Mardi 23 avril 2019

Dans cette tour de Babel que toi et moi ne partageons avec personne d’autre, il y a des cerises et des têtes de vaches. Elles sont nées d’homonymies souriantes sur lesquelles nous avons rebondi et sont devenues nos clins d’œil. Ainsi, une vache est un baiser.

Dans ta langue, il y a les mots de 9h13 que Google me traduit. On y lit un pluriel au mot semaine. J’y vois donc une erreur. Je n’y vois pas l’occasion de rebondir sur cette proposition de temporalité allant au-delà des jours prochains.

Dans ma langue, il y a des genres sur lesquels tu te heurtes. L’autre jour — n’était-ce pas samedi ? il faisait déjà si beau —, tu voulais la simplifier. Je te soutenais, en souriant, dans cette entreprise folle. Je regrettais de ne pas avoir noté les lapsus, les ratés, les traits de poésie, les incompréhensions, les bizarreries offertes par Z et N avant toi. Je pourrais en prélever les traces laissées sur une application verte et inventer une langue qui embrasserait les continents. Comme autant de vaches.

Et puis je regarde la date. Je ne sais s’il faut. Mais je fais trace.

Lundi 22 avril 2019

A me racontait combien, lorsque qu’il aime un livre, il n’en lit qu’une ou deux pages chaque jour. Peut-être qu’après il s’endort, parfois. J’étais plutôt surpris. Avais-je donc oublié que Marielle Macé m’accompagnait de la même manière en ce moment ? M’accompagnait à un rythme encore plus lent et à la fin du lundi, ainsi, je la lisais encore à haute voix. Parfois les mots dits s’empêtraient dans les ponctuations.

Au début du lundi, sur un réseau social bleu où le Sri Lanka mourait du silence étouffé pas les bruits que nous ne faisons pas, j’avais essayé de partager la musique du train : sur la vidéo, une image fixe de 49 minutes, résumait les quarante-huit heures que nous avions vécues. J’avais envie de dire sans dire, vous voyez ? Dire qu’on n’avait rien dit : ni oui ni nom.

Il n’est resté que la formule. Ni oui ni nom. J’avais aimé. C’était incompréhensible mais j’aimais alors cela. J’étais là, peut-être, dans mon petit coin, à lutter contre le monde actuel, celui trop compréhensible, rejoignant peut-être sans le vouloir les poètes évoqués par Macé, luttant autrement contre autre chose mais dans le même monde. À haute voix. Ou empêtrés.

Dimanche 21 avril 2019

On se sait pas, à travers la vitre du TGV inoui 8421, si le ciel brûle ou saigne ; Paris s’éloigne.
Il avait été bleu, le ciel, un bleu d’après-midi, parfois à l’ombre ; au soleil l’herbe était plus douce. Autour de nous il y avait les gens qu’on avait fini par oublier, oui on avait fini par leur donner une autre dimension, une autre présence, pas trop là.
Il avait été doux, le ciel, comme un pastel, tu sais, doux comme ce moment où ce sont les mains qui parlent. Parfois je faisais une image, parfois tu ne le savais pas.
Il avait été un peu voilé, le ciel, au moment de se dire au revoir, couloir de métro, le silence était brumeux. A côté de moi n’était pas encore passé l’homme au mot LOVE tatoué sur le mollet.

On ne sait, à travers la vitre du TGV inoui 8421, ni la couleur du ciel de ce dimanche soir, ni la teinte que prendra l’horizon impartagé des semaines à venir. Mais la musique que j’écoute nous rend encore présents. Malgré les gens autour.

Samedi 20 avril 2019

Ainsi, c’est toi qui m’entraînes dans ces frontières inconnues. Nous voilà traversant ces espaces, qu’on nommerait forêts puisqu’ils me semblent immenses, immenses de la promesse qu’il font, celle d’un ailleurs possible dans ce 93 que je n’attendais pas.

Vendredi 19 avril 2019

Parler d’images. Parler de toi. De lui. Parler du zèbre et de ses congénères de béton, du gorille figé, des herbes folles autour d’un hippopotame, d’un pingouin prenant le soleil. Montrer le toboggan au pied du mur en parpaings. Redire l’absence des enfants. Parler de ceux qui dessinent.
Juste dire ici le bonheur d’être avec vous, riant ainsi, nous trois.

Jeudi 18 avril 2019

Tu n’es pas là. Depuis la dernière fois que j’ai moi-même, sans ta présence, ouvert la porte, celle-ci a subi un nouvel assaut ; ainsi grince-t-elle. Dans l’harmonie de notre histoire, il faut bien un petit crissement.

Mercredi 17 avril 2019

– On ira parquer ! Il va faire beau, j’ai envie d’aller parquer !
– Parquer ?
– Oui, heu, passer du temps dans les parcs.

C’est au printemps 1985 que j’ai porté ma première paire de lunettes, suite à la visite médicale du 1er mars de cette même année durant laquelle on avait noté, sur le carnet de santé, 4 dents cariées traitées, un poids de 27 kg, une taille de 136 cm, des RAS pour tout un tas de points, une auscultation du cœur normale, zéro poils pubiens ou axiliaires, 7/10 à l’œil gauche et 6/10 à l’œil droit et une aptitude à l’éducation physique groupe II.
Je pouvais enfin arrêter, avec cette correction, ce qui était ma principale activité en classe depuis quelques semaines : copier sur ma voisine, qui s’appelait peut-être Marie-Ange. Si j’avais, alors, tenu un journal, je me serais peut-être demandé si, cet accessoire désormais vissé sur mon nez, j’allais voir la vie autrement. Bien que relativisant, face aux grands malheurs du monde dont j’ignorais à peu près tout, le minuscule malheur qui venait de s’accrocher à mes oreilles, j’aurais pu narrer combien l’enfant puis l’adolescent à lunettes se retrouve dans un rôle : le garçon à lunettes. Ou, lors des sorties à la piscine pour ne prendre qu’un exemple : le garçon qui n’y voit rien sans ses lunettes. Une partie de la vie du myope est floue, cela ne vous aura pas échappé, même si vous n’avez peut-être pas conscience de l’impact sur certains détails du quotidien, tels que la propreté de certains recoins de la douche.

Nous sommes le 17 avril 2019, je ne sais pas ce qu’est devenue Marie-Ange mais il me faut prendre une nouvelle habitude : pencher la tête pour voir mes pieds nets.

Mardi 16 avril 2019

Ils n’ont d’yeux que pour les cendres, la carcasse entamée, la forêt disparue, Paris, Paris, Paris. Les humains de notre monde médiatisés répètent, s’emballent, déclament, montrent, s’expriment, pleurent, là, maintenant, ici, depuis le point zéro de la France, nombril cathédral, litanie lacrymale. L’humain devrait s’assécher un peu, l’humain français devrait oublier d’où il vient, oublier, pour retrouver un équilibre face au monde, son histoire engorgées de parures, de pierres de taille et de gloire emporté sur des territoires envahis, oublier sans oublier, c’est à dire regarder autour, oublier son nombril, et se reposer un peu, respirer, revenir au rien, se taire, effacer la vignette qu’il vient de diffuser et puis aimer comme il faut et ce qu’il faut.

Alors elle, elle et surtout tout ça, ça s’immisce dans notre conversation. Le risotto est trop collant, le clafoutis n’est pas trop mal, et évidemment tu exprimes un avis plus sec que le mien, pas sur la cuisine mais sur tout ça, elle et surtout tout ça, les cathos, les machins, tout ça. Mais sur le parmesan qui n’en est pas, ton avis s’adoucit.

Dimanche 14 avril 2019

Tu lâches mon bras. De gestes de la main souples et virevoltants, tu me décris un vêtement, un vêtement imaginaire mais nourri de ta mémoire, il serait à ta mère ou à ta tante, il serait de couleur vert sombre comme une forêt d’épineux le soir peut-être. Tu fais un nœud, comme ça, puis là un autre, comme ça, voilà. Ainsi tu te dévoiles et t’habilles de souvenirs et de coupes amples, c’est inattendu et élégant, une douceur s’en dégage, laissant apparaître une épaule, offrant dans l’échancrure fantomatique cette peau qui ce dimanche reste sous la maille rouge, rouge vif éclatant comme ce sourire que je te volerai plus tard en te racontant ce serveur après que tu m’auras embarqué dans les clubs berlinois et qu’apparaîtra, sans savoir comment, une publicité Gillette pour qu’une main caresse une joue.
Les mains parlent ainsi, cet après-midi, autant que les mots. Les miennes disent ce que tu sais, elles s’approchent, s’arrêtent, là tu en ris. Les tiennes répondent parfois, se glissent. Elles ont aussi montré du doigt cette image d’Alex Majoli, les gens tu vois, les gens, la lumière et les ombres et c’était si beau qu’on n’avait plus rien à en dire. Nos mains, en ce dimanche, sont notre frontière. C’est-à-dire non pas ce qui nous sépare, mais ce pointillé sur une carte, qui nous relie, avec tout le reste du monde autour de nous, avec les gens autour de nous. Et les mains font un dernier signe, après les yeux, les lèvres déjà refermées.

Samedi 13 avril 2019

Tu dis le mot corps. Tu parles d’une addition où nous ne suffisons pas. Et de mon nom mal retenu, nous rions. Nous pouvons rire de cela, de toi, de nous puisque tout – c’est-à-dire ce qu’il fallait – est dit, rire aux éclats, libres de tout. Sur la photo qui accompagne ce jour il y aurait tes cheveux noirs. Je pars alors retrouver K, M, etc., c’est à côté, heureusement c’est à-côté, le Chili nous rattrape, le Japon nous enveloppe, la France nous fait signe depuis ce douzième étage où je regarde autant le passé que l’horizon, et puis déjà on au-revoir, sans savoir quand. C’est à côté, heureusement c’est à côté, me revoilà, le canapé m’enlace, l’invitation m’effraie mais l’amitié est une force qui me revigorera.

Vendredi 12 avril 2019

On partagerait alors ma joie d’avoir le livre en main, ta quête du traducteur, un bout de chemin, un café, un moment de repos, un dîner copieux, un film improbable intitulé She-man, cette musique que tu aimes.

Jeudi 11 avril 2019

Terrasse. Je t’attends. Derrière moi, deux Américaines. “Please come, they’re yelling.” L’une est parisienne depuis quelques temps, l’autre en fait des tonnes alors ça articule en allongeant les voyelles comme des traversées de l’Atlantique à la nage. La première a un petit ami et c’est la première fois qu’elle sort avec quelqu’un de son âge, mais il est adorable et l’autre est d’accord, en pointant un peu moqueuse son daddy issue. Alors je souris. De te voir, aussi.

Mardi 9 avril 2019

Il faut.

Alors je marche un peu ; il fait si beau. Je traverse Mériadeck, au rythme lent de la convalescence, de la fatigue, de la paresse, de la recherche, de l’insatisfaction. Remise en question. Chamboulement. Que montré-je de moi, c’est-à-dire que montré-je des images que je produis et parmi lesquels le sens se confronte à sa propre ab-sens ? Au pied des immeubles s’élançant, depuis longtemps, vers le ciel et vers demain, vers quoi m’élancé-je ?  Qu’attends-je, à part toi ?

Lundi 8 avril 2019

Je lui avais tenu la porte, il m’avait remercié ; nous étions samedi.

J’attendais Wauters, il m’avait vu lire Macé ; nous étions dimanche.

J’ai commandé un Graves, il a préféré une pression ; nous sommes lundi. Il dit qu’il ne croit pas aux hasards. Je ne lui réponds pas que je préfère m’amuser de ces hasards plutôt de croire ou ne pas croire à quelque chose, m’amuser de leur impertinence, de leur clownerie, de leurs « Oups, je ne l’ai pas fait exprès ! », ces petit hasards qui nous poussé nos chemins l’un vers l’autre le temps de retenir une porte puis d’un livre orange sur un pantalon jaune, et qui nous ont fait sourire et relever les sourcils au-delà du possible lorsque j’ai prononcé le nom de C, puis lui le nom de M.
Il m’invite, j’accepte. Je ne dis pas la fatigue, je ne veux pas rompre l’émotion inattendue d’être là, deux heures à peine après un “Ce soir ?” qui ne savait rien, sinon le vaste de monde la littérature et celui, plus restreint de chez Verdier. Nous dînons : des linguine, une salade, des fromages, un Corbière. Il y a bien sûr le visage de M, sa présence en un portrait fleuri. Mais voici d’autres noms, titres, images, livres, mots, visages, voici ce qu’est la vie après tout, entre une simplicité bienvenue et un connivence rassurante dans cette ville que l’on tente d’habiter.
Habiter / Habituer.
Habituer le temps ?

Dimanche 7 avril 2019

On était nés jumeaux, pourtant mon frère avait toujours été comme un aîné pour moi. Parce qu’il était le garçon et devait s’occuper des cheptels avec Paps, il partait le matin dans les vallées pleines de brume où il n’y avait pas le moindre habitant, mais une forte présence des fleuves. Et, à la seule évocation de ces choses, moi qui n’en pouvais plus d’être enfermée, d’entendre Mams me reprendre de volée quand je rêvais au lieu de l’aider, que j’étais seule et que je rêvais, que je pensais à lui, à mon frère, mon ventre se craquelait d’envie ; je rêvais de m’enfuir avec eux et, comme eux, de toucher le ventre des bêtes. L’immensité. Le ciel et les moissons et les sommets.
::: Antoine Wauters ; Pense aux pierres sous tes pas

Alors il dit qu’il écrit pour rester nombreux.

Samedi 6 avril 2019

Car “nous” ne désigne pas une addition de sujets (“Je” plus “je” plus “je”…) mais un sujet collectif, dilaté autour de moi qui parle : moi du non-moi, en partie indéfini, potentiellement illimité, moi et tout ce à quoi je peux ou veux bien me relier.
::: Marielle Macé ; Nos cabanes.

Sentir le corps refuser. Sentir le corps appuyer, poussé par l’attraction, insister, dire non, tendre vers l’horizontal. Peut-être aussi parce qu’il voit la pluie légère, le froid probable. Il s’agit alors d’écouter son corps comme on écoute un enfant sans mots, un animal, une plante devenue chétive, juger, et soi-même insister un peu, doucement, proposer, franchir la porte en pensant faire le bien.
Dès les premiers mots de la conférence, mon corps lourd, arrivé là à un rythme de sénateur et assis quelques minutes plus tôt avec soulagement, s’allège : par l’esprit il s’élève. Marielle Macé, de ses mots, de sa voix, de sa poésie-politique, m’enchante d’homonymies légères en profondeurs sensibles. Elle n’est pas la seule sur scène, mais je n’ai quasiment d’yeux, d’oreilles, et de notes que pour elle. C’est alors là que l’on s’interroge sur l’être-soi et l’être-là, le plaisir, les aptitudes, le manque, l’envie, l’assignation, les contorsions plus ou moins fortes qu’il faut faire pour mettre en œuvre ce que l’on (i.e. le monde, celui du travail en particulier) nous demande.
Ainsi je me nourris dans ce bonheur d’être là.
Dans les rayons du festival, je traîne ensuite un peu, et me laisse prendre au piège des couvertures couleur orange de chez Verdier, le Macé bien sûr et je réalise combien on ne peut qu’aimer les mots quand on porte deux syllabes se prêtant à mille jeux, le Wauters bien sûr en prévision de demain et puisque il était là plus tôt, tout près, beau comme sa langue, un Mazabrard enfin. Un Mazabrard ? Enfin !

Vendredi 5 avril 2019

Il me regarde : “Vous avez l’air fatigué.” Avoir l’air ? Être vaguement ? Sembler ? Pourtant être. Interroger. Être interrogé. Savoir. Ne pas savoir. Répéter. Craindre. En avoir parlé, mais pas à lui. À la dentiste, l’autre jour, une digression en amène une autre, parfois, une fois la bouche prête à dire. Être fatigué. C’est-à-dire ? On m’a dit que… Vous suez la nuit ? Symptômes, diagnostic, interrogations, spécialistes. Il faudrait noter, noter tout, encore plus qu’ici, archiver, pointer, tableau, tableur, liste, données, data, dates, tension, attention, prescriptions, médications, c’était quand ?, oublier, tousser, respirer, bouche ouverte, stop, oh je n’aurais pas su, mot, sécu, absence, repos, se reposer, ordonnance, examen, consignes, conseils, confiance ?, au revoir, bonjour, carte vitale, mutuelle, plaisanter, douiller, se reposer, attendre, retrouver, ne pas avoir le droit de donner son sang, vouloir, vouloir s’asseoir, s’asseoir, marcher, marcher, marcher, c’est encore loin ?, s’asseoir, discuter, désaccorder, rufiner, rigoler, pas grillé, Pour ou contre l’usage du Thermomix ?, Catherine.

Jeudi 4 avril 2019

« Mekas n’a donc pas choisi l’exil. Les circonstances l’y ont contraint. Il y a deux sortes de voyageurs, rappelle-t-il à propos de Reminiscences of a Journey to Lithuania, ceux qui partent de leur plein gré à la rencontre du monde pour chercher fortune ou simplement aller voir ailleurs si l’herbe est “plus verte” et qui, à la manière du Wilhelm Meister de Goethe font de leur voyage un roman d’apprentissage, et puis il y a les autres, les déracinés, ceux qui sont arrachés de force à leur pays comme de la mauvaise herbe et qui semblent condamnés au ressassement de la nostalgie, au travail infini du deuil. »
::: Patrice Rollet, « Les exils de Jonas Mekas », Les Cahiers du cinéma n° 463, janvier 1993

Les lunettes c’est comme les histoires d’amour. Il y a celles pour lesquelles on se dit que tout bien réfléchi c’est peut-être ce qui nous correspond le plus. Et puis il y a les coups de foudre qui vous embarquent au premier regard, sans hésiter, quitte à se dire après : C’est un peu trop sage, non ? Mais dans les coups de foudre, il y a rarement des témoins ; il n’y a surtout pas E qui rigole parce que je me regarde de très près dans le miroir.

Mardi 2 avril 2019

Il y aura donc un mois sans appareil photo, parti en convalescence. Y aura-t-il un mois sans images ? E me dit “Des dessins ?” Pourquoi pas. Je pense écriture. Je pense Chili, Kenya. Je pense téléphone, noir-et-blanc, 16/9. Je pense “Rien ?”

Non, jamais rien. On pourrait alors attendre qu’on me souffle à l’oreille une citation de Devos pour sourire d’un trois fois rien.

Non, jamais rien. Parce qu’il y a ce soir ton anniversaire. Il y a ce soir au téléphone ta tristesse, la vie friable des anciens, leur route froissée par les précipices, la distance qui vous sépare. Mais, puisant dans ce qu’il y a de meilleur en chaque jour, ce que tu décris de ta présence en France est une douceur, voire une joie à chacun de tes témoignages ; c’est aussi souvent un rire que tu déclenches chez moi, de cet humour précis mais un peu absurde que j’aime tant et qui me séduit toujours. Alors nous rions.

Lundi 1er avril 2019

Oh bien sûr, on pourrait s’apitoyer, grogner, râler, après soi-même ou après la cépéaême, parce que tout de même on… et parce que… Mais non, vous échangez des sourires avec celui que vous avez essayé d’aider, il se pourrait même que les sourires insistent et que ses yeux pétillent, alors vous souriez pour d’autres raisons, puisque cela vous amuse de comprendre que peut-être. Et puis vous tournez la tête, pas trop vite oh non, et il y a ces deux garçons barbus, tête de punk et… petite robe d’été. L’un a osé la doudoune, c’est qu’il fait frais le main. Alors vous souriez encore.

Dimanche 31 mars 2019

Il n’y a pas de chanson qui me demande if i wanna build a snowman. Mais il y a cette même voix, la tienne, qui attaque notre conversation a little bit too fast. Tu me dis alors que tes étudiants disent eux aussi que tu parles trop vite, et puis le rythme se calme et nous parlons d’amour, des amours, des formes d’amour que sont une amitié naissante, une histoire éteinte, une présence étreinte ou le souvenir d’un samedi après-midi ensoleillé que l’on espère renouveler. Je te dis alors qu’ici, c’est un peu l’été.

Samedi 30 mars 2019

Il est 8h36. Sa voix chante durant 32 secondes : il me demande si je veux fabriquer un bonhomme de neige.

Vendredi 29 mars 2019

Quiconque souhaite donner un sens à sa vie s’interroge également, au moins une fois dans son existence, sur le lieu et l’époque de sa naissance. Que signifie être né à tel endroit du monde et à tel moment de l’Histoire ?
::: Orhan Pamuk ; Istanbul

Ainsi, tu es là, encore. J’écris souvent “ainsi”, j’aime son sifflement, son homonymie peut-être, musicale ou insistante : un si. J’écris souvent “encore”, j’aime que dans le récit qui ni répète rien, malgré tout, ainsi, on laisse entendre une habitude.
Nous attendons le médecin, j’ai quitté la blouse, je porte donc les mêmes sous-vêtements, le même pantalon, la même chemise que mardi. Je ne prête pas attention aux taches sur les chaussures.
Je te raconte l’écho-doppler des reins, le visage de la radiologiste, son humour, la légèreté que je mis moi-même dans ce moment qui se termina par une boutade.
Je te parle du garçon accidenté, les mots de la famille autour de lui, la douceur et la sincérité, comme une exigence de clarté dans ce dialogue de parents à enfant, mais j’oublie de te dire la sœur qui prenait des photos.
Nous revenons un peu sur le livre, je te dis qu’A n’aime pas trop cet auteur, son ego, mais qu’il dit que c’est un beau livre ; il a peut-être écrit cela pour donner une chance à cet ouvrage entre mes mains, sans le penser. C’est l’existence d’A qui t’a fait apporter ce Pamuk, c’est le titre, le clin d’oeil, ton sourire en me le présentant mercredi. Le sujet m’intéresse : le soi, la vie. Le style moins : ça ne glisse pas comme hier. Et puis il y a cette présence du je qui écrase ce qu’il y a autour.

Voilà. Dans les paroles aux yeux bleus du Dr L. il y a le rendez-vous dans trois mois, les conseils et aucune inquiétude. Tu es là, je t’ai demandé de rester dans la chambre, j’ai dit “Tu peux rester” en pensant “Merci de rester, merci d’écouter, toi aussi, ne me laisse pas seul face aux mots”. L’hôpital est une solitude baignée dans une succession de monologues médicaux dont on ne sait pas, sur le moment où ils sont dits, si l’on a intérêt à les retenir pour savoir ou à les oublier pour s’alléger. L’hôpital est une solitude où l’on n’a pas besoin de miroir tant on se retrouve face à soi-même. L’hôpital est une solitude que tu as su rompre avec la générosité du frère que je n’ai pas, surtout en riant moqueur parce que dehors il faisait beau et que depuis trois jours je n’avais aperçu l’azur que, hop, le temps de… trop tard.

Jeudi 28 mars 2019

Une page est réservée aux prix Goncourt. Fébrilement, il découvre les noms des épongés par la postérité.
Nau… Frapié… Farrère…
Les noms tournent. Ils ne disent rien. La litanie des inconnus ressemble à une allée de cimetière. Ce pourrait être un tas de touristes allongés sur une plage bondée.

::: Iegor Gran ; Le Truoc-nog

Les mains sur les genoux, habillée de couleurs sombres, elle est assise sur la seule chaise de la chambre. C’est la fin de l’après-midi, E est passé, J est là, assis sur le lit. Elle est plus inquiète que moi, beaucoup plus, d’ailleurs je ne le suis pas du tout, je lis donc dans ses yeux une certaine incompréhension, la même que la veille dans sa voix. Je tente de la rassurer : les voyants sont au vert, j’ai dorénavant le droit d’être assis, j’ai pu dîner hier soir, le cœur ne présente aucune anomalie… bref c’est pas dans la minute que la tuyauterie va s’encrasser. Mais elle est inquiète, que voulez vous y faire ? Je m’interroge alors sur mon regard sur ce qui m’arrive : est-ce un manque d’empathie envers moi-même (c’est une idée à creuser, non ?) ou juste un état qu’on qualifiera de zen, c’est toujours pratique, le zen, dans la vie comme au Scrabble.
Je devrais peut-être lui parler du livre qui m’a amusé toute la journée, reprendre devant elle les conversations idiotes que nous avions avec J, insister sur les chaussons qu’E m’a apportés et en rire ensemble, décortiquer les contrepets du Canard Enchaîné… N’importe quoi mais rire. Encore. Ou s’en foutre. Facile à dire, hein ?
Car c’est ainsi que je me sauve, par le rire et l’indifférence, je veux dire par l’indifférence aux désagréments de la situation : être branché au bras gauche, branché au bras droit, branché au torse, allongé, surveillé, testé, retesté, re-re-re-re-testé, réveillé, être là dans une chambre dont la fenêtre donne sur du béton poussiéreux, attendre, attendre. Je me regarde et je me fascine d’être autant patient, depuis mardi soir. Le patient patient. C’est ça.

Mercredi 27 mars 2019

Peut-on parler de soi en évitant d’évoquer la fragilité de ce qui nous relie au monde ? Je suis en ce 27 mars, et depuis environ un mois, une statistique, un risque non nul d’accident vasculaire cérébral confirmé ce matin par un IRM, risque qui tend déjà vers zéro. Je suis simplement un pourcentage non nul de ce qui nous rend mortels, autant dire que je n’ai rien d’original là-dedans. Statistiquement, à 44 ans, c’est juste un peu tôt. Mais on est préparé à tout cela, on sait les partis trop tôt, on vit avec la mort accidentelle d’un grand-père, la crise cardiaque d’untel, la leucémie de la sœur d’un ancien amoureux, Y. Au-delà, on citera la disparition d’un écrivain qui avait encore tant à dire, les victimes d’un attentat, la litanie des coups de faux.
Y est toujours aussi beau : face aux drames il nous reste la beauté du monde. Lorsque je le vois, sur son lieu de travail, ou – une statistique de plus, puisque tant d’autres visages ne sont jamais réapparus – dans le hasard des rues de Paris, et que de sa voix suave il me parle, je repense au délice des trois petits mois que nous avons partagés, délice fragile accompagné par nos doutes et sa douleur. Il me revient alors le souvenir de ce matin de janvier 2001, immortalisé par une photographie sur laquelle il me tire la langue. Ou était-ce à la vie, qu’il la tirait ?

Mardi 26 mars 2019

Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Claude-Bernard Horner. Il s’immisça dans la consultation chez l’ophtalmologiste, subrepticement, le temps d’un regard sur ma paupière droite et mes pupilles. Sous les cheveux gris de la spécialiste je sentis soudain un fort vent d’inquiétude quand elle cita son nom, les lèvres peut-être hésitèrent, tremblèrent, comme le geste devenu fébrile. Le discours qu’elle me tint fut cependant clair lorsqu’elle m’envoya, c’était si proche, aux urgences. Je n’étais pas plus inquiet qu’en arrivant, j’appelai E pour le prévenir, E qui serait là, plus tard, puis chaque jour et qui m’aiderait à retenir ce nom en disant Yvette. Il faisait beau. J’étais plus inquiet pour mes chaussures en suède bleu (but don’t you step on…) qui vers 12h37 avaient récupéré la vinaigrette de la personne qui me précédait à la caisse du restaurant universitaire.
Ainsi soudain grimaçai-je sur mes shoes que des tâches de vinaigrette ornèrent.
Rire.

Dimanche 24 mars 2019

Il restait blotti à côté du téléphone, le téléphone était rouge, le vestibule était gris, sa main grise aussi, c’était maintenant et le maintenant était mort.
::: Wolfgang Hermann ; Adieu sans fin

Il écrit son prénom : la cédille est sous le s. Je disais hier, à P, mon regret de ne pas avoir étudié les langues, la linguistique. Je l’avais dit aussi à E, un jour ; nous avions ce point commun en plus des autres. Ainsi j’aurais su, pour cette cédille sous le s. J’aurais pourtant dû savoir, si j’avais prêté attention, lors du séjour à Istanbul en mai 2013, aux lettres qui ornaient les murs, aux panneaux indicateurs, aux indications pour les touristes qui voulaient prendre le bateau vers l’Asie.
La cédille est sous le s. Comme un crochet.

La journée est ainsi, comme un bateau vers l’Asie, sous un ciel sans nuages, avec ce qu’il faut de douceur, de nouveauté, d’intensité, de présences. Les bonheurs se succèdent, celui d’un bonjour à 500 km d’ici, celui d’un visage suivant le bonjour, celui d’un peut-être, celui d’un film me nourrissant encore, celui d’échanges parsemés, celui du soleil rehaussé de sauce soja, celui d’une langue malgré l’infinie tristesse du récit, celui d’une promenade rive droite avec les grenouilles qui s’égosillent sous le soleil parce que c’est la saison des amours et qu’on a tous, comme elles, envie d’être aimé au milieu des nénuphars, celui d’un regard sur les malheureux tournants de l’Histoire qui m’ont fait naître, celui d’être là sur ce canapé à t’écouter inventer, celui de chansons qui nous poussent vers le sommeil, celui de se faire rire avec cette histoire de nénuphars.


Samedi 23 mars 2019

Le musée est fermé : les manifestations ont déplacé ton regard des vitrines attendues vers des visages inconnus et finalement le mien, alors te voilà. Tu entres, lumineux, et franchis cette frontière qu’il faut atteindre après 64 marches, vers mon territoire. Plus tard tu courras, vers un train qui t’attend.