Jeudi 2 novembre 2017

Le petit garçon joue avec deux petites voitures sur l’une des étagères de la galerie, sous la joie débordante de sa grand-mère qui dépose dans la deux-chevaux décapotable des dés de fromage et des exclamations aux modulations mièvres. Elle n’est pas très attentive au fait que le petit garçon me dérange pour regarder les ouvrages posés là, ni à l’ambiance plutôt feutrée au milieu des œuvres, principalement photographiques, d’artistes japonais, dont Yosuke Yajima, mon coup de cœur, un coup de cœur qui durera toute la soirée, au fil des galeries de Saint-Germain où l’on vernit avec des bulles dans des verres en plastique les expositions qui devraient réchauffer visuellement ce mois de novembre. Toute la soirée car, en dehors du travail d’un autre photographe d’un autre continent car africain (zut zut son nom ?), le reste est majoritairement d’un ennui terrible, n’apportant ici qu’un jugement à l’emporte-pièces et le début d’un doigt pointé sur l’éducation du petit garçon.

Mercredi 1er novembre 2017

Je monte dans la berline noire, il est beau, jeune, bien habillé et me demande quel genre de musique je veux écouter. Mes oreilles se posent sur ce qui sort des hauts-parleurs et mon regard sur l’écran où s’alignent des pictogrammes : c’est Shakira dans Radio Latina. Évidemment je lui dis de laisser cette musique parfois en boucle chez Patricio. Soudain, j’y suis encore, et je sens sous mes pieds le sable et dans mes doigts la poussière.

Le temps de traverser Paris et c’est ainsi que les cartons s’entassent avec l’idée de les ouvrir, trier, sélectionner, distribuer, garder, donner, chérir, vendre et diminuer la hauteur du tas. Le nouvel horizon, c’est un ensemble d’immeubles blancs qui laissent une place suffisante au ciel vers l’ouest et c’est aussi ça, un mur blanc et des boîtes marron, dont le contenu semble plus inaccessible que les nuages.

Mardi 31 octobre 2017

Halloween. Les monstres et les fantômes hantent les rues. Parfois, dans le métro, c’est une femme à tête de pigeon qui passe le portillon. Nous mettons dans 20 cartons et 2 valises ce qu’il reste ici de ma vie, c’est à dire plutôt de mes livres, lourds pour certains, et ce qui s’entasse ainsi porte autre chose que le poids du papier, celui des années, celui sur la conscience, celui de la vie, que sais-je, je cherche à métaphoriser ce moment, ce fichu passage un soir pas comme les autres où l’humain se veut vampire, alors sur FB j’écris ça, un peu vite, mais seule CK semble y lire la tristesse que je cherchais à exprimer. Une vie ne rentre pas dans 20 cartons et 2 valises, elle est dans les souvenirs, ceux qui restent là, bien accrochés, joyeux, nostalgiques, elle est dans ce qu’on en a fait, dans les chemins et les erreurs, elle est dans ce qui ne se voit pas ou bien elle est ici, exactement sous vos yeux, et c’est sûrement pour cela que j’insiste, que je reste sur ce journal. Alors tu ouvres une bouteille, tu dis qu’il y a sûrement quelque chose à fêter, mais en cet instant précis je pense que non, malgré la belle aventure. Alors je dis Aix, et, réalisant l’homonymie, me fige.

Lundi 30 octobre 2017

J’écrivais tous les matins. mais sans horaire aucun. Jamais. Sauf pour la cuisine. Je savais quand il fallait venir pour que ça bouille ou que ça ne brûle pas. Et pour les livres je le savais aussi. Je le jure. Tout, je le jure. Je n’ai jamais menti dans un livre. Ni même dans ma vie. Sauf aux hommes. Jamais. Et ça parce que ma mère m’avait fait peur avec le mensonge qui tuait les enfants menteurs.

Marguerite Duras. Écrire

Dimanche 29 octobre 2017

Tu me parles des images du nord, là où la ville tombe comme une falaise et ne devient rien, même pas le mouvement des vagues ; à peine un automobiliste audacieux et soudain poussiéreux troublait-il parfois l’espace vide où le vent ne produit rien. Tu me demandes alors ce qui pourrait intervenir, prendre place, mais je ne te parle pas du garçon aux yeux noirs à qui je n’ai pas donné la place qu’on aurait pu imaginer et qui n’a donc pas pu investir ce désert. Mais soudain c’est une faute de frappe qui se glisse et je vois le mot désir dans le mot désert.

Je ne parle pas non plus de cet autre qui a surgi comme apparaissent quelques démons qui vous mordent et repartent. Me voy a chuparte como un vampiro, disait justement cette chanson idiote entendue dans un taxi et sur laquelle on a ri ; mon Chili c’est aussi un peu cela, un recueil de chansons, parfois idiotes.

En quittant Tacna j’avais justement vu ce que l’homme cherchait à combler dans le désert, avec son désir d’envahir le monde. J’avais vu ce même jour, sans le comprendre vraiment, dans le sourire du garçon aux yeux noirs, l’idée du désir dépassé, l’idée d’une promesse en nouant le bracelet noir et rouge. Alors comment aujourd’hui remplir le rien des images ? Quelques parpaings, rugueux, froids, ne suffiront pas. Le cheval albinos non plus. Il manque, je le regrette, un portrait.

Vendredi 27 octobre 2017

Il est triste. Je n’avais pas compris qu’il tenait à ce que je l’accompagnasse. Il m’avait semblé, au bout de ses trois mois de présence ici, que l’aider à rencontrer un médecin anglophone avait suffi. Il me demande alors si, lorsque j’étais au Japon, j’allais seul chez le médecin. Je réponds oui, il est surpris, et je précise que le docteur était francophone en oubliant ces grands moments de solitude chez le dentiste où je ne pouvais parler ni la bouche pleine ni ma langue natale.
On parle donc des difficultés liées à ces langues d’un territoire qui n’est pas le nôtre mais je décèlerai seulement plus tard dans ce qu’il vient de dire – comme si ma perspicacité disparaissait avec l’âge – qu’il se sent un peu perdu dans ce pays qui n’est pas le sien. Je suis sûrement une interface, un liant, malgré nos conversations en anglais, et grâce à nos rires lorsque je cherche à parler chinois et lui français. De fil en aiguille, nous voilà alors à regarder les caractères chinois utilisés à Taïwan et je découvre ô joie leur gémellité avec les kanjis japonais, ce qui m’offre un petit moment de satisfaction, comme si cette île inconnue soudain s’ouvrait à moi.

Jeudi 26 octobre 2017

Dans mes images je cherche un arbre mais cette quête cache une forêt de souvenirs.

Mardi 24 octobre 2017

Il est 13h36. J’ai vaguement avalé une part de quiche et une autre de flan dans une boulangerie du boulevard Raspail et je pense que c’était trop gras et que je vais m’assoupir. Il m’envoie un message où il s’excuse d’avoir été une déception. Il a lu le texte de jeudi dernier, tentant dans cette langue qui n’est pas la sienne d’attraper ce qui pourrait lui appartenir ou ce que je pourrais lui avoir laissé comme signe. Il ne sait pas, qu’à la place du Adios, il y a eu un paragraphe, dans une langue qu’il comprend et dans laquelle j’ai tenté d’écrire quelques mots, une idée plus précise, un mouchoir blanc qu’on secoue, avant de tout effacer. Tout effacer car ce n’est pas ma langue, ce n’est pas celle qui me permet, ici, d’offrir une prose en étant absolument certain du sens donné ou caché et de la musique des phrases. Alors je lui dis que non, il n’était pas le mot “déception”, mais le mot “sourires”, ceux qu’il m’a donnés, jusqu’au dernier jour triste, avant qu’il sache avec quel état d’esprit je repartirais.

Lundi 23 octobre 2017

L’image sans l’homme. Tel est l’intitulé de ce séminaire organisé par Le Bal, à l’EHESS, auquel j’avais déjà assisté en 2013 sur le thème “L’image manquante”. Il répond, sur le papier, à ce regard que je porte, souvent, sur les villes et les espaces, vides, telles ces façades japonaises, plus récemment ces paysages, là-bas encore ces aires de jeux d’enfants, ces nuits pleines d’ombres, sauf lorsque soudain, découvrant un nouveau territoire comme le Japon, je me mets à le regarder, lui, l’Homme, avec une majuscule et sans entrer dans les débats justifiés de l’écriture inclusive, car je ne peux nier ce qui fait lien entre langage et soi, après avoir avalé des mois de japonais et des heures de langues étrangères.
Durant deux jours donc on questionnera l’image sans l’Homme, sans l’humain pour être sûr du sens que l’on veut donner, humain disparu, soufflé, anéanti, dépassé, animalisé, minéralisé, déshumanisé, écervelé, vaporisé, caché, que sais-je encore, trace de guerre ou de lui-même, femme-dessin sur la paroi d’une grotte, nuage aux abords un champ de ruine, silhouette dans l’étendue pixelisée de l’histoire des jeux vidéos, artiste dans un ours empaillé ou regard sur les contours incertains d’une ville en devenir. Le séminaire offre aux intervenants la liberté de leur définition, la liberté de leur champ de recherche et de leurs interminables clins d’œil. Alors, moi, chanceux au milieu de peut-être 250 écoutants, homme parmi l’Homme, je prends durant deux jours ce qu’il y a, pour moi, à prendre. Peut-être simplement le plaisir d’être là.

Dimanche 22 octobre 2017

Et se dire que parfois les étoiles sont rousses comme des gâteaux, au risque de faire une espèce de poésie trop sucrée.

Samedi 21 octobre 2017

Et Benoit s’embarque alors à tenter d’expliquer la notion de deuxième degré à un Colombien et un Taïwanais pendant que les deux Français se regardent et se resservent un verre sans trop savoir quoi (se) dire.

Vendredi 20 octobre 2017

Atterrir enfin, les yeux ensommeillés et l’estomac envahi par le sucre dégoulinant du petit-déjeuner servi dans l’avion. Au fil de la journée, je retrouve F, C, B, N et m’étonne de rester là, ainsi, éveillé jusqu’au soir, porté par une force inconnue. Je raconte aux uns et autres, des versions enjouées ou plus réalistes de ce mois, quoi qu’il en soit je raconte à quel point c’était important. Je parle des notes dans les carnets, je les vois à travers les couvertures marron clair des carnets Muji rangés dans le sac à dos, je pense à l’écriture maladroite et aux imprécisions, je dis juste que, voilà, oh j’ai pris des notes. Parfois je parle de celles que j’ai perdues dans le vol du téléphone : ces mots dictés dans les rues de Santiago, ces images grappillées. Et dans ce métro retrouvé, en lisant Pierre Michon et son écriture magistrale qui se répand, parfois presque jusqu’à l’écœurement, j’imagine mes notes grossir, s’étendre, se diluer pour devenir phrases.

Jeudi 19 octobre 2017

Partir. Ces deux derniers jours à Santiago m’ont permis de me réconcilier avec la ville qui s’est montrée festive, joyeuse, dansante, jeune, heureuse, colorée comme ce nouveau blouson… et même gay, avec ces garçons se tenant par la main, ou ces autres, répétant des chorégraphies dans le parc.

Je quitte le Chili après 1 mois d’émotions multiples, complexes, après des joies, des peines, des peurs, des sourires, des déceptions, des enthousiasmes. Je quitte le Chili en ayant retrouvé cette langue, pas parfaitement, mais suffisamment pour échanger, suffisamment pour rire d’une blague de chauffeur de taxi. Je quitte le Chili avec une partie du devoir accompli, et il reste devant moi à écrire et à éditer. Je quitte le Chili dans les turbulences. Par le hublot, les cimes enneigées de la Cordillère sont un dernier clin d’oeil à ce début de printemps.

Adios.

Samedi 14 octobre 2017

Je ne savais pas ce que Tacna m’avait donné à voir lorsque nous avons quitté la ville par le train, 16h30 heure locale, 18h30 heure chilienne. J’avais entraperçu, à l’aller, par la fenêtre du taxi collectif, un sujet, à savoir ces cabanes de parpaings.A Tacna j’avais enfin mangé un ceviche, spécialité locale de poisson cru mariné et poursuivi la découverte des produits locaux comme le kamote, patate douce dont le goût et la couleur oscillent entre la carotte et la citrouille. Et puis il y avait eu la ville, discrète, une ville dans sa définition première : un lieu où des personnes se regroupent pour vivre et vous vendre tout un cas de trucs dans la rue, trucs qui parfois, soudain, vous font envie, comme ce petit bracelet, un petit rien dans lequel vous pouvez mettre beaucoup de sens si cela vous chante.

Et puis on a quitté Tacna par ce petit train bringuebalant et empêchant d’écrire. Par la fenêtre ces mêmes cabanes de parpaings qu’à l’aller. Mais tellement. Tellement. Une ville pas encore née, sauf dans l’esprit de promoteurs immobiliers voulant offrir de la vie à cette terre inerte faite de poussière et de lignes électriques.

Vendredi 13 octobre 2017

Il est 13h et je m’étonne que le centre soit bien plus animé qu’en fin d’après-midi. Leo m’accompagne, c’est bref, on s’est à peine retrouvés dans ce café où il m’a offert une tartelette au chocolat, il y avait cette chanson qui dit que c’est tellement facile de tomber amoureux, il vient de s’acheter (ravi) une chemisette que je n’aime pas et pour cela s’est vaguement déshabillé derrière un paravent de fortune et de paille pendant que le vendeur lui demandait d’où il venait. Mais non jeune homme, c’est moi l’étranger. On attrape un taxi collectif et on descend là, sur cette avenue bruyante devant le supermarché, il poursuit sa route à pied, sa mère l’attend, à lundi peut-être.
J’étais auparavant retourné sur le port de pêche, après avoir laissé Diego ; nous n’avions pas pu acheter les tickets pour Tacna mais au moins pour une fois j’étais là, matinal. Sur le chemin, il m’avait raconté comment, vétérinaire, la première course après les lamas en altitude avait été un calvaire, à cause de ce fichu mal des montagnes… disparu après un marathon. J’avais oublié mon appareil photo, comme parfois cela peut arriver alors sur le port j’avais regardé la scène, les couleurs, la femme qui avait malheureusement enlevé son chapeau, les pélicans et les veaux de mer, ce petit chat mangeant son gros poisson et je les avais transformés en souvenir maladroit dans mon téléphone portable.
J’avais auparavant regardé les couleurs de la ville, je ne voyais que le rouge, les immenses enseignes vendant un soda, le squelette de la cathédrale, le granito de la place, un drapeau péruvien, les lauriers-rose, ce tee-shirt, ce sac à dos, la façade du club 51, les poubelles, les barrières. J’avais noté tout ça. C’est ici.

Jeudi 12 octobre 2017

Il me parle de cet état militaire et cet état d’esprit qui règne donc, rigide. Il me parle de la ville qui a changé, trop de voitures à présent, de ce quartier à côté de l’autre cimetière où l’on mourait d’intoxication au plomb et où il ne faut pas mettre les pieds pour des histoires de Colombiens mal embouchés. On vient de voir sa mère sortir de sa chambre ; il y a sa soeur aussi, je crois, dans cette maison qui me permet, enfin, de passer de l’autre côté de ces façades colorées et de définir un exemple d’agencement. Et puis il me présente ce garçon qui habite chez lui, un garçon japonais. Quelques mots d’usage évidemment, le plaisir de la langue, plaisir inouï, physique. On doit se revoir l’après-midi, à la biblioteca central de l’Université, mais les recherches sur Internet me rendent le déplacement inutile. Le déplacement est de toute façon concurrencé par l’envie de Patricio de me montrer l’un de ses endroits préférés, ce même endroit dont Leo, m’avait justement parlé, et qu’il fallait à tout prix voir.
Voici donc un taxi à l’auto-radio surchargé de musique FM des années 90 qui, sous un ciel voilé, lumière douce de fin de journée, nous embarque à El Humedal. L’endroit est un refuge pour les oiseaux et la plage est autant un dictionnaire ornithologique qu’un restaurant pour les charognards (los jotes) qui pour dîner, s’offre aujourd’hui du phoque. L’endroit est donc un délice pour une bouffée d’air frais sous le bruits des vagues et les cris des oiseaux, et pour les bouffées de sourires de Patricio, qui mitraille avec entrain (et un bel oeil) les volatiles.

Mercredi 11 octobre 2017

Réfléchir encore pour donner corps à un texte de peu. En parler, et comprendre ce voyage par le regard de l’autre, ses remarques, ses questions, son incompréhension devant la méthode (puisque qu’il n’y en a pas).

Mardi 10 octobre 2017

3 heures 30. Soudain ça tremble. Les murs. tout autour. Je n’avais jamais vécu cela, mais j’ai l’impression de l’avoir déjà vécu. Peut-être parce que lors de trois années japonaises, je l’ai attendu. La secousse est assez forte, mais il faut laisser au cerveau endormi le temps de comprendre pour sauter du lit. Le sang-froid de Patricio me rassure, mais j’ai du mal à l’écouter, à comprendre ce qu’il me dit de faire, s’il faut rester ou pas, je suis encore endormi je crois. Il me racontera plus tard sa peur de ce type d’événements et les séismes bien plus forts qu’il a connus.

Je cherche dans ce pays mille et un signes. Je suis venu pour les mots et je trouve des réponses que je n’attendais pas, les paragraphes se déplacent dans le temps, des pistes s’ouvrent, dans les tremblements, les dangers, le désert, les silences, la présence, l’immuable ciel bleu qui apparait chaque après-midi, la poussière, le vent, les couleurs. Voici alors la terre qui tremble, bel élément romanesque, ça m’effraie et me fascine ; cela peut faire vibrer quelques lignes et surtout me remettre à ma place, puisque c’est aussi elle que je suis venue cherche dans ce pays lointain, ma place sur cette planète. Et puis ensuite les chiens aboient. Je crois qu’avant c’était le silence. Je ne sais plus, mais je n’entends plus que cela, les chiens qui aboient. Alors il faut se recoucher. Mais je pense à ma place, ici, allongé, cette place qui prend corps dans le livre, et puis il y a deux autres secousses, plus faibles, je suis aux aguets, ma main cherche immédiatement ma paire de lunettes, mais non, ce n’est presque rien. Presque.

Samedi 7 octobre 2017

Je regarde le lac Chungara et le volcan Parinacota. Je regarde cela après avoir vu tant d’autres paysages majestueux, pour lesquels la photographie atteint ses limites. Les étendues dorées où s’élancent des cactus candélabres, les vallées où s’immiscent les petites villes de Socoroma ou Putre, les montagnes puissantes qui semblent vous avaler, les plaines où paissent les camélidés locaux… Je regarde et j’ai l’impression d’être saoul. Ou d’être un lendemain de fête aux mélanges interdits. Avec en complément la difficulté de respirer qui pousse à marcher le plus lentement possible. Mais je suis simplement à 4570 m d’altitude alors que, quelques heures plus tôt, je n’étais qu’à quelques mètres, montant dans un petit bus, trop petit puisque nous voilà 4 à l’arrière. Je fais l’expérience du mal des montagnes comme j’ai fait les expériences possibles pour le faire passer, avec ces feuilles de coca à mâcher ou cette boisson au chachacoma… Mais le seul remède sera de revenir au point de départ, après avoir vu le soleil décliner et les Andes s’enrichir de nouvelles couleurs.

Vendredi 6 octobre 2017

C’est alors une coïncidence, presque vertigineuse, lors de ces échanges par mail avec M. Elle me demande pourquoi je suis là-bas. Je lui parle de cette idée d’écrire, d’imaginer, et donc d’être parti pour poser la fiction sur une réalité, des réalités. Alors elle me parle d’amour, de son amour pour quelqu’un, autrefois. Un Chilien. Venu par bateau, à l’âge de 12 ans, sur ce Winnipeg qui m’a amené ici, c’est à dire cette même histoire qui m’a amené ici, la grande histoire, qui s’infiltre dans la petite pour cette espèce de fable que je cherche à construire.

Mais la fable est envahie de sable, depuis 6 jours, car comme un contrepoint voilà ces étendues que je contourne et traverse pour chercher autre chose, des images, réelles et contemporaines, loin des cartes postales et des souvenirs. Dans cette envie de fabriquer des souvenirs qui n’appartiennent à personne, je me retrouve à fabriquer ceux que j’aurai plus tard.

Jeudi 5 octobre 2017

Glacier. J’ai pris mon temps, suis descendu par là, vous voyez, après avoir traversé la dune, et puis j’ai regardé les gens, les rues, les commerces, tout ces petits riens. Je paye pour un cornet deux parfums, 1900 pesos. Je m’apprête à demander le mot de passe du wifi pour contacter Patricio et lui dire qu’on pourrait se retrouver ici, manger une glace après son travail, boire une cerveza, grignoter un truc, profiter de ce soleil dont on peut profiter, inlassablement, tous les jours de l’année. Et devinez qui passe ? Lui-même. Nos regards surpris, une accolade et l’on on se donne rendez-vous un peu plus tard, là-bas où il y a les skateurs, le temps que chacun vaque à ses occupations… Les miennes ? Les boules citron et chocolat, puis la visite du musée de la culture Chinchorro, où des squelettes in-situ nous donne à regarder jusqu’à 5500 ans en arrière. Si j’osais, je dirais que malheureusement on n’a pas grand chose d’autre à se mettre sous la dent…

Mercredi 4 octobre 2017

Un banc. Le village des artisans n’est pas ouvert, il n’est qu’un jardin ombragé, mais je n’y suis de toute façon que par hasard, celui des chemins empruntés. Une vieille dame vient me parler. Elle est la troisième à m’adresser la parole aujourd’hui, dont ce vieil homme qui, comme elle, marchait avec une béquille, comme elle, était édenté et qui m’avait demandé pourquoi je prenais ça en photo là-bas. Ça, c’était une vieille bagnole ; il était trop loin, il n’en sait rien, je lui parle du paysage. Je sais que ça les dérange un peu, alors je prends mes distances. J’ai bien compris que de toute façon la population locale serait absente des images. Certains y voient encore le vol de leur âme, m’avait prévenu Ricardo en souriant. Je m’interroge aussi, sur les trottoirs, sur cette certaine absence de sourires bienveillants. La timidité dont parlait Alvaro ?
De la diction éventée et zozotante de la vieille dame, j’attrape des bribes qui me permettent de hocher la tête ou de répondre deux ou trois oui, de compléter de quelques mots, de lui dire que oui j’aime marcher, de donner l’heure avec mon zozotage de péninsule ibérique. Vous êtes Castillan ?, me demande-t-elle. Et puis elle demande si elle peut s’asseoir, pas le temps d’acquiescer qu’elle me dit qu’elle ne mord pas, en souriant. Tu m’étonnes…

Un banc. Le chemin m’a ramené au cimetière plutôt qu’emmené vers la plage. Je n’avais pas terminé avec ce lieu. J’y puise une partie de ce dont j’ai besoin, les marques d’un temps passé. J’y puise sans aucun doute le calme nécessaire et les couleurs bénéfiques à l’écriture, des couleurs pastels à qui je donne des noms. Je grappille ici comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, ce qu’il me faut pour donner corps au texte. Je n’attendais rien, il faut donc attendre. Regarder, s’étonner, oublier le reste, absorber ce qu’il y a autour, se concentrer sur les mots. Le prof d’écriture disait : “se mettre en l’état d’écriture “. Parfois c’est en marchant que ça advient, c’est très étrange parce qu’on n’est pas là pour ça, mais j’ai compris qu’il faut se saisir du carnet, arrêter la marche, noter l’idée, sinon elle s’envole. Comme l’oiseau-mouche, suivi dans les allées solennelles, virevoltant de son battement d’aile si rapide.
Tout comme au Japon je me réjouissais d’une faune étrange et étrangère, j’ouvre grand les yeux devant ces merveilles de la nature, en attendant celles qui, samedi, par un tour dans l’Altiplano, transformeront les lamas en réalité cracheuse. Et soudain je souris, de cette musique joyeuse qu’écoute le cantonnier dans le cimetière, de ce chapeau à larges bords, de cette simplicité qui m’entoure et me pénètre.

Mardi 3 octobre 2017

Rue piétonne. Des odeurs d’une pâte à gâteau qui emballera des brochettes au fromage ou à la charcuterie. La voix d’une femme de rue qui chante joliment Gracias a la vida à quelques mètres de moi en cette veille du centenaire de la naissance de Violetta Parra. Je suis allé au cimetière, c’était étrangement coloré, rose, vert, etc. et les fleurs de plastique blanchies au soleil en devenait encore plus fantomatique. C’était aussi, par endroits, pauvrement constitué, des tombes sans rien d’autre qu’un monticule de terre entouré d’une petite barrière rongée par le temps – mais pas par la pluie, vous ai-je dit qu’il ne pleut jamais ici ?

Rue piétonne. C’est l’heure où la ville change de rythme. C’est l’heure où je change le mien, m’assieds, et regarde la ville et ses habitants. Comme à Santiago ou Valparaiso, le vêtement globalisé court les rues. Parfois, pourtant, une femme porte des vêtements d’un autre temps, d’un autre endroit, vous savez vous les avez vues dans Tintin. Parfois, soudain, un jeune homme tatoué, gominé, chaussures vernies, porte un pull à capuche, local. Un autre un bonnet que chez nous on dit péruvien. Ici aussi, peut-être, je demanderai, ça peut être utile de savoir, ça remplit les lignes d’un journal ce genre de détail pas si anodin que ça. Mais bon, bref, il y a ces collégiens en costume et cravate, cette jeunesse en baggy et casquette, et plus haut dans la rue deux magasins de chaussures Bata. Un femme qui tire une glacière sur roulettes pour vendre des trucs colombiens, les musiciens boliviens qui partent s’installer pour jouer Chiquitita d’Abba à la flûte de pan, et tout un tas de chariot qui vont, viennent, ou stationnent pour vendre à manger et à boire. Et puis il y a les glaces. Dans la ville de l’éternel printemps, on mange des glaces partout. Mais on ne nettoie pas les capteurs d’appareil photo.

Lundi 2 octobre 2017

Où il est encore, encore, question de limite. Je longe le désert et la ville sous un ciel net, net mais taché par de maudites poussières sur mon capteur. Le vent est fort, il me grise et m’épuise autant qu’il rafraichit l’air sous ce soleil intact et renverse l’étendoir à linge sur le balcon (parce qu’il n’y a pas que la poésie et les métaphores dans la vie).

En haut du Morro, deux symboles de l’histoire : Jésus et le drapeau. Le message d’amour gravé au pied du messie géant est tourné vers l’océan ; il tourne le dos au souvenir d’une guerre qui fait encore la fierté du pays, fierté que j’ai du mal à saisir.

Dimanche 1er octobre 2017

Prendre un bateau et regarder la ville. Mais du bateau, on voit surtout ce qu’il y autour de la ville, là-bas derrière le port, à savoir cette étendue poussiéreuse, et ce qui la domine, à savoir El Morro, ce bloc où flotte un drapeau gigantesque et la fierté d’un pays ayant autrefois gagné une guerre…
Puis marcher, aller sur ce qu’ils disent être une ex-île, un caillou aride et vide où parfois règne l’euphorie d’une fête ou d’un championnat de surf.
Revenir sur une terre plus ferme, manger une glace, apprendre qu’il n’y a qu’une seule salle de cinéma dans cette ville de 300 000 habitants où la cathédrale en métal a été construite par Gustave Eiffel, cette ville la plus aride au monde. Rien que ça.

Samedi 30 septembre 2017

Je quitte Valparaiso sous une pluie discrète, qui s’intensifie en allant vers Santiago. A travers les vitres du bus, teintées et embuées, la route est baignée d’un ciel bas. A l’avant, un message défile pour nous prévenir que le véhicule est en excès de vitesse. Et donc ?

Destination Arica. Ce matin encore, on me demande pourquoi j’y vais, pourquoi si longtemps. À l’aéroport, cette pluie incessante qui tombe en silence me rappelle la maison. De Kyoto. Mais est-ce utile de préciser, je ne crois pas qu’il y ait d’autres lieux que je puisse ainsi appeler La maison. Regarder la pluie sans bruit m’étonne : là-bas on ne pouvait l’ignorer lorsque qu’elle tombait sur le toit de métal. Beaucoup de détails ici me ramènent au Japon : cet océan que j’évoque, nos échanges par courriel, ta présence là-bas, les tremblements de terre, cette position opposée sur notre grande planète, les maisons aux façades de tôle, les visages bridés des portraits d’hier, les amis de Kiki, les amis des amis de Kiki, P. Et ce téléphone, dans lequel sont logés les souvenirs de la dernière année et qui finalement retrouve un certain usage suite à la disparition de l’autre – me diriger sur une carte, traduire, photographier.

Le vol entre la capitale et Arica dévoile, une fois les nuages oubliés, un paysage uniforme, une étendue de terre brune, des variations d’altitudes traçant des lignes sur les cartes, avec au loin la cordillère. L’avion longe le pays au-dessus du Pacifique ; parfois, les nuages semblent ne pas oser entrer sur la terre, ils caressent les falaises, les plages. Et puis l’on s’approche, Arica dévoile sa silhouette triangulaire au milieu du désert avant l’atterrissage. Voilà. J’y suis. Le taxi vers la ville traverse le presque rien et me confirme ce que j’attendais sans rien savoir, une photogénie. Les rues, la vue depuis l’appartement, le taxi collectif pour rejoindre le centre… les images sont comme je l’espérais et pourtant loin de cette écriture que je cherchais à étoffer. Et c’est tant mieux : elles me surprennent.