Jeudi 29 juin 2017

Sur l’écran 16/9 Samsung aux couleurs étrangement délavées, la carte de l’Île-de-France est parsemée de marqueurs : l’une de mes missions en cours va m’entraîner ici ou là, autour de Paris ou intra-muros. Je ne sais pas encore ce que je photographierai, je ne sais pas encore que je m’étonnerai ou m’agacerai de constructions dorées, colorées, biscornues, vaines, fascinantes, inaccessibles, immenses, avec bien sûr parfois ni étonnement ni fascination, juste de l’indifférence, l’œil dans le viseur et puis c’est tout. Je ne sais pas encore non plus que je bougonnerai de ces façades de palaces gâchées par des véhicules noirs et rutilants – et l’on pourrait alors parler du Japon, où les voitures ne polluent pas (visuellement) les rues, sauf quand leur chauffeur pratique l’un des sports nationaux : le stationnement en double-file.

Le retour en France est donc décidément un voyage incessant, plus loin que la petite couronne parisienne, puisque récemment on glissa vers Fontainebleau, on s’embarqua pour Tours et l’on s’emballa pour Nantes, l’amitié nous faisant pousser des ailes, des ailes ou des ailerons puisque enfin nous nageâmes dans cet océan étonnement chaud sur cette côte pornicaise que je découvris. Enfin l’océan !

Jeudi 15 juin 2017

Alors elle cite Annie Ernaux, et je lui réponds que je la connais très bien. Comme si l’auteur, à tant offrir son intimité, était une intime. Je me reprends, précise que c’est l’œuvre que je connais très bien, surtout les références à la photographie, La Honte, L’Usage de la photo lu la première fois en Italie et je revois le livre posé sur le lit là-haut. La photographie donc, puisque c’est de cela que l’on parlera, de photographie, celle qui accompagne les mots, celle qui nourrit les mots, qui les remplace ou les déplace. Celle qui nourrit les souvenirs, les remplace ou les transforme. Et puisque l’on parle de mots, ici voici les miens, trois heures plus tard. Le ciel rougeoyant est devenu ardoise, le rideau a été tiré de l’autre côté du mur et un rire déborde du film que tu regardes. À ma gauche, le désespoir d’un livre d’exercices de japonais ; à ma droite l’air mécanique d’un ventilateur.

Jeudi 1er juin 2017

Un mois. Après tous ces mots et toutes ces images, le silence s’est imposé. Comment revenir et poursuivre la construction de ce journal, comme ça, l’air de rien ? Alors je prends mes distances. Je cherche peut-être à regarder autrement le temps qui passe, je cherche peut-être à m’exprimer autrement, mais je ne sais pas si cela est possible. Les images aussi s’offrent en pointillé dans le viseur ; elles sont parties respirer l’air de la campagne, elles ont ignoré la ville retrouvée.

Le Japon est loin. La France est là mais à travers un filtre. Le regard sur mon pays s’exprime en privé, dans quelques messages, dans les conversations, il fournit son lot d’interrogations, d’introspection, d’étonnements, d’agacements, de manques, de joies, de retrouvailles. Images, odeurs, goûts, bruits, coûts, habitudes, attitudes, images en mouvement sur l’écran, visages connus, horizons revus, et puis les gens, les gens qu’on ne connait pas qui parlent tout autour. Revenir est un virage. Bien plus étrange, peut-être plus raide que celui qui s’est produit il y a trois ans en arrivant là-bas. En bas de ma fenêtre, il y a le tumulte de la ville, la circulation, les clients qui sortent du supermarché, les éboueurs mais je regarde au-delà. On me demande si ce n’est pas trop dur. Non, ce n’est pas trop dur, c’est autre chose, c’est une fumée, une autre enveloppe.

Le Japon est loin mais il ne peut pas être absent : Kaori Ito sur scène, ces stands au Grand Palais, des films sur petit ou grand écran (Chris Marker, Mizogushi, Sayonara, Sword art online…), cette amie que l’on verra demain, bien sûr les évocations dans les conversations, bien sûr les échanges brefs avec ceux qui sont là-bas, ce gâteau au yuzu pour mon anniversaire et les enfants asiatiques dans le métro qui m’y raccrochent aussi dans un grand embrassement du continent oriental.

Depuis quelques jours, c’est aussi le franchissement d’une nouvelle année et le franchissement d’une ligne inédite ; autour de moi il y a l’indicible.

Mardi 2 mai 2017

“Tu regarderas les gens”, m’as-tu dit. Mais j’ai glissé l’été 80 de Duras dans mon sac, pas vraiment choisi par hasard, et voici que je le lis. Premier trajet en métro depuis novembre dernier et surtout premier trajet en métro de cette “nouvelle” vie française, mais je ne regarde pas les gens. Je lis. Je n’ai pas besoin, plus besoin de regarder les gens comme je le faisais à Kyoto pour ne pas les oublier, pour les étudier. Je n’en ai même pas envie. Je veux lire. Je veux lire Duras, ça, comme quelque chose de fondamental, lire ces chroniques, ce regard sur le monde et sur la plage où le petit garçon pleure et qu’elle nous laisse le temps de comprendre pourquoi il pleure : parce que la beauté de la mer.

Je ne veux pas regarder les gens, car je veux leur parler. Car je peux enfin leur parler. Je ne suis plus témoin timide d’une langue mal apprise et mal maîtrisée. Je peux blaguer avec le vendeur de frigo de chez Darty, avec la caissière de Carrefour.

Et peut-être que je lis pour ignorer ce qui se passe autour, les sièges en skaï bleu de la ligne 7, les affiches publicitaires idiotes, et me croire encore là-bas.

Dimanche 30 avril 2017

Eux aussi, ils se détournent. La maison-thé, la maison-fête dit au-revoir à ses amis. Et ce n’est déjà plus comme avant, dit-elle.
Ce dernier jour est pourtant, un peu, comme les 1059 qui l’ont précédé depuis ce 30 mai 2014 où nous avons eu la clé de notre maison : la rivière, une expo photo dans un lieu fascinant, une petite fille au prénom estival, un boui-boui pour déjeuner avec un improbable programme à la télé, du saké, une tablée. Le Japon, en somme.

Samedi 29 avril 2017

En ce moment, j’ai des Japonaises venues faire de la varape à Fontainebleau.

Partir.
Il y a les gens. Il y a les gens, les amis, les visages, on s’en éloigne mais on se verra bientôt ou dans un an, s’appellera, s’écrira, on se dit pour se rassurer que ce sera juste différent, surtout quand on se donne rendez-vous dans le même avion lundi ou à Paris dans 8, 15 ou 33 jours.
Il y a la maison, quittée aujourd’hui à reculons. Il y a cette maison dans laquelle je m’étais tellement senti chez moi, peut-être plus qu’ailleurs, plus que jamais. Avec elle, je n’ai plus rendez-vous.

Vendredi 28 avril 2017

La fête est finie. Ils ont décroché les tentures rouges et blanches. Quelques fleurs subsistent sur les cerisiers derrière le portail. Je remonte sur mon vélo après ce dernier café, ce dernier coup d’œil sur le jardin et la glycine qui commence à y fleurir, cette dernière discussion avec “la dame du café” à qui j’ai essayé d’expliquer que la pivoine serait mieux en pleine terre et qui m’a remercié lorsque je lui ai demandé si je pouvais la photographier. Portrait serré et vue plus large avec la fleur à côté d’elle, elle rejoint ainsi les autres commerçants de Takagamine dont le visage est ainsi conservé dans un grand éclat ou un demi-sourire gêné : la mamie marchande de légumes, la dame de chez Higuchi san, le vendeur de bonzaï, le pépé à mochis et bien évidemment la boulangère.
Moi aussi je les remercie, ils ont été, au fil des mois, par leur amabilité rassurante, leur accueil qui dépassait les formules toutes faites, leur simplicité, un lien inestimable avec ce pays.

Juste avant, j’étais retourné dans ce petite temple découvert la veille, caché au bout du chemin barré d’une chaîne. Le charme du presque rien s’y imposait et je souhaitais conserver une image du lieu qui m’appelait à revenir : mon quartier avait donc encore de belles surprises, cachées derrière les bagnoles abandonnées par les moines.

L’après-midi, c’est dans un autre temple où je n’étais jamais allé, le Todaiji, immense, que je viens me recueillir un moment. Des êtres dorés, puis des oiseaux dans une autre salle, surplombe notre présence. Je repense à ces trois années, les images défilent, accompagnées par ces êtres flottants guidant mon prochain envol après cette migration. Dehors des cris, autour le bruit des sacs en plastique dans lesquels sont déposées les chaussures et devant moi le frottement régulier du balai sur le tatami.

Enfin, même s’il y a tant d’autres choses à dire, à décrire, à rappeler, à ne pas oublier, comme cette jeunesse éclatante en uniforme scolaire sur le parvis de la gare faisant des selfies à outrance dans un chaud soleil et une joie rafraichissante, enfin le sanctuaire près de la Villa Kujoyama atteint une dernière fois après avoir gravi le petit chemin tant fleuri d’iris shaga. Le chant des grenouilles ici, le bruit de l’eau là-haut et un corbeau qui s’éloigne et croasse. La lumière est si belle à travers les feuillages ; comment ne pas pleurer ?

Jeudi 27 avril 2017

Dans le carnet, les jours sont silencieux depuis le 18 avril mais ici je leur cherche un fantôme, une expression. Parce que les mots n’ont pas le temps. Ils n’ont sûrement pas non plus la force d’exprimer ce qu’il y a à dire. Ils n’ont peut-être pas non plus envie de l’exprimer. C’est toujours un peu malvenu, de pleurer sur son sort quand on a été si chanceux.

Les mots devraient donc exprimer plutôt ici tout l’amour donné par nos amis, ceux qu’on a laissés en France depuis trois ans et ceux qui, ici, depuis des jours et des semaines nous donnent signes et étreintes en nous disant qu’on va leur manquer.

Mercredi 26 avril 2017

Évidemment la mariée était belle. Et nous flattés. Flattés d’être les seuls personnes hors de la famille. Honorés d’être donc un peu de la famille. Heureux aussi, d’un point de vue plus ethnologique et curieux, de vivre un mariage shinto dans ce sanctuaire, si beau, un peu le nôtre d’ailleurs, jolie occasion de lui dire au-revoir.

Mardi 25 avril 2017

Alors on entre, en baissant la tête. Levant les yeux, nous sommes surpris par l’immensité et la vétusté de cette maison qui accueille dorénavant ce frigo, cette machine, ces fauteuils, ces boîtes de rangement qui ne sont plus les nôtres. Au plafond, le néon clignote, signe lumineux d’un habitat que l’on dira spartiate et où l’on cherche les prises et le bonheur du couple. La future femme de F, qu’il nous présente comme gêné, sans articuler est là ; mais on le sait timide. On nous a dit qu’elle l’est aussi, d’ailleurs, à peine un petit cadeau glissé entre les mains, on ne la reverra pas.

 

Lundi 24 avril 2017

Je viens de lui rendre une bonne trentaine de cintres, j’en rigole, elle aussi un peu, me surprenant plutôt. Avant de franchir la porte, je me retourne, lui dis que c’est la dernière fois, que je rentre en France. Alors, soudain, au milieu d’une phrase incompréhensible, elle m’offre un grand sourire, encore plus à l’opposé de son austérité habituelle d’employée de pressing.

Jeudi 20 avril 2017

Alors, de ce petit restaurant de pâtes, je remonte vers la maison avec en tête le travail à terminer.
Mais c’est le dernier trajet à vélo, alors je ralentis, m’arrête, regarde, retiens, pense à tout cela, à tout ce que je ne verrai plus, plus du même œil en tout cas si un jour peut-être j’emprunte ces mêmes rues.

Mercredi 19 avril 2017

“Her name is Simone, like Simone Signoret.” De l’autre côté de la vitre blanchâtre en raison d’un système électrique magique qui permet de la rendre opaque, Jean Rault raconte de sa voix douce la rencontre avec ses personnages, la genèse, les gens, les regards.

Plus tard A me dit qu’il ne faut pas arrêter ; c’est peut-être la plus belle des motivations. Qui donne même envie de chanter, tiens !

Lundi 17 avril 2017

Bar de l’hôtel Okura. Un café. La musique de fond, recouverte par quelques frottements sur la moquette, de multiples claquements de talons sur le (faux ?) marbre et par les tasses et les soucoupes qui s’entrechoquent, oscille entre Les Parapluies de Cherbourg, un air de berceuse que mes lacunes ne me permettent pas de nommer puis l’improbable instrumental à la flûte de la chanson A Groovy Kind of Love de Phil Collins. Le fauteuil que tu as laissé éloigné de la table en partant entrecoupe le champ de l’image ; je n’ai pas pris mon appareil photo. Elle regarde, comme moi, l’écran de son téléphone portable, sans me viser. Elle regarde peut-être la météo, inquiète, comme moi, qu’il pleuve un peu trop fort.

Dimanche 16 avril 2017

Nous revoilà au point de départ : les voilages sont accrochés, la chambre est à nouveau la chambre, le petit matelas pliant est à même le parquet… Il reste deux semaines, et tant d’inédits, comme un wagashi chez Toraya face au jardin.
Soudain son visage, amaigri, qui raconte peu après sa crise cardiaque de novembre. Dans la salle à côté, des photos d’autrefois, et puis là-bas, au sud, dans les tristes salles de classe qui ne voient plus d’enfants que par la fenêtre, la beauté d’un travail, l’air d’une chanson.

Jeudi 13 avril 2017

There are too many bicycles”, me dit-elle, mais je ne sais pas ce qui m’étonne le plus sur le campus : le nombre de deux roues, l’effervescence de la rentrée, une file d’attente exclusivement masculine ou la présence, là aussi, du rose pâle des cerisiers.
Les bords de la kamogawa, sous un chaleureux ciel bleu cette fois-ci, attirent les visiteurs et mon œil d’un rendez-vous à l’autre. Il y a même des pétales dans les pissotières, me dis-je en souriant de cette phrase sentant l’oxymore.

Mercredi 12 avril 2017

Sur la table, des tas qui s’amenuisent et des carnets qu’il faut réduire pour n’en garder que la part capitale. Au milieu, l’expression “renouveler l’écosystème digital”, jargon qui devrait être le mien mais mais non, vous voyez, non.

Mardi 11 avril 2017

Il me fallut alors affronter la pluie pour ce rendez-vous de 10h30 au consulat, affronter la pluie et les éclaboussures de sable ; étant un peu en retard, j’avais intérêt à longer les berges de la kamo. Frrrt frrrt frrrt faisait donc sur le chemin du retour le système mécanique du destrier Panasonic, dérangé par quelques grains intempestifs disparus un peu plus tard après un nettoyage en règle.
Mais c’est sur le chemin du retour que vous permettrez que je revienne et que je m’arrête un instant, ignorant comme souvent les usages réglementaires pour passer au présent de narration. Car voyez-vous, Kyoto est actuellement littéralement, totalement, improbablement, héberlument baignée de rose pâle sous l’effort printanier des variétés de cerisiers. Depuis plusieurs jours, j’ai beau n’aborder ce sujet que par touches discrètes, c’est une véritable effusion, irréelle, et le lecteur que vous êtes se trouve alors surpris : non, je n’ai jamais été à Kyoto en avril et je suis donc, là, pantois : la ville est rose (ô toulouuuuhouuuhouzeeeuuux).
Soudain, donc, chemin du retour, pluie légère qui s’intensifie, tu m’appelles, je m’arrête, je suis passé par le parc impérial où les gravillons détourne l’attention, je te dis qu’il pleut et je décide finalement d’aller plutôt par là-bas après avoir raccroché car le feu est vert — vert car tout n’est pas rose. C’est là que tout commence, parce que ces arbres transforme les rues, et que j’en emprunte une, inédite, bordée de mètres cubes de pétales, pour découvrir vingt mètres plus loin un temple inédit, et donc, sont-ce les fleurs ou l’état imbibé, mais quelle émotion, alors j’y reste, et même dans la salle de prière je prends mon temps, il faut dire que le plafond est splendide, que les couleurs sont fascinantes, qu’il y a une cloche que l’on peut faire sonner et que je ne suis pas très doué, et finalement après tout cela je poursuis ma route et le paragraphe et moi reprenons notre respiration. Autre rue, si souvent empruntée, le regard là encore attiré par les arbres aux couleurs inédites, un sanctuaire, une femme seule sous son parapluie et à l’esprit un sentiment étrange : cette ville que bientôt nous quitterons, cette ville est un mystère.

(Bon ensuite je pourrais vous parler du cardigan fichu à cause du blouson rouge qui a décoloré sous la pluie malgré le vêtement (pas vraiment) imperméable mais ça risque de casser l’ambiance.)

Lundi 10 avril 2017

Fritilliaires. Elle essaye de répéter le nom français des fleurs qu’elle vient de nous offrir, trois tiges splendides emballées avec attention dans un journal. “Pretty“, dit-elle. De circonstance.

Vendredi 7 avril 2017

Bus 6. Je pars rejoindre C et E, espérant que le canal longeant Kawaramachi est encore baigné de rose pâle et de badauds photographes. Je tourne le regard, le détachant du petit écran où je viens de consommer quelques kilos octets inutilement grâce à un abonnement qu’il faudra rompre le dernier jour d’utilisation​ sans trop comprendre par quel esprit rigide et quel process hiérarchique de validation ce type de règle s’est imposé. De l’autre côté de la vitre un peu sale à cause d’une chevelure grasse appuyée récemment, un homme, debout, penche la tête : il dort, ou fait en sorte de. Changement inédit à Omiya et me voilà donc au milieu du rose pâle et des badauds. Moi-même le suis, badaud esbaudi, et ce n’est qu’un beau début. Chabadabada.