Bidibidibidi bidibidibidi bidibidibidi bidibidibidi*.
* Onomatopée thermomètrique exprimant que vous avez de la fièvre.
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* Onomatopée thermomètrique exprimant que vous avez de la fièvre.
Ligne 7. Couple garçon-fille, vingt-cinq ans peut-être. Ils se taquinent, je ne cherche pas trop à prêter attention à leurs échanges qui m’éloignent de Kawabata, mais je m’interroge sur leur relation, amoureuse ou amicale, alors j’oscille entre mes phrases et les leurs. J’ai repris le fil de ma lecture quand soudain, elle, envoyant un SMS, lui dit fortement : “ça vous a plu… P L U ?”. Mais c’est la femme à ma droite, extirpée de son livre, qui répond. Et l’on rit.
On se retrouve au bar là-bas, au coin, où je ne suis jamais venu. C’est quand sa moue s’immisce que je lui demande comment elle va.
Voici qu’alors je pleurais encore. De rire.
Il est tard. Nous parlons. Il y a cette question de longueur d’ondes, dans le langage aussi. Savoir si l’on est sur la même, dans une relation qui s’est installée au fil des semaines, avec un regard sur le travail de l’autre, des habitudes, une régularité, donnant quelque chose d’almost. Il y a, dans ses rêves de 2018, une relation, forcément sur un autre continent, le sien, son île peut-être, ou le Japon qui l’accueillera un certain temps, espère-t-il. Plus tôt il avait peint sur ces deux corps pour lesquels j’avais légèrement grimacé puis ri, comme lui, puisque cela prêtait à rire, ce détail sur ces deux corps en pièces détachées affichant un certain désir. Plus tôt encore nous avions dîné d’un hamburger, végétarien dans mon assiette. A sa droite alors, un visage, connu, du moins le crois-je encore.
Se retourner.
Revoir l’année.
Fermer les yeux.
Soupirer.
Regarder devant.
Immobile derrière la porte entrouverte, à l’écoute de son pas résonnant encore parmi les étages, je me suis revu dans mon cabinet de travail, penché sur la feuille de papier format A4, brucelles à la main.
Yves Ravey, Trois jours chez ma tante
Je m’arrête sur le quai du RER et sur ce mot, brucelles, ignoré. Google me propose alors en images ces pinces que j’utilisais, enfant puis adolescent, pour attraper les timbres qui complétaient une collection s’étalant dans un nombre démesuré de classeurs. Certains s’offraient ainsi des voyages vers des Myanmar inconnus, d’autres rêvaient de raretés et de valeurs pour quelques centimètres carrés introuvables. Moi, qui ne cherchais pas forcément autre chose que le fait de m’occuper, je regardais les dessins de certaines pièces avec plaisir, je caressais du regard des teintes framboise ou outremer, et, le temps de l’informatique venue, à la fin du collège (déjà !), je découvrais la diversité des polices de caractères pour imprimer des onglets pour mieux visualiser les années. Le plaisir de cette activité venait-il donc pour moi d’un évident plaisir graphique ?
C’est ainsi que, 30 plus tard, au détour d’un roman qu’on oubliera vite, loin des bols d’eau tiède pour décoller les timbres, oui voilà que je comprends que je n’avais pas conscience de tout cela, et que j’ignorais alors que ce pût être une piste pour des métiers inconnus.
Il est tard. A la recherche d’une trouilloteuse perdue, j’ouvre une boîte en sachant pourtant qu’elle ne la contient pas, une boîte pleine de photos. Je pense au déménagement à venir, soupèse le contenant, et m’embarque à faire le tri. Je garde certains visages mais d’autres partent en lambeaux au milieu des colonnes de Philaé, du port de La Rochelle et d’autres photographies, mauvaises, vraiment mauvaises, surtout celles d’Egypte, un vrai catalogue d’images totalement nulles malgré une lumière magnifique, images que je balance sans la moins tristesse en sauvant une felouque et un contre-jour à Louxor. Les plus belles photos ratées, ce sont celles du Pays de Galles en classe de première, photos ayant subi le dysfontionnement de l’appareil photo. Elles avaient fait la risée de la bande d’idiots (dont la méchanceté et la crétinerie aurait pu faire l’objet d’un sketch de Yohann Lavéant, vu justement sur scène ce soir) qui envahissaient ma classe, et en les voyant aujourd’hui, elles me fascinent (autant que leur bêtise, à la différence près que celle-ci ne mérite pas d’être exposée).
Comme un écho aux sourires de mardi, dans le hasard technologique d’une sauvegarde, je pioche dans mes tiroirs, copie-colle, sélectionne, punaise quelques étoiles sur quelques images, les meilleures peut-être. On y trouve ta démarche assurée dans les rues d’Istanbul, cette lumière orange sur ton visage à Berlin, la nudité d’une chambre d’hôtel éclairée de rose à Barcelone, ou nos sourires, intacts, sur un vaporetto. Venise. Venise qu’une chanson d’amour a déclarée triste au temps des amours mortes alors Venise est comme gâchée par cette indécrottable ritournelle qui s’immisce dès qu’on en lit le nom (dans Calcutta désert ?). Et puis d’autres tiroirs et cette si belle photographie de Fabrice, le regard perdu dans un train italien. C’est quoi, déjà, cette chanson de Barbara Carlotti ? Oui, celle qui parle de l’Italie, de toujours, et d’aimer ?
– En langue Roland Barthes : Quelle “stipulation ” verrouille, clôture, organise, agence l’économie de ta pragma comme l’occultation et/ou l’exploitation de ton ek-sistence ?
– En français : Que faites-vous dans la vie ?Le Roland Barthes sans peine
Il me montre alors les hommes et les femmes qui ont compté dans sa vie, réunis dans deux cadres. « Ça fait un peu tableau de chasse », s’esclaffe-t-il, mais non, je ris avec lui mais non, je ne le pense pas. Et lui non plus. C’est l’histoire d’une vie, amoureuse et amicale, riche, encore riche, belle, remplie de tous ces sourires avec, pour photo principale, centrale, plus grande, son ex-femme, vêtue d’un pull orange. Une vie remplie de souvenirs que rien n’efface, que rien ne gâche, puisque même ce pull mal tricoté est encore là : jamais porté (et pour cause) mais jamais jeté (et pour cause). En échange, je montre quelques visages sur les réseaux sociaux, mais ce n’est pas à moi que ces visages sourient : ils sourient au monde.
Voiture. Respiration. Quelques dizaines de minutes dans la campagne environnante et dans le hasard de la radio, qui parle d’une grotte lorsqu’un petit panneau indique le chemin d’une autre. Et c’est ainsi que je m’enfonce dans le champ lexical, creusant les roches d’un disque dur cachant des trésors inédits au fond de cavités sombres, trésors qui viendront nourrir l’écriture, encore, une page ou deux dans cette construction à tiroirs. Car au milieu des images soudain une tombe, celle d’un homme mort pour la France, sépulture fragile entourée d’une barrière de bois. Comme là-bas.
Après des années japonaises, je retrouve donc une tablée familiale pétillante, légère, douce, douce comme un mélange de 92% de coton et 8% de cachemire, souriante, souriante malgré l’absence, les absences et leur cause, les absences et le silence qu’on leur accroche, mais malgré tout souriantes car certaines prêtent à rire lorsque l’on regarde une petite vidéo de ski sur un petit écran. C’est une tablée, inéluctablement, à géométrie variable, une tablée qui va et vient et ainsi ai-je en tête Here is London – Home of the brash outrageaous and free – You are repressed but you’re remarkably dressed, is it real ? dont les paroles n’ont rien à voir avec la soirée mais vous permettez que je chante un peu ? c’est Noël !
Elle est à quoi la pizza ?
Je me glisse place 26 de la voiture 20, quai numéro 1, entre la fenêtre et un diplomate. Me voilà enfin assis. La traversée de Paris avait été précédée d’une course contre la montre à cause d’un réveil pépiant en vain dans le brouillard du sommeil. Mamie s’installe en face de moi avec son petit chien à la langue pendante et disproportionnée. Il a 16 ans et des yeux embrumés par la cataracte, exorbités.
Là-bas il y a une dame avec un chat, elle aussi a payé 7 euros pour transporter son petit animal de compagnie que les enfants demandent à caresser car ils ont bien compris que le chien doit sentir un peu mauvais ; mais soudain il pète et les enfants rient. Le diplomate pas vraiment. Moi encore un peu moins quand il pousse un petit roupillon et que son coude envahit mon espace, certes rien de sonore mais tout de même je perds un peu de souplesse pour utiliser mon clavier. Je pourrais alors simplifier mes mouvements et reprendre la lecture de cette revue achetée à la hâte en même temps que quelques denrées alimentaires, trop à la hâte (parce qu’attiré par l’interview de Jérémie Souteyrat, dont les propos sont aussi précis que son art photographique, contrairement au type qui enfonce des portes ouvertes page 39) et donc sans veiller au prix, exorbitant.
Cela ressemblait à un murmure amoureux. Utako, si proche de Jirô, sentait ses genoux sur le point de trembler.
Yasunari Kawabata, Première neige sur le Mont Fuji
9h39. C’est l’après-midi au Japon. Un message : une proposition sous forme d’invitation, des points de suspension et une surprise : deux ans. Mais cela ne me surprend pas vraiment. Une première photo : je reconnais les coupes à saké, mais pas ce dessin, assez beau, ni ces verres, le tout posé sur une tablette. Puis une autre : une maison, une flèche rouge. Une troisième : des shôji et un de ses luminaires locaux, en plastique peut-être, une ambiance évidente. Un smiley à deux bouches, pour donner une idée du degré de satisfaction d’avoir réalisé un rêve. Une maison, donc. Être chez soi, même si c’est ailleurs.
J’ai toujours aimé Sophie Calle. J’aime ses détournements, sa manière de parler de ses amours, ce déplacement du regard sur soi, cette manière résiliente de tout voir en artiste, même la mort. J’avais aimé son exposition chez Perrotin, d’une grande sensibilité en l’absence du je. J’aime encore plus Sophie Calle depuis que je l’ai entendue à la radio, récemment : elle était drôle. Avant d’arriver à l’exposition du musée de la chasse et de la nature, j’avais oublié cela : elle est drôle. Et en y arrivant, dans la première salle, pas de quoi rire… jusqu’à cette histoire d’idées pêchées chez le poissonnier… et jusqu’à ce que le gardien blague, compréhensif et solidaire, en m’entendant traduire les textes pour Niu, traduire avec difficulté, car sous l’anodin des mots se révèle une grande poésie, car le texte sur les derniers mots de son père est d’une beauté et d’une tristesse intraduisibles. Aux étages, je rirai bien plus mais Niu assez peu, le traducteur baissant un peu les bras.
10h50. Ils sont plusieurs, ils fument, l’un d’eux me dit que ça ne sert à rien de descendre, c’est fermé. Je descends. Sur la porte vitrée, les horaires : à 10 h il y avait un office. Dans le coin là-bas, j’aperçois les tables prêtes pour ce brunch de Noël. Brunch. Le mot, que l’Académie française souhaiterait voir remplacé par une déjeunette usitée, c’est épatant vous allez voir, en 1978, par Christiane Lesparre dans Un hamac dans le Vaucluse, un livre dont le titre ne me donne nullement envie de le lire, mais bref, le mot brunch, disais-je, est inconnu pour la femme qui, peut-être 1 heure plus tard, est assise à côté de moi et qui, en 1978, probablement, entrait dans les ordres, expression dont le contraire serait donc éventuellement sortir dans le désordre, plus adapté au fait que j’étais alors à la maternelle et que je n’étais peut-être pas du genre à me mettre en rang. Vous me suivez ?
Lorsqu’elle riait, les ridules au coin de ses lèvres formaient, comme d’habitude, un accent circonflexe. Lorsqu’elle retrouva son calma, tout en arrangeant la mèche de cheveux en bataille de son mari, elle répéta indéfiniment : « Heureusement, heureusement ! »
Kasumiko Murakami, Et puis après
Les deux paquets cadeaux contiennent des vêtements. Dans le transport de mardi dernier, fourrés dans un sac à dos trop petits, ils se sont froissés. Beaucoup. Trop. Et pourtant je les apporte ainsi. Étonnamment, presque grossièrement, je n’y prête pas une réelle attention. Je crois que ce qui importe, et détourne mon regard et mes facultés de décision, c’est ce qu’ils contiennent, à savoir des cadeaux pour le bébé « Oh regarde comme c’est mignon ! » et la maman « Tu as vu c’est joli hein ? ». Et puis je repars. Et j’y repense. Trop froissés. Pourvu que les parents ne le soient pas.
I thought it was a cake, so I put it in the fridge. So today I opened it and I saw it was a cup.
Alors j’ai ri. J’ai écouté ce message, que je retranscris ici sans les hésitations, et j’ai ri aux éclats ; une fille s’est retournée.
Dans la journée, une vidéo expliquait que le rire provient de l’incongruité. Elle est là, cette incongruité. J’imagine son regard en déballant le papier gris (et froid) surmonté d’un petit nœud jaune de la boutique japonaise d’à-côté.
Je n’aime pourtant pas ces messages enregistrés sur Messenger, j’en comprends l’usage, c’est pratique, peut-être plus humain, P en usait à côté de moi pour parler à son boyfriend, il m’en laissait aussi parfois et j’en ai quelques souvenirs précis, cette terrasse surtout alors que j’avais commandé une pizza. Je crois que je ne les aime pas, ces messages, car ils rompent la succession des phrases sur l’écran. Personnellement je n’en fais pas : je tape.
Alors j’ai pleuré. Il y avait eu ces heures, les deux clémentines, le montage à revoir sur le petit écran, l’exposition dense comme une forêt et belle comme un horizon jusqu’à ce qu’on y étouffe ou s’y noie. Il y avait eu quelques amandes, des bulles rosées, ces cadeaux qui correspondaient à mes paroles un peu plus tôt — je n’ai rien à lire, etc. Il y avait eu notre deuxième pays, l’ambiance, le shabu-shabu, les mots en japonais, ce morceau que j’ai failli trempé par inadvertance dans le saké, les paillettes de la lunette des toilettes et puis un trottoir glissant, une dernière phrase et un RER.
La vie est comme le Japon, la vie est un pays qui ne vous laisse pas en paix, un pays de typhons, de volcans, de tremblements de terre et de tsunamis ; soudain c’était tout cela et il pleuvait sur ce parapluie bleu à la baleine martyrisée, acheté là-bas un jour d’été.
Je suis fatigué, la tête ailleurs, il me tend l’assiette et donc je mange. Jusqu’à ce qu’il éclate de rire, et qu’il en rie, et qu’il en rie.
Et puis on m’appelle. Voilà. Devant moi, au-delà du balcon, les immeubles. Si je tourne la tête vers la gauche il y a la rue et, 500 kilomètres plus loin, une nouvelle destination.
« You get ready, you get all dressed up, to go nowhere in particular », chante Lana del Rey. Je suis moi aussi prêt, bien habillé, et repars vers Paris. Prêt à quoi ? À attendre le résultat de l’entretien suite auquel je n’ai pas enlevé ma cravate. Autour du cou je porte également une coïncidence, à savoir mon écharpe, dont la sœur péruvienne était entreposée parmi d’autres dans cette boutique. Somewhere in particular.
On dit bien sûr, bien souvent, trop rapidement peut-être, que les maisons au Japon ne durent pas. Dans les villes, elles subissent les cataclysmes de la nature ou de l’homme. Dans le temps, elles souffrent des matériaux dans lesquels on les bâtit. Et puis il y a la maison. La nôtre. C’est encore chez nous, c’est indéfiniment chez nous, c’est indestructible. C’est elle qui nous réunit, c’est probablement elle qui nous réunira toujours.
Avant que l’on se retrouve, j’ai regardé les images, en particulier celles qui n’avaient pas été imprimées, succession de photographies carrées qui se sont conjuguées lors des derniers jours pour former une phrase au douloureux point final. Je me suis rappelé ces instants et les toutes dernières minutes, ce vide de verre et de béton qui me transperçait. C’est comme si je n’avais pas seulement été dans la maison durant presque trois années : c’était aussi l’inverse, c’est elle qui était en moi. Je rejoins peut-être alors ici la complexité, ou la particularité de la langue japonaise, où les vocabulaires du foyer et de l’humain se mélangent.
Et donc ce dimanche nous nous retrouvons pour construire, sur un mur, un regard sur elle, cette room#1, une maison que l’architecte a nommé “pièce”, une maison dixième de maison. Je crois qu’on n’a jamais creusé ce sujet avec elle – elle étant qui ? la maison ou l’architecte ? -, ce trouble sur les mots et puis ce nom anglais écrit en anglais pour un lieu bel et bien japonais, bel et bien ancré dans le quartier et les notions locales d’espace(s). Je crois qu’il y a encore beaucoup à écrire sur ce lieu / ce nous, solide et quitté.
La cravate servit donc seulement à faire joli, à me faire plaisir de m’habiller autrement, à me distinguer un peu… car de mon emploi du temps je ne sus défaire les nœuds.
It’s like a family here.
Je chuchote à l’oreille de Niu, essayant de traduire ce qui ce dit. Nous nous sommes placés là-haut, pour ne pas déranger, mais quelques regards, parfois, se déplacent vers nous ; je crois qu’on nous entend, malgré tout. Malheureusement pour lui, Isola, le film de Fabianny Deschamps que l’on vient de voir, est tellement riche que mon esprit galope et parfois abdique à traduire la beauté et la complexité des propos de l’actrice, qui a posé derrière elle cet improbable manteau jaune, et les explications de la réalisatrice, chevelure rousse flamboyante.
Le film est riche, disais-je, riche de langues également, mais la principale étant ce chinois mandarin que Niu parle, je n’ai presque pas eu besoin de susurrer dans le noir lors de la projection. Et puis voilà, voilà qu’on a le souffle coupé, on ne respire plus, tout s’arrête devant les visages fatigués ou heureux, tout s’arrête sauf mes larmes devant cette dernière scène sans parole, cette scène vers laquelle la réalisatrice nous a emmené durant 90 minutes et qui dans mon souvenir est silencieuse, silencieuse et au ralenti comme si mon esprit l’avait transformée sous l’émotion trop vive.