Mardi 5 décembre 2017

Ils se succèdent. Ils me parlent de ce lieu, où l’on se trouve, de la chance de pouvoir s’y doucher et d’y laver leurs vêtements, de la gentillesse, du calme, de la chaleur du café et des gens. Le premier insiste sur les remerciements aux bénévoles. Le deuxième dit que les gens devraient être heureux d’être en France, qu’ils devraient aller voir comment ça se passe à Gibraltar. Le troisième est fragile, touchant, il est heureux de pouvoir donner un coup de main pour ranger avant la fermeture. Le dernier cherche les mots, pourtant c’était son métier et alors on parle de Barjavel. Tous les quatre sont les témoins des situations variées des sans domicile et des sans abri en France. Tous les quatre sont d’une douceur extrême, d’un optimisme étonnant, d’une bienveillance incroyable. Bien sûr je ne sais pas toujours quoi dire, je laisse des silences et tous les écoutent, comme s’ils connaissaient la valeur des moments suspendus. Et au-delà des paroles, tous les quatre sont, pour moi, les passeurs vers un autre regard sur le monde.

Lundi 4 décembre 2017

Dix-neuf années et quelques mois ou semaines séparent ce jour de celui de notre rencontre. Je me souviens très bien du lieu, des silences à cette terrasse rochelaise. Je ne suis plus très sûr du mois, un mois d’automne, mais c’était le 20 car le 20 des mois suivants nous nous faisions la remarque.
Nous voilà ce soir dans ce troquet en face de la gare de Niort. Nous en sommes tous les deux surpris, de ces années qui passent, de ces rendez-vous espacés mais respectés, au hasard des villes, des horaires des correspondances, ces rendez-vous qui, en cinquante minutes, obligent à résumer des mois, des années, à faire l’impasse sur les beaux souvenirs pour s’embarquer dans la narration des virages récents, des attentes et des incertitudes. Ainsi je réponds à son SMS ; oui c’est toujours trop court.

Jeudi 30 novembre 2017

Il n’y a pas de photographie. Il y a seulement, à travers la vitre, au retour de Neuville, un soleil parfois masqué par un ciel couvert d’une myriade de nuages argentés, que je capture deux fois, dans un résultat décevant, avec mon Huawei blanc dont l’étiquette, qui n’aurait jamais dû rester là et sur laquelle s’efface le numéro IMEI, se décolle. Il y a seulement, plus tôt, avant de repartir, une photo de famille prise par mon père avec son téléphone impeccable, nulle étiquette se décollant : une photo reçue plus tard. La famille n’est pas complète, il manque les absents, noté-je dans un pléonasme maladroit. Tout le monde sourit, l’heure est passée légère. On a fait des remarques sur les visages changeants, amincis, gris, rebondis, changés, ici une barbe naissante, là le poids repris. Le poids repris offrant donc, sans s’étonner de la contradiction, une grande légèreté.

Mercredi 29 novembre 2017

Alors je leur parle de moi. De mon parcours. De ce à quoi, peut-être, ils pourraient se raccrocher. Grâce à quoi, peut-être, ils pourraient voir quelque chose qui dépasse leur horizon. J’ai oublié à quoi ressemblait, à leur âge, 13 ou 14 ans, mon horizon ; il n’était, je crois, constitué d’aucune envie. Alors je leur parle de ce chemin photographique que j’ai emprunté, sans le vouloir réellement ou plutôt sans imaginer qu’il prendrait de l’altitude, et que je continue de parcourir au gré des hasards, des évidences, des bonds, des rebonds. Les exemples que je donne nous emmènent aux croisements de la photographie, de l’écriture, des souvenirs, du temps qui passe, des visages oubliés. Ils doivent éclairer ce vers quoi nous allons ensemble, un accomplissement multiformes – une publication, une exposition – balisé par quelques contraintes.

Et puis je pars. J’ai répété plus ou moins le même discours quatre fois, me reposant sur un pdf subissant les lois d’une technique coquine qui écrase, dans un sens ou dans l’autre, les pages du document et les silhouettes. Et je pars. La route est alors comme une méditation, courte séance jusqu’à Brantôme où j’ingurgite dans une brasserie-PMU un plat gorgé de cholestérol et des visages à décrire. Puis plus longue, tout le reste du chemin, sans précipitation de ma part ni du ciel. Dans la radio, justement, c’est le sujet, la méditation, après l’émission historique sur la tentative de coup d’état du 23 février 1981 en Espagne : les neurosciences, définitivement, m’accompagnent sur ces routes de Dordogne.

Mardi 28 novembre 2017

Sans doute en ce bout des terres n’y avait-il que deux vocations possibles, la marine et l’Église, le sacerdoce des flots et la conduite des âmes, les galons dorés de la Royale et les ornements liturgiques , mais si la seconde m’attira par intermittence, je n’eus jamais la moindre tentation pour la première.

Philippe Le Gouillou ; Géographies de la mémoire

Mardi 21 novembre 2017

Il est inquiet. Nous nous retrouvons soudain dans cette question abordée hier, devant laquelle j’ai lutté pour trouver les mots, car la peur est un sentiment qui m’est assez lointain, peut-être parce que j’arrive à la dompter et donc, en dehors des moments où elle surgit, il m’est difficile de l’évoquer ; en quelque sorte, elle n’existe pas en projection dans un futur proche ou lointain.
Hier, j’étais face à son enregistreur, il s’était absenté mais bien sûr il n’était pas loin, là, juste derrière la porte de la cuisine, attendant que j’aie fini de parler, attendant le dernier long silence ; il y en avait eu d’autres.
Ce soir, je suis face à lui, tandis qu’il tente d’ouvrir la bouteille, mais que les mains n’agissent pas comme elles devraient, le tire-bouchon tourne sur lui-même, il n’appuie pas, il parle et les mains agissent seules. Alors il pleure. Il vient de me dire qu’avant que j’arrive, il avait pleuré, parce qu’il a peur, parce qu’il doit prendre une décision, peut-être partir, vite, dimanche. Il vient de me demander s’il doit faire confiance au médecin. Il vient de me parler des 10% de risque, du déchirement au propre qui laisse entendre celui figuré d’un retour définitif.
Il y a là quelqu’un qui pleure devant moi, qui pleure perdu dans ce pays qui n’est pas le sien, avec des questions dont les réponses ne sont pas les siennes car il ne sait pas, il ne sait pas ce qu’il doit faire, alors il me demande et je le rassure, longuement il a demandé à sa mère, là-bas, loin, et lorsque j’ai franchi la porte j’ai compris que c’était avec elle qu’il parlait, sa mère qui, encore récemment imprimée sur le mur, me regardait.

Dimanche 19 novembre 2017

Petite sonnerie Whatsapp. J. J comme Jonathan. J comme Japon. F comme foule dans le train pour Kurama, un dimanche d’automne.

Vendredi 17 novembre 2017

La maison rouge. Dès l’entrée de l’exposition, une émotion, offerte par les images, émotion qui s’éteint un peu, je l’avoue, au bout de plusieurs salles, quand le noir et blanc ne donne plus à voir que l’obsession du noir et blanc. Mais, malgré ce bémol purement subjectif, la collection de Marin Karmitz est superbe. Elle confirme ce que j’ai toujours aimé dans les expositions de collections : d’une part ce regard presque intime sur le monde que nous offre celui qui possède ces images (ou ces objets) et d’autre part les images et la puissance de photographies inconnues ou rarement montrées.
Niu s’étonne, s’interroge. Et m’interroge. Sa connaissance de l’histoire européenne, des années 30, de la deuxième guerre mondiale, et de — oh qu’il est terrible d’écrire ces mots — l’extermination des Juifs est plutôt en surface. En surface car non absorbée, comme pour nous Européens, via une accumulation d’images et de mots, dans les livres d’histoire, la visite du musée de la déportation à Brive-la-Gaillarde à 13 ans, les documentaires, les récits, les discussions, Marguerite Duras qui répète qu’elle y pensera jusqu’au dernier moment, les travaux d’artistes, la tentative d’imaginer l’inimaginable, puis plus récemment les génocides au Congo ou les charniers en ex-Yougoslavie et donc la peur / la preuve que cela recommence. Son histoire, en tant que Taïwanais est, je suppose — il faudra que je lui demande —, plutôt porté par une Chine oppressante et un Japon envahisseur, militaire et sanguinaire, d’autres abominations donc, qu’ici on a à peine absorbées.

Jeudi 16 novembre 2017

Il vient de sortir de la douche, d’interpeler un camarade qui, lui aussi, vient se laver et profiter de la chaleur humaine au local de l’association. Je m’apprête à franchir le seuil de la porte, me retourne pour un dernier au revoir, quand il demande soudain à A s’il n’a pas du parfum. Je souris ; je ne sais pas encore que ce sera l’édito qu’on me demande d’écrire.

Lundi 13 novembre 2017

Soudain, au milieu de cette conversation qui glisse dans l’intime, je raconte cette étude de cas en sociologie des organisations. Et je comprends.

Dimanche 12 novembre 2107

Foire. Deuxième. Je veux revoir Saé et être présent pour le talk, qui va talker du marché de la photographie asiatique, pourquoi pas, ça ne peut pas être inutile d’être là et de combler une micro-lacunes en écoutant un Taïwanais parler anglais, une Coréenne parler anglais et… deux Japonais parler japonais.
Cette fois nous avons plus de temps avec Saé, il n’y a pas ce genre de gugusse cherchant à vendre sa mayonnaise et son stand parapluie/ombrelle pour des photos de surfs. Je parle de mon envie, de mes hésitations, budget, avion, bling-bling, vrrrr, et l’idée surgit, pourquoi pas #home, mais somewhere else. #unhome ?

Vendredi 10 novembre 2017

Yuna nous présente. Je ne comprends pas son nom. Ne fais pas répéter. Très vite elle en dit plus sur moi, alors il me demande ce que je fais comme genre de photos : De l’architecture ? Non, pas ça, je réponds, pas ça, alors pour monter des exemples je sors les petits livres que j’ai apportés. Dont le petit carré. Ah oui, parfois, de l’architecture. Ils sourient. Autour de nous, des photos et encore des photos. Là-bas, Saé, joie. J’ai passé un moment à regarder, à chercher ma place, le signe qu’il y a dans cet univers un recoin pour moi, mais il n’est pas ici, pas dans une foire. J’ai passé un moment à parler, en anglais entrecoupé de japonais voyez-vous, peu importe ce qu’il disait, peu importe que j’aimasse ses photographies, c’est ça, là, ce pays, et puis un peu plus loin les images d’un Coréen, tant aimées à Kyotographie, et juste à côté des garçons, nus, bientôt militaires et ici pudiques, travail beau, vraiment beau, lumineux, les regards, les mains qui cachent, les cuisses qu’on croise, loin du stéréotype du nu féminin occidental qui sera évoqué le lendemain, justement. Bref, on part, je dis “on” car Niu est là, c’est bien qu’il soit là, il m’emmène là où je ne vais jamais, Palais Royal, cette boutique ultra-chic de vêtements taïwanais tenue par une anglophone qui se plaint pourtant du prix du voyage au Japon et puis ce magasin de bougies, bref. Une autre émotion, ces portraits de migrants souriants, dont la vie rebondit joliment, ils sourient à l’espoir et au renouveau, et puis nous y voilà, deuxième foire, des livres cette fois, ça grouille aux Beaux-Arts, ça grouille et le hasard est là, dans cette publication qu’une Japonaise est en train de signer. Je feuillette et me souviens, ni du lieu ni du moment, mais j’ai déjà vu ces images, je les avais adorées, c’était les meilleures d’une expo, oh bien sûr j’imagine qu’elle ne me croit pas quand je lui dis, oui c’est ça c’était au musée de la photographie de Tokyo, mon journal de janvier avait été muet, il n’y avait que des images, tout l’opposé d’aujourd’hui. Et puis je m’éloigne, elle doit se demander pourquoi je ne mets pas 15 euros dans sa publication que j’aime tant. Et là encore je cherche mais je crois qu’encore, ma place n’est pas là, pas dans cette foire.

Et puis voilà. Des visages d’avant. Les gens qu’on embrasse. Ceux qui ne savent pas. Ceux qui, déjà, étaient là mercredi et qui en rient, de se voir là, encore. Et puis le Japon, encore, encore, toujours, tellement de fois aujourd’hui, encore donc maintenant pour le film de Judith et Masa. Soudain, sur l’écran, un policier. En une fraction de secondes, c’est tout ce que j’aime dans ce pays et l’on rit. L’envie revient. Je m’imagine.

Jeudi 9 novembre 2017

Le petit garçon et la petite fille sont derrière moi. Il a peut-être cinq ans, pas plus. Elle ? Trois ? Ils sont sales, très sales, parlent cette langue que je ne connais pas, jusqu’à ce que le non-verbal s’impose lorsqu’elle pose sa main sur l’ouverture de ma poche de jeans, là où se trouve mon téléphone, glissé juste avant. Son frère l’engueule, c’est le mot, mais je suis autant choqué qu’attristé, l’esprit envahi par des pensées confuses et le sentiment terrible que les clichés sont durs à gommer.

Mercredi 8 novembre 2017

Sur scène, je suis venu pour ça, ils sont quatre, amis. J’ai pu sourire avant, comme je le ferai après, voire rire, parce que les performances scéniques sont parfois étranges, caricaturales et qu’il faudrait demander, à l’artiste, pourquoi. Je peux éventuellement sourire à la fébrilité de J, visage figé pour cette première. Je peux éventuellement sourire à la moue de F quand elle entend la fausse note qu’elle vient de faire, le chant malmené par une balance mal balancée, mais la voix de F ne mérite pas un sourire tant j’aimerais l’entendre plus, autrement, plus fort, plus seule, plus ailleurs.

Mardi 7 novembre 2017

Il tient un petit sac à main. Il n’est pas seul, un ami l’accompagne. Parmi les personnes qui font la queue à la caisse du Leroy-Merlin, où je suis venu acheter des cintres, un homme à l’air patibulaire dévisage ce couple (c’est-à-dire cette paire) qui n’est probablement pas un couple. Il tient un petit sac à main et tout le reste (ses chaussures, ses vêtements, sa coupe de cheveux) sont un mélange clinquant entre ce que l’on pourrait qualifier avec facilité de “racaille” et ce que l’on pourrait qualifier sans brio de “fashionista”. Subjugué par son allure et les détails qui se dévoilent sur sa tête ou dans sa main gauche, je suis incapable, plus tard, de décrire l’autre, dont je n’ai retenu que la couleur de peau. Il est ce mélange délicat et gonflé, qu’on qualifie peut-être de métrosexuel dans certains magazines, à deux pas du RER B. Il est ce sentiment qu’il y a autre chose ici que ce qu’on imagine bêtement, pris au piège de clichés qui collent aux semelles.

Dimanche 5 novembre 2017

Elle fredonne Singing in the Rain. Mais il ne pleut pas. Je marche sur ce boulevard qui me mène au métro, je n’ai pas encore l’habitude de ces quartiers qui longent la ligne 12 ni des parcours à prendre et sur lesquels j’hésite. RER, métro, tramway, bus, le maillage parisien est un bonheur pour qui sait être un peu patient et choisir le bon trajet, et puis au fond du sac il y a toujours un livre, voire deux, Guimard pour réviser avant cette journée bénévole à l’hôtel Mezzara, Duras plus tard pour Écrire. Au fond de la poche il y a toujours ce petit écran qui vous emmène ailleurs, mais toujours aux mêmes endroits, des images carrées, une interface bleue, un petit oiseau.

Samedi 4 novembre 2017

Je lui décris le chemin qui devrait offrir à l’une de ses journées kyotoïtes un goût d’inédit et j’espère un sentiment privilégié loin des entiers battus. Sur la carte il note les étapes, les précisions, le fait qu’il faut faire demi-tour après avoir grimpé sur ce petit chemin, l’endroit où il faut acheter des ichigo daifuku et manger des soba. Il rit en imaginant montrer ma photo à tout le monde, et il évoque l’étonnement d’avancer dans les images de Google tout en se disant que ces lieux si loin me sont si familiers. 6 mois et 4 jours plus tard, je suis encore chez moi.

Vendredi 3 novembre 2017

Où il sera question de stigmates, du bonheur, de la religion, d’aiguilles, de blessures, de falafels et de la couleur des vêtements dans une foule sombre. Où l’on prononcera trois mots de japonais à Gengoroh Tagame.