Vendredi 3 mars 2017

Je m’approche du comptoir, dépose la note sur laquelle est noté le prix de mon café, et commande des grains de café en me prenant les pieds dans le tapis linguistique et demandant donc des edamame. Rougissant, je me reprends en riant, peut-être n’a-t-il pas entendu, peut-être que derrière moi, non plus, ces deux Occidentaux, venus séparément mais partageant une taille bien au-dessus de la moyenne locale, n’ont pas entendu. L’un, allure fringante de retraité, avait échangé quelques mots avec un autre client dans une langue diluée sans anicroches dans un joli accent anglo-saxon et l’autre, la trentaine prochaine, avait commandé avec peu d’assurance et une forte articulation un café avec du lait avant de s’asseoir et d’ouvrir un livre. Et je crois que c’est en repartant que j’achète des carottes.

L’après-midi, puisque la langue est une obsession de ce journal et de tous les jours, on découvrira le plaisir – alors que l’on craignait de s’ennuyer fermement – d’écouter une conférence sur la traduction d’une phrase du man’yoshû (et plus largement sur l’homonymie des mots japonais).

Jeudi 2 mars 2017

Le café de l’IF ouvre trop tard pour satisfaire mon besoin de café, alors je repars là où tu m’as déposé, mais dépasse le carrefour vers le nord, marche à peine, il y a ce petit café, vous voyez, ce genre kyotoïte, une autre époque, figée comme un vieux sucrier en plastique… Il y a la radio, une étagère pleine de mangas au fond, et le patron, soixante-trois ans peut-être, porte un sweat-shirt noir avec “Pazzo company international” en lettres blanches dans le dos. Un client entre juste derrière moi, il fumera bien sûr, et fera de grand slurp en buvant son café, tandis que quelques kanjis occuperont le temps entre descriptions.

Mercredi 1er mars 2017

Sur le chemin vers la cascade, A m’avait parlé de la polyphonie, c’est-à-dire des voix, en soi, qui ont déjà dit les mêmes choses. L’enregistreur me permettait de ne rien oublier, alors je n’avais qu’à écouter, léger.
Et puis nous y voilà. Impression douce, certains sont debout, d’autres assis sur des pierres. Une autre polyphonie. Je me recule, c’est visuellement très informel, et c’est là que se creuse la discussion : on arrive, on respire… et on entame une analyse, des besoins, qu’autour d’une table on n’oserait pas forcément aborder, peut-être par craindre de dire une évidence ou de faire une digression.
Je pense alors à cette scène du film de Joao Pedro Rodrigues, Mourir comme un homme, où les personnages s’arrêtent dans une clairière, c’est la nuit, et ils écoutent une musique, comme le spectateur du film. Peut-être que tout est construit autour de cette scène comme est construite cette journée. Peut-être que je creuserai cette idée, ça ferait une jolie conclusion.

Mardi 28 février 2017

Une des premières leçons de la méthode Assimil raconte l’histoire d’un homme qui demande à un ami s’il est facile d’ouvrir un compte en banque au Japon et qui, le lendemain, n’ayant plus un sou en poche, annule ce projet, parce que chez Assimil, on aime bien les chutes humoristiques.
Le point commun avec cette journée, ce n’est pas l’état de mes poches, mais l’ouverture d’un compte en banque, et la simplicité — pour un résident. Il suffit d’aller à la poste, de préférence accompagné d’une amie amusant pour papoter durant les dix minutes d’attente, et de repartir. Avec ou sans sous en poche.

Lundi 27 février 2017

Midi. La jeunesse est à casquette, les pâtes aux aubergines.

Le film du soir : Shigatsu monogatari.

Dimanche 26 février 2017

Funagata. La lumière est forte, le voile de brume la diffuse, éblouissante, transformant les couleurs en demi-teintes : les toits bleus sont devenus fades, le building jaune du pressing est noyé dans le reste. Deux garçons, sportifs dans le rythme et la tenue vestimentaire, nous rejoignent, plutôt silencieux. Vient le moment de la photo souvenir, que je propose de faire,  aveuglément. Leur jeunesse rejoint justement mes lectures du soir, après le dîner joyeux entre voisins, sur les relations élèves-enseignants au Japon et les niveaux de langage dans les blogs dans ce même pays. Comprendre cet ici, disais-je…

Samedi 25 février 2017

– Tu as fait des photos ?
– Oui quelques unes, des choses au vol, comme ça…
– Et l’on peut les voir quelque part ?

Vendredi 24 février 2017

Franchir l’entrée du campus, regarder passer quelques étudiants, là-bas d’autres rient à l’entrée d’un bâtiment des années 30. Respirer, sourire d’être là, pour autre chose qu’une simple promenade.

 

Jeudi 23 février 2017

Imadegawa, café mémère, petits rideaux, plantounettes, un tableau immense accroché au mur qui nous plonge dans un Venise brumeux aux couleurs passées, tandis qu’en face de moi c’est un poster de Mucha. Je me pose 15 minutes dans cette navigation matinale d’un point à l’autre de la ville pour récupérer ma carte de sécu, repartie à son point d’expédition en novembre, puis pour obtenir le remboursement des frais engagés une semaine plus tôt. Le Japon reste, sous ses aspects fichtrement bureaucratiques, le pays de la simplicité administrative, et surtout celui d’une réelle tranquillité d’esprit : jamais ce ne sera de votre faute, ni trop tard, ni ceci ni cela, bien sûr on s’excuse à votre place, et vous récupérez sans soucis quelques milliers de yens que vous pouvez aller dépenser à la librairie en de nouveaux livres pour continuer apprendre cette fichue langue puisque finalement, ça ne se passe pas si mal que ça.

Lundi 20 février 2017

Le film du soir, Picnic, nous embarque chez les fous, mais nous en fait ressortir presque aussi sec, en suivant trois personnages fuir en grimpant sur le mur de l’asile. Léger et sombre, comme les plumes de corbeaux qui voltigent ici ou là.

Dimanche 19 février 2017

Je te retrouve au soleil après avoir fait ressembler ce dimanche à un autre jour : ranger, travailler, nettoyer, japoner, tirer-inspirer-pousser-expirer (ou l’inverse, c’est selon) et s’épuiser (à comprendre cette histoire de numéro pour annuler mon abonnement à partir d’avril). Direction l’antiquaire de Kitaoji dori, pas mis les pieds depuis des lustres et toujours un bric-à-brac malgré un léger effort dans le rangement. Deux plats plus tard, c’est magasin de bricolage, quatre cartons, un rouleau de scotch et trois pots de crocus, c’est la saison n’est-ce-pas et la terrasse est un peu triste. 26 kilos de cartons encore plus tard, la bibliothèque Ikea couleur bleu canard, assortie à ces lunettes que je ne porte plus vraiment et à ce pull malheureusement déchiré au coude gauche à cause probablement d’un frottement quotidien et intensif sur le bord de la table — précisons alors que j’avais prévu de le repriser ce dimanche car je l’aime trop pour le jeter —, la bibliothèque, donc, est plus légère, et l’on note deux cases encore encombrées par des — ou mes, pourrait-on dire pour insister — livres de japonais et de graphisme, et un nombre de pages sélectionnées qu’il faudra encore scanner pour alléger les valises — voire les esprits. Esprits qui, malgré une phrase aussi longue, s’embarquèrent au Chili après un “Oh ben zut on n’a pas vu les amis de K” lors de la promenade nocturne, parce qu’il y a toujours cette histoire de grand-père et d’exil à raconter et qu’elle pourrait peut-être se terminer là-bas. (Et puisque l’on parle d’un grand-père, voir le hasard du calendrier.)

Samedi 18 février 2017

De cette promenade, oui la même, on rapportera alors quelques fruits, transformés le jour même en une confiture certes un peu amère.
D’une autre, moins banale puisque inédite, non pas à pieds mais en deux-roues motorisé, on rapportera le prospectus d’un charmant restaurant — il faut venir à l’automne, dit-elle. Dans la même rue, la surprise d’un sanctuaire en béton et d’une autre construction aux hublots jaunes. Et puis des yeux, comme deux traits noirs cinglant le visage d’un garçon nu.

Le film du soir : 無伴奏

Vendredi 17 février 2017

Il ne reste quasiment rien dans les tarifs abordables (et transportables) : un prunier plus vraiment fleuri et trois forsythias drôlement perchés. Je choisis l’un d’eux, qui sera prochainement jaune malgré son air mort, et un pot, là-bas, verni de bleu. Après un dialogue tout aussi tordu que le bonsaï sélectionné, le petit monsieur aux cheveux blancs, patient et souriant, emporte le tout… et me voici devant un cours de rempotage gratuit, et vas-y qu’il grattouille… Mais pour les chatouilles, c’était plus tard, lors du récital pianotant et grivois de M.

 

Jeudi 16 février 2017

Tu m’as emmené dans ta cantine, que tu avais vaguement décrite en commençant par les prix, mais la surprise reste de taille en entrant dans ce boui-boui où ça sent la crasse avant que le nez ne s’habitue et que trois ouvriers n’allument une clope. Tu me proposes de m’asseoir en tournant le dos à l’aquarium afin de profiter du spectacle, des visages, des fauteuils déchirés… Des nishin sobas avalés plutôt rapidement et nous voilà repartis, toi vers le cœur de la ville, moi préférant retourner à pieds à la VK via les chemins arborés, sans savoir pourquoi j’ai la chanson Something stupid qui me vient à l’esprit sur cette pente où étaient autrefois tractés les bateaux de marchandises ; j’ai oublié les paroles.

 

Mardi 14 février 2017

Premier envoi vers la France : 14,2 kg de livres, vêtements, objets. Ils voyageront en surface, c’est à dire par la mer, et arriveront à destination on ne sais pas quand : dans 2 ou 3 mois.
Deuxième envoi vers la France : 3 séries de 36, 28 et 20 photographies. Par Internet bien sûr. Réponse on ne sait pas quand, en mai… dans 2 ou 3 mois, quoi…

Et puis, comme on est le 14 février, les ichigo daifuku ont une forme de cœur et Y apporte un petit cadeau au professeur de calligraphie. Le mot du jour : 福, un de ces mots qui évoque le bonheur, tente-t-on de m’expliquer. Mais à tracer, c’était pas un cadeau…

Lundi 13 février 2017

Regarder les images, hésiter, choisir, douter. Alors aller au sport pour respirer. Te retrouver au café B, prendre une bière pour se désaltérer et puis les voilà.

La nouvelle série du soir : Mother. Avec un pluriel sous-entendu.

Dimanche 12 février 2017

Le lieu est un souvenir, il faisait chaud mais surtout on se rappelle les hortensias bleus. J’ai en mémoire cette photo prise à travers les sudare. C’était donc en juillet. Juillet 2012, oui c’est cela. Nous y allons, tu te rappelles l’endroit précisément, moi pas ; c’est toi qui conduisais, alors…
Février aujourd’hui, il fait très froid et il n’y a pas de fleurs. Pas de restaurant non plus. Fermé. Abandon triste, que l’on espère juste saisonnier. Mais l’état de la barraque nous laisse peu d’espoir. Le Japon est là, aussi, dans le bois pourri d’une bâtisse délaissée au pied du mont Hiei. On rejoint alors, frigorifiés par le vent, la ville dense et sa circulation. Arrêt dans ce boui-boui entre Kawabata et la Takano où l’essentiel est que le plat soit chaud. Et puis ce petit garçon, joyeux de ce repas dominical.

Le film du soir : 思い出のマーニー

Samedi 11 février 2017

Parce que connaître la culture de ce pays… ça passe aussi par la comparaison entre les différents types de 日本酒.

Vendredi 10 février 2017

Pour une fois, descendre à Higashiyama, faire le détour par la petite rivière, longer ce canal, avec derrière moi les nuages flamboyants, dont la photogénie s’arrête lors de la prise de vue à cause de tout ce qu’il y a entre eux et moi. Derrière la roue pastel du zoo, l’horizon dévoile deux montagnes plus blanches, trop loin elles aussi pour le moindre cliché. Avec la nuit, leurs voisines et toute la ville s’enneigeront également, alors on part, le même tour, toujours. Mais cette fois, sous nos pas, le crounch crounch des flocons.

Jeudi 9 février 2017

Une gare s’il faut situer, laquelle n’importe il est tôt, sept heures un peu plus, c’est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l’escalier mécanique, qui marche c’est change aujourd’hui, le descend à la salle, vase carré souterrain où les files se croisent une presse se divisent, des masses, un désordre pourtant quantifié par bouffées, l’ordre d’arrivée des trains.

François Bon, Sortie d’usine

Je suis plongé dans la relecture de mon dossier artistique envoyé il y a quelques mois, pour m’en inspirer et envoyer autre chose, des images surtout, et pour peut-être me voir sélectionné. Parfois de la rue, par-dessus le bruit de la circulation s’extirpe la petite chanson du vendeur de pétrole ambulant. La lumière est basse, mais suffisante, elle provient des grandes fenêtres aux huisseries métalliques de cette bibliothèque où je ne viens pas assez souvent. Du ciel gris tombe une neige fragile qui disparait dès le contact avec le sol. Sur quelques feuillages plus accueillants, elle peut éventuellement résister. Soudain, il arrive, je l’avais déjà salué là-bas au fond, toujours la même place, et clic, il allume. Violence lumineuse, c’est si fort que je manque de dire quelque chose.
La suite est à l’image des livres que j’ai entassés devant moi : des lectures sur le Japon (Bouvier, Butor qui cite Voltaire, la mythologie locale, une recette de cuisine etc.) puisque être ici, c’est chercher encore et encore à connaître et comprendre cet ici. Et puis il y a ce premier paragraphe, recopié ci-avant, une claque qui donne envie d’emprunter l’ouvrage et même dans le bus j’en lis quelques pages absorbé. La France me manque pour cela : retrouver la lecture, le rythme de la lecture, les habitudes de la lecture, parce qu’ici je n’ai pas trop l’esprit à ça. Et comme bientôt il faudra revenir, je cherche des satisfactions. C’en est une.

Les fleurs du jours : 西洋桜草

Dimanche 5 février 2017

Il suffirait de considérer ce moi trempé jusqu’aux os, qui affronte la grisaille infinie piquée de pointes d’argent comme une silhouette qui ne serait pas moi, pour faire un poème qu’on lirait comme un haïku. C’est lorsque j’aurai oublié le moi présent et que j’aurai un regard purement objectif qu’enfin devenu figure picturale j’entrerai en parfaite harmonie avec le paysage naturel. À l’instant où je me soucierai de la pluie et me préoccuperai de la fatigue de mes jambes, je cesserai d’être le personnage d’un poème ou la figure d’un tableau. Je ne serai plus qu’un citadin mal dégrossi. Mes yeux ne verront plus le déplacement des nuées et des brouillards. Mon cœur ne sera plus sensible à la chute des pétales ni au chant des oiseaux. Et puis je comprendrai moins bien la beauté de ce moi qui s’aventure tout seul dans les montagnes du printemps avec mélancolie. J’ai commencé à marcher en baissant mon chapeau. Ensuite, j’ai avancé en fixant mon regard sur mes pieds. Enfin, j’avais une démarche craintive, le dos rond et les bras croisés. La pluie agitait autour de moi les arbres à perte de vue et menaçait le voyageur solitaire de tous côtés. Je suis allé un peu trop loin dans l’impassibilité.

Natsumé Sôseki ; Oreillers d’herbe

La série du soir : 変身 (Henshin)

Vendredi 3 février 2017

Tu n’as jamais vu la terrasse de la gare de Kyoto. Et pourtant. Pourtant, elle offre un autre regard sur ce lieu, que je trouve toujours ingrat, lourd, trop ponctué ici et là de machins, de rondeurs, de trucs…La visite, un jour d’automne, avec B et S et leur regard précis sur l’endroit, me l’a fait voir un peu autrement, mais la première impression, vous savez…
Alors on se retrouve là-haut, après que j’ai fait un tour dans les étages inférieurs, en particulier le sous-sol et sa foule à large majorité féminine, sa foule et ses couleurs, ses odeurs, ses tentations… Mais c’est ailleurs que les papilles exploseront, une nourriture moins fine, une ambiance moins bourgeoise : le sanctuaire de Yoshida parce que c’est Setsubun et qu’on doit chasser les démons (et remplir les estomacs). Oh bien sûr l’ambiance est joyeuse, on goûte ceci et cela, et pourtant la voici, là où l’on obtient un bol de tofu contre quelques centaines de yens et un ticket rouge. Elle est seule. Jeune aussi. Seule au milieu de tous ces gens joyeux entre amis, en couple, en famille. Elle est seule et triste, je trouve. Alors moi aussi, soudain.

Jeudi 2 février 2017

Et, parce que le (très relatif) hasard a fait apparaître le visage de la voisine sur une jaquette de film, nous voici embarqués dans un navet américano-japonaise d’une ampleur inédite dont on taira le nom (du film et de la voisine), d’autant que l’on pourrait plutôt parler des émissions de radio sur Gaudi ou Haussmann, avec le risque, cependant, de moins faire sourire le lecteur.

Mercredi 1er février 2017

Café Hisui. Je m’assieds sans trop réfléchir à la place, la même que la dernière fois, la plupart des tables sont prises. Rapidement le froid se fait ressentir, je jette un œil alentour, un petit chauffage de l’autre côté et puis… Et puis surtout la porte en face de moi. Le café est léger, pas cher certes, mais léger, voire pas bon. Je note des petites choses entre deux phrases de grammaire. Je note en particulier que nous sommes le 1er février, que dans trois mois exactement tout cela sera fini, et me demande combien de photographies j’aurais empilées sur Instagram.

Salle de sport. Sur cette machine face à l’entrée, pas de problème de chauffage ni de courant d’air, et je pousse une cinquantaine de kilos de fonte en observant les habitudes et le nombre assez important de personnes qui entrent sans dire bonjour au personnel derrière le comptoir. Le contraste est saisissant avec le fond de la salle, où les “merci” sont dégainés par le prof tapant dans la main des participants qui à la queue-leu-leu sortent de son cours. Pas très japonais tout ça, pourrait-on dire, si l’on tombait dans le piège des généralités sociologiques.