquent.” mais c’était bancal.

Mardi 3 décembre 2019

Je me retourne. Ils sont derrière moi sur papier glacé. C et P scrutent l’horizon par une fenêtre, H se rhabille, J, N, Z et K me regardent. Je réalise qu’ils sont là, que tu les as côtoyés durant ces jours. Souvent je les oublie, mais souvent le regard de J m’agrippe.
Tu as regardé les photos ? Le mot mausolée t’amuse.
Je n’ai jamais évoqué leur présence avec A, lorsqu’il venait, peut-être parce que la sienne gommait leurs visages. Il manque, d’ailleurs, A. D’autres aussi : de F il y devrait y avoir cette photo dans un train de février. K est là car j’aime l’image, l’esquisse de son sourire à califourchon sur ce sofa de skaï et sur la tête ce bonnet qu’il n’avait peut-être pas quitté de la journée. Peut-être même pas dans ce bar ; nous y avions tans ri.