Dimanche 22 juillet 2018

Je me retrouve alors dans la peau de celui qui explique, je retrace les grandes lignes de qui était Chris Marker, je te dis d’abord Afrique, c’est la porte d’entrée, Sans soleil. Je dis voix off, politique, croisements, mais l’exposition me viendra en aide et tu découvriras. Devant le court extrait des Lettres de Sibérie, je ris. Devant la projection de La Jetée qui débute, j’hésite. Et je souris d’être là, sûrement, dans ce monde markerien, dans ce bain. Il faudra, bientôt, voir/revoir les films.

Vendredi 20 juillet 2018

Le nom de Depardon est alors évoqué. Je dis ma fascination teintée d’un léger trouble à cause d’une présence gênante du Je, dans ce que j’ai lu autrefois. Alors, comme ici, je n’ai pas d’argument, juste le souvenir flou d’une impression et des échanges qui avaient suivi avec C.

Mardi 17 juillet 2018

Sur le chemin du travail, en passant devant la glycine, je réalise quel jour nous sommes. Je suis alors triste. Pas de la situation mais du souvenir. Du moment. D’avant, d’après. Je ne pensais pas que tu m’écrirais. C’est le soir que je l’ai su. J’y ai lu ce que tu es.

Dimanche 15 juillet 2108

Je suis du monde. Et le foot, ben…
J’ai tout de même cherché à vivre ce moment. Parce qu’il m’a dit qu’il voulait voir les gens faire la fête. Pour y chercher des images. Pour découvrir que les rues peuvent se vider. Parce que la sociologie de groupe me fascine. Parce que le sentiment d’appartenance à un pays est un sujet qui me concerne. Parce que je refuse de m’intéresser au foot et que par conséquent je dois me mettre à l’épreuve. Parce que ma famille ou mes amis y trouvaient une source de bonheur. Parce que Nigel et Zain voient la France comme un pays d’accueil, leur nouveau pays, et vibrent avec les Français qui vibrent. Parce que le phénomène est assez improbable et que, par conséquent, j’ai eu envie d’en être le témoin. Parce que les gens étaient heureux. Pour rien. Un ballon. Mais heureux. Je n’y adhère pas, je comprends à peine, mais j’ai regardé (tout cette ultra-moderne saoulitude, toute cette faune tricolore passant des heures à marcher dans les rues en braillant, tous ces gens aux grands-parents venus d’ailleurs montrant ce qu’est la France).
Oh bien sûr on a beaucoup parlé de politique aussi, avant, pendant, après. De ce que cela signifie, d’être là, de voir cela : les siècles de domination, la sélection, la France, la domination des pays riches, le nombril du monde, les immigrés, toi oui, toi non, tout ça, tout ça.
Tout ça…
Pour ça.

Samedi 14 juillet 2018

Du bassin d’Arcachon, il n’y a de l’enfance qu’un nom : Cestas. Et à Cestas quelques brefs moments, dont on rapportera un objet et de rares souvenirs fait d’une limonade sur une table de jardin, de la boue du chenal et d’accents girondins. Il y a donc, à présent, ce nom, Arcachon, et ce moment, ce soleil de fin d’après-midi, la plage, ce moment balnéaire, la douceur de l’eau, les aubergines dans le jus d’un citron, ce presque rien au milieu de tous ces gens. Tous ces gens. On pourrait bien les ignorer, si on ne les regardait pas.

Vendredi 13 juillet 2018

Saint-Émilion n’était qu’un souvenir, en famille, entouré du bleu du ciel et de la couleur floue des pierres. On avait alors croisé un chanteur vaguement populaire dont je n’avais pas grand chose à faire : c’est mon seul souvenir. Je ne sais pas précisément l’âge que j’avais sinon celui où l’on ne regarde pas vraiment la couleur des pierres.
Saint-Émilion, en quarante-cinq minutes de train, s’est glissé dans les souvenirs futurs. La pierre était belle. Le ciel aussi, trop peut-être, tant on sua.

Jeudi 12 juillet 2018

Tramway, matin. Une femme debout extrêmement fardée, sourcils épilés, cheveux plaqués platine, visage robotisé. Une femme qui n’en a pas toujours été une, couleurs printanières, minijupe en cuir bleu, voix grave qui cède sa place à une maman. Son petit garçon noir, 5 ans peut-être, la peau des deux bras craquelée par les brûlures d’autrefois. Des corps, donc, transformés, oubliés, martyrisés. Des histoires.

Mardi 10 juillet 2018

Et puis il y eut la voix sur le cinquième lied des Liederkreis Op. 39.
Et puis il y eut cet air de Fauré que Fabrice chantait au piano.
Et puis il y eut des rires sur le farfelu Wiener.
Et puis il y eut les deux premières notes du Debussy.
Et puis il y eut les pompiers, enfin, deux heures plus tard. La vieille dame avait été patiente.
Et puis bien tard on rentra.

Lundi 9 juillet 2018

Les spectateurs se lèvent. On peut dire qu’ils se précipitent. Le générique se termine, il n’y a plus que nous, Z debout et moi qui insiste pour attendre la fin, on se sait jamais. Alors ils manquent le meilleur.

Samedi 7 juillet 2018

Plongé dans musique et photos, je ne vois rien. Cris, pleurs, ambiance soudain mouvementée et encore plus sonore, la mère s’énerve, dit valise. Je ne sais pas, je n’ai rien vu. L’homme étranger remet ma valise à sa place, là-haut, d’où elle vient de tomber. Alors je comprends qu’elle vient de tomber. Sur le petit garçon.

Vendredi 6 juillet 2018

Nous marchons vers le bar. Il se met à chanter. Il m’explique que c’est une chanson d’amour, que c’est un amour fini, que cela parle du bonheur que l’on espère pour l’autre et du souvenir du bruit que l’autre faisait en marchant.

Mardi 3 juillet 2018

L’air est plutôt frais, il y a du vent au pied de Saint-Michel, je suis allé chercher un gilet pour N ; Z porte des manches longues. Je crois que l’homme est déjà tombé sur le parvis quand arrive le couple d’amoureux, qui promène son petit chien, jeune, joueur, sautillant. Ils sont beaux, jeunes. La serveuse vient pour débarrasser. Elle regarde d’abord le petit chien, elle dit qu’il est mignon. Elle dit qu’elle veut le même. Et un amoureux, aussi. Elle se demande quand ça arrivera. Elle dit que ça se mérite. Je m’insurge.

 

Vendredi 29 juin 2018

Il me raconte un peu son histoire. Pourquoi il est ici, ce qu’il va faire. Et ce que ça va changer, d’être ici. Loin des pays du Golfe où il a grandi, travaillé. Loin du Pakistan où il est né, puis retourné, et où les rencontres étaient cachées. Loin de la peur d’être soi-même. À la veille de la Marche des Fiertés, alors nous allons danser, j’ai soudain son âge, il a le regard du garçon aux yeux noirs, il a l’insouciance qu’il faudrait toujours avoir, la légèreté s’impose dans cette foule joyeuse. Sur un tabouret, il n’a sûrement pas remarqué l’homme seul qui a l’air triste.
Mais dans la nuit douce, le dernier tram envolé, avec ce besoin de me raconter combien ici il est heureux, il me dit qu’il doit mentir à sa mère. Il ne montre pas que ça le peine : l’essentiel c’est d’être là. Et d’être lui-même.

Jeudi 28 juin 2018

Je suis derrière lui, dans un tram qui m’emmène signer un troisième CDD, comme des ricochets professionnels, sans les ronds dans l’eau, mais avec le sentiment, léger mais lourd de sens, du privilège d’être là, libre, dans une situation certes instable mais ô combien confortable.
Son CV en main, il demande à Google la traduction en arabe du mot Compétences. Puis, en vain, celle du nom d’un château où il a travaillé durant quelques semaines il y a deux ans. Il est né en 1976. Sa première expérience date de 2014. D’autres ont suivi, toujours courtes. Aujourd’hui lost in translation, où était-il hier ? Lost in his own language ? Frappé par ce vide, je ne parviens pas à imaginer l’inracontable, la raison du silence. Sa vie d’avant n’existe pas. Comme si lui-même n’existait pas.

Mercredi 27 juin 2018

En traversant la cour j’ai encore entendu Tiène. Le chant m’a poursuivie pendant un moment ; après la cour, il a encore tenté de marcher à mes côtés, puis non. Après le portail, à l’orée du chemin : l’août tout seul.

Marguerite Duras ; La Vie tranquille

Mardi 26 juin 2018

Je la raccompagne jusqu’à l’arrêt de tram Saint-Michel. En face, allongé sur le banc, un homme, sans domicile. Un charriot de supermarché à côté de lui, dans lequel un couple vient déposer un sandwich et un peu d’humanité.
Nous venons de passer notre deuxième et dernière soirée ensemble. Le dîner a été comme notre duo, franco-japonais, tandis que la veille avait eu saveur de mer. Mais la présence de l’homme nous laisse un goût amer.

Lundi 25 juin 2018

L’homme me demande où prendre le bus pour aller à la gare. Je lui dis qu’il vaut mieux prendre le tram, c’est par là. Parce que le bus, il faut passer à travers le campus, par là-bas, c’est compliqué. Ah, dit-il, arrêté, presque saisi d’effroi. Dans ses bras, il tient fermement un dossier du CHU, il est comme tant d’autres, croisés matin et soir, un patient. Fragile. Il dit tout de même que ce n’est pas grave, qu’il demandera à quelqu’un d’autre. J’insiste, le tram, vraiment, et je lui propose de l’accompagner, alors on avance à son rythme, lent. Pendant qu’il me parle, je cherche une solution qui le rassurera, je vérifie, il y aura le bus 11, direct, mais il faudra marcher un peu, je vais lui montrer, en suivant le trottoir c’est simple. Il me dit que c’est calme ici. Il trouve ça vraiment bien. Il me dit qu’il veut trouver une agence de voyage pour partir au Portugal. Il connaît, il a pris deux cours de portugais, il y a 30 ans… Heu non 50. Le temps file, il en a 80. Il me dit que s’il n’a pas de train il dormira où il pourra. Dans la gare. Ou dehors.

Dimanche 24 juin 2018

Je sors mon téléphone de ma poche. Sur l’écran, un prénom, un pictogramme, un numéro appelé par inadvertance et par le plus grand des hasards : le prénom commence par un P, je ne l’appelle plus, on ne s’appelle plus, je n’existe plus, il m’a bloqué ici et ici, mais pas là, il a supprimé notre image de son compte IG, les kilomètres se comptent toujours par milliers, et son silence est presque aussi intense qu’il l’était alors, là-bas.
Le hasard, c’est après qu’il intervient, au skate-park. C’est avec lui que, la dernière fois, j’avais admiré la légèreté de skateurs et que j’avais tenté de les attrapé au vol, forts et graciles, il faisait beau, certains étaient torses nus, ils avaient cette jeunesse qu’on croit éternelle lorsqu’elle est en nous, cette jeunesse que peut-être ainsi ils cherchent à conserver.

Samedi 23 juin 2018

Ch sort de son sac la coïncidence littéraire dont il connaissait l’existence, par une image et quelques phrases sur un réseau social et dont il me préparait la surprise. Les dernières pages de L’Étranger m’accompagnent sur cette plage, pour lui c’est un autre ouvrage, même auteur, même éditeur, pas tout à fait même plaisir, je crois. L’océan est plutôt calme. Oh bien sûr, pour s’y baigner, il faut supporter cette eau assez froide, attendre, être patient, et puis nager, et quelques vagues bousculent un peu tout ça. Le sable qui s’envole aussi. La littérature aussi, beaucoup. Le récit sans doute, la phrase sûrement. Sur la plage, Meursault a tué. Ici il me rend vivant.

Jeudi 21 juin 2018

Je traverse le bout de la rue Sainte Catherine. Foule. Passants. Attablés. Bruit de fond. Je me dis que ça fonctionne, que c’est une fête populaire, que les gens sont contents. M’en voici presque heureux. Je continue. Je viens de passer trois heures à une terrasse sûrement trop bruyante, à 2 mètres d’une source musicale multi-générationnelle ; il fallait un peu crier. Ainsi pouvait-on rire, gentiment, de lui, dont l’obsession musculaire se limitait au haut du corps ou de l’autre, dont le cigare ne semblait qu’un accessoire de plus. Ainsi pouvait-on dire, tiens, lui…
Je continue, donc. Je pense au mot musique. Je vois bruit. Je ne comprends pas. Ou plus. J’ai 44 ans et une éducation, une évidence dans le vivre ensemble qui m’interdit de déranger autrui à 23 h passées. Alors j’arrive au numéro 16 rue T, monte les escaliers, me prépare de quoi grignoter un peu pour compléter les souriantes assiettes, monte d’un étage sans bruit ni lumière, ferme la fenêtre qui permettait ainsi d’offrir un peu de fraicheur, mets des bouchons dans mes oreilles. Silence. LE silence. Sauf le ronflement, un peu sourd, qui provient de moi-même. Et le goût du yuzu, subtil, du fromage blanc.

Mardi 19 juin 2018

Je pousse la porte de la galerie, coin de rue, mon quartier. La jeune femme blonde me salue, je m’évente, je dis que oui, j’ai lu la description de l’exposition avant de venir et que je connais le Pavillon, d’avant, l’époque parisienne.
Je suis alors spectateur d’un regard, celui de jeunes artistes dont j’ignore tout, et dont je ne chercherai pas à savoir grand chose, ni leurs habitudes ni leur volonté ni leur discours. A peine je cherche à interroger ce qu’ils ont à me dire. Dans la salle du fond, je suis attrapé par les images en mouvement. Je m’assieds. Je suis seul. Seul et assis trop bas, il faut lever la tête, mais la vidéo est belle, physique, simple, on voit le propos mais je peux m’en passer ; les images sont belles. Je passe les dernières minutes debout, je veux montrer au monde un visage, je l’enregistre et le partage.
Je suis alors spectateur de notre passé, en pointillé sur les murs blancs, en images, en objets posés là, puisque notre passé c’est ce monde-art. Je le regarde avec les yeux de celui que tu as guidé au-delà des inutiles cartels et que je suis encore. Je me demande ce que tu aurais dit. Ce que tu aurais vu.

Lundi 18 juin 2018

Il a réveillé les autres et le concierge a dit qu’ils devraient partir. Ils se sont levés. Cette veille incommode leur avait fait des visages de cendre.

Albert Camus ; L’Étranger.