Samedi 31 décembre 2016

La photographie montrerait l’ambiance embuée d’un onsen. Une nappe de lumière proviendrait du plafond, tel un signe divin, et l’on mettrait un certain temps à voir qu’il y a là un escalier en colimaçon perçant le plafond, sans savoir qu’il mène à une terrasse ouverte avec quatre petites baignoires remplies d’eau à environ 46 degrés. Dans la pénombre due au contrejour, on distinguerait cependant assez distinctement, sur la droite de l’image prise en format portrait, un corps, debout, de profil, pâle, musclé, fessier rebondi, d’environ 1m72, de peut-être 26 ans, ruisselant sous une douche. La chevelure, retombant jusqu’en bas du cou, ne laisserait pas imaginer l’énorme boule frisée d’une quarantaine de centimètres de diamètre qu’elle était quelques minutes plus tôt. Le spectateur de la photographie devinerait, par quelques reflets, qu’il y a entre lui et la scène une vitre, celle qui sépare le vestiaire du bain. Un léger flou brouillerait un peu l’image.

Vendredi 30 décembre 2016

Elle cogne à la fenêtre, forcément souriante, et me tend – après que j’ai ouvert – trois branches ponctuées de petites boules de pâte de riz, provenant de chez Mitate. Elle apporte également du fil, moitié blanc, moitié rouge, pour lier les branches, en faisant bien attention d’utiliser les deux couleurs. La petitesse des branches, quelque soucis de compréhension et ma maladresse ralentissent un peu la manœuvre, et elle repart aussi vite qu’elle était arrivée, me laissant avec un porte-bonheur de plus en cette période bourrée d’habitudes, symboles et autres superstitions.

Mardi 27 décembre 2016

C’est à Nisshiki, le marché de Kyoto, que se fait notre sortie du jour, histoire de humer, goûter, regarder, car tout cela vaut bien un paysage. Au milieu de la foule de touristes, quelques locaux bien sûr, surtout chez le fleuriste où les envies se font fortes et se terminent pour nous dans d’élégants et frêles chrysanthèmes, les bras déjà chargés d’une pauvre bête et d’un kilo de châtaignes (pelées dans un efficace raclement mécanique, merci). Ta curiosité gustative plus forte que la mienne, tu t’arrêtes ici ou là. “Tu ne goûtes pas ?“, me demandes-tu. Je ne pense pas à te répondre que je me nourris de l’ambiance et que j’observe mes contemporains et leur attitude joyeuse dans cette longue et étroite caverne d’Ali Baba.

Le film du soir, “セイジ -陸の魚” , nous confirme qu’il y a vraiment autre chose à voir que Kore-eda dans le cinéma contemporain japonais.

Lundi 26 décembre 2016

Alors l’on pleure la mort d’une pop-star, punaisée à l’époque de son duo sur le mur de la chambre de mes sœurs, et accompagnant en solo quelques semestres de lycée avec l’un de ses albums, écouté en boucle ; c’était l’époque des cassettes achetées ou offertes avec parcimonie ; c’était avant la découverte enthousiasmante d’autres genres de musique et avant les achats compulsifs de CD.
Mais je ne pleure pas la mort des célébrités ; il y a tant d’autres souffrances à pleurer. Je ne pleure pas non plus ces années ; il y a eu tant de bonheurs depuis.

Et puis la journée passe : glace au thé vert (malgré l’hiver), miso au yuzu dans une charmante petite boutique d’un autre temps, thé chez D&A, et puis le film du soir, le prochain film de Franssou Prenant, objet dont le montage son me demande un long moment d’adaptation.

Dimanche 25 décembre 2016

Soudain, me reviennent en mémoire les photos prises ce même jour, il y a cinq ans, au même endroit : les puces. C’était la même lumière, mais les passant et les vendeurs étaient bien plus emmitouflés et j’étais encore (mais ne le suis-je pas toujours ?) dans l’excitation de la découverte de ce grand inconnu qu’est le Japon ; et je n’avais pas acheté mon premier suzuri.

Le film du soir : le dernier Kore Eda et une nouvelle et énième histoire de famille décomposée, mal composée, recomposée… et sans sous-titres anglais ou français dans le DVD malgré son passage à Cannes.

Jeudi 22 décembre 2016

Acheter des carottes ailleurs qu’au supermarché est un acte simple, il suffit de demander, là-bas, chez Higuchi san, agriculteur-star vendant aussi sur son pas de porte, un pas de porte qui se prolonge en une ruelle boueuse au bout de laquelle l’on s’affaire à trier, nettoyer, ficeler, emballer des tas de légumes. En vouloir un kilo est déjà plus compliqué, parce qu’alors on vous regarde étonné, même s’il y a une balance juste derrière, et vous précisez donc “Mmmm… 15?” en hésitant forcément sur le numérateur à utiliser dans cette fichue langue où vous ne direz pas la même chose si vous voulez dix petits lapins, dix cailloux ou dix saucisses… Les avoir avec les fanes est plus difficile, puisque malgré mon “Les fanes c’est bien” (trop timide, sans doute), les voici qui les coupent, et ignorent autant mes paroles que cet ingrédient que tu souhaitais ajouter aux rondelles.

Mercredi 21 décembre 2016

Je fais face à un rayonnage de petits gâteaux appétissants, au milieu desquels mes yeux fixent des “yakiimo” m’évoquant la série que l’on regarde actuellement. Ton appel déplace mon regard et les choses à faire dans les minutes qui vont suivre : nous devons nous retrouver là, au coin de Teramachi et de Oike, dans quelques minutes. J’ai donc le temps, et tu me le confirmes, d’aller à la boutique d’à-côté, acheter quelques cartes de saison, et reviens devant les petits gâteaux. Je n’en prends qu’un, car je me dis que tu n’aimeras pas, je paye, pars, avance un peu, et mords dans l’objet du désir. Délicieux. Demi-tour : il faut que tu goûtes ça.

Mardi 20 décembre 2016

L’idée d’exposer à Kyoto avant de revenir en France traine toujours, mais si l’envie est là, la mise en place est plus compliquée car il faut trouver un lieu. Me voilà parti pour en visiter un, potentiel m’a-t-on dit, mais il n’en est rien, car les travaux à venir ou en cours ne permettent pas d’imaginer, là, tout de suite, un possible. On rêvera donc de revenir en 2018 pour quelque chose d’abouti. Mais on amorcera plutôt, plus raisonnable surtout, plus difficile peut-être quelque chose en France.

Le soir, faire des fu.

Lundi 19 décembre 2016

Il est vêtu d’un survêtement en matière synthétique brillant sous les néons du supermarché. Je tends l’oreille pour savoir ce qu’il dit à la caissière et poursuivre mon apprentissage empirique de la langue et de ses usages. Contrairement à la plupart des personnes, il répond à la caissière qui lui pose les deux habituelles questions relatives à la carte du magasin (qu’il n’a pas) et aux sacs en plastique (dont il n’a pas besoin). Et surtout, il la remercie. Vous allez me dire que c’est normal, mais non, ici ça ne l’est pas, pour des raisons de rapports sociaux dont on discutera le soir même avec D après qu’il nous aura annoncé, entre deux verres de saké, son mariage avec A.

Jeudi 15 décembre 2016

Au milieu des rayonnages, tu avais choisi, par hasard, une série qui nous accompagne à un petit rythme depuis ce week-end : 僕の歩く道. Le personnage principal, un autiste âgé d’une trentaine d’années, a le niveau intellectuel d’un enfant (de 10 ans, nous précise Internet), et est sujet à de multiples craintes et tics. Le plaisir à regarder cette série, c’est tout d’abord bêtement parce que les conversations entre lui et les autres, articulées et lentes, nous sont plus facilement compréhensibles, à supposer qu’il ne parle pas avec son grand-frère, ce dernier ayant un débit et une diction hors de notre portée. Mais l’autre plaisir, c’est l’attachement à ce personnage touchant, évoluant et dépassant ses limites grâce à son nouveau travail dans un zoo. Les personnages autour de lui évoluent en même temps, comme ce jeune homme censé lui expliquer le travail, passant d’un agacement certain à une attention profonde et humble. Ce type de personnage me semble être à l’image de l’intégration des handicapés dans ce pays, où tout est pensé par exemple pour les aveugles (les signaux sonores ici ou là, les plans en braille dans les parcs…), les sourds (des sous-titres dans tous les programmes télé…) ou les handicapés moteurs (ascenseurs dans le métro…) et où ils sont, en conséquence, une minorité bien visible.

Mercredi 14 décembre 2016

Odeur de thé fumé, je n’ai pas le temps de décrypter le menu que J arrive déjà avec la minute d’avance qu’il lui plaît de respecter. En t’attendant, nous parlons surtout de mes projets et de mes activités actuelles, ce CV, ces envies, ces interrogations, ce retour. Et puis te voilà, et rapidement, avant que ne soit servi le déjeuner, il nous ouvre et déroule son carnet de pèlerinage, le troisième je crois. Les calligraphies qui s’étendent par-dessus les tampons rouges sont splendides et j’imagine, en les voyant, libérer mes traits lors du prochain cours.

Odeur de café, je me suis arrêté chez Hashimoto. Autour de la table centrale, trois vieux messieurs, conversations incompréhensibles. Au milieu, une composition spéciale Noël, dont la description pourrait prendre plusieurs page. Elle penche.

Dimanche 11 décembre 2016

Elles rient. Dans mon dos. Nous venons de passer devant elles, car nous marchons plus vite, et elles éclatent de rire. Non pas qu’elles se moquent, mais de mon sac à dos dépassent 20 cm d’une brassée de fanes de carotte, panache vert. Un peu plus tôt nous avions souri : une femme, qu’on nommera Sisyphe, balayait les feuilles dégringolant de la forêt.

Le film du soir : 岸辺の旅

Vendredi 9 décembre 2016

Les chansons de Noël ont envahi rues et magasins depuis un certain temps déjà. Sous les arcades de Sanjo, alors que je crois aller à ta rencontre mais que tu t’es garé ailleurs, une reprise de Last Christmas par une voix féminine me fait sourire. Elle ne sera pas la seule, durant toute cette saison, à exercer sur moi une tension des muscles zygomatiques, surtout si la musique est accompagnée du costume (Père-Noël, Rennes, etc.) d’un vendeur. Bref.
Nous nous retrouvons finalement comme prévu chez Inoda, où la serveuse un peu raide mais forcément souriante n’a pas pour consigne de porter un costume de rennes. Une boisson et zou, direction le cinéma pour voir Koto (Vieille capitale). Cette carte postale pénible, bourrée de clichés sur Kyoto et Paris, et même colorisée ici ou là pour offrir par exemple aux montagnes d’Arashiyama des teintes d’automne saturées, est tellement caricaturale que je te chuchotte “C’est sponsorisé par la ville de Kyoto ?” juste avant que le maire ne passe en figurant haut-de-gamme.
À cela s’ajoutant une incompréhension totale de l’histoire, nous sortons agacés de cette séance… un agacement finissant en fou rire lorsque l’on apprend que la même actrice joue les rôles de deux sœurs jumelles (ce qui dit, comme cela, n’est pas forcément drôle).

Nishinoyama house

Jeudi 8 décembre 2016

Nous attendons, donc nous discutons. Elle a le même discours que la plupart des Japonais qui ont, pendant plusieurs années, quitté leur pays. On lui fait parfois remarquer sa façon de parler, sa franchise, son comportement : elle n’est plus comme eux et elle oscille donc entre indifférence et agacement. Elle me parle de son neveu homosexuel à Tokyo, des rapports familiaux, des gens de Kyoto… Les gens… Ils sont nombreux, un peu plus tard, autour du grand sapin de Noël qui décore la gare, ou sur les marches qui clignotent. Je cherche à les attraper dans la lumière, avant de m’embarquer dans cette gare dont je découvre la photogénie nocturne, une photogénie que je capterai maladroitement : il faudra y revenir.

Mercredi 7 décembre 2016

Il s’agit alors de sourire. Non pas moi, mais C, dans mon viseur. La lumière décline joliment, presque trop fortement puisque presque à l’horizon, éblouissante. L’arrière-plan est de moins en moins rouge puisque passent les jours et tombent les feuilles, mais l’on trouve quelques recoins colorés. Il s’agit alors d’arriver à la faire sourire, dire quelques bêtises, ou plutôt quelques phrases qui ne génèreront pas ces éclats de rire qu’elle n’aime pas trop sur les images et qui moi me conviennent pour leur fantaisie, leur joie, leur éclat, leur naturel. Avec ou sans écharpe ?

Le soir, conférence d’Arnaud Vaulerin autour de son livre (La Désolation), paru il y a plusieurs mois en France et récemment traduit au Japon. Il revient sur ce qu’en France on appelle simplement “Fukushima”, comme on dit “Tchernobyl”, comme si les sonorités étrangères projetaient le drame ailleurs, derrière les milliers de kilomètres et les syllabes. Pourtant nous sommes tous concernés, tous, pas seulement ces hommes jetables dont Arnaud Vaulerin chercha le témoignage. Hommes jetables : terme terrible mais qui dit tout ce qu’on ne veut pas dire, ce qu’ils (responsables avec un grand R) ne veulent pas dire et ne veulent pas qu’ils disent. Parce qu’hommes jetables et poussés au silence.

Mardi 6 décembre 2016

Alors que la calligraphie que je pratiquais autrefois n’était que décorative, celle qui vient d’entrer dans ma vie, et qui illustrera certains mardis soirs, est bien autre chose que de la calligraphie. Il n’est finalement pas question de savoir tracer correctement, il est plutôt question de comprendre l’essence même de cette pratique : l’origine des caractères, la profondeur de leur sens… Un kanji est bien plus qu’un kanji. Et ce soir, l’oiseau tracé était, en prévision de la nouvelle année, un porte-bonheur que l’on offrira. Il s’agit ensuite (tout de suite, quasiment), de se laisser aller. Laisser la main s’envoler avec l’oiseau…
Mais, de manière plus basique, c’est aussi un cours de japonais où l’on évitera au maximum l’usage de l’anglais, un cours d’histoire qui rappelle s’il en est besoin que le Japon ne serait rien (ou autre chose) sans la Chine, et finalement un cours de sociologie, où l’on découvre par soi-même (ce qui confirme divers témoignages) que le professeur japonais est forcément élogieux : l’oiseau, même massacré, engendrera des gazouillis flatteurs. À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie…

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Lundi 5 décembre 2016

Au milieu des vidéos de vacances, de ceci ou de cela, vidéos qui prennent trop de place et qu’il faut effacer, il y a soudain celle qu’on avait oubliée, prise vite fait dans l’unique but d’en faire un pense-bête, sur laquelle on distingue rien, mais où une voix, étrangement nasillarde, peut-être enrhumée, vraisemblablement déformée par l’enregistrement, dit quelques phrases sur l’amoureux de ma grand-mère, avant mon grand-père et remplacé par celui-ci à une époque où, à un moment, il fallait bien finir par se marier. Il y a toujours alors, dans ces histoires, la question en suspens : qui serions-nous si… ?

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Dimanche 4 décembre 2016

Il est toujours vertigineux de voir à quel point les corps photographiés du passé, peut-être plus que ceux en action et en situation devant nous, se présentent immédiatement au regard comme des corps sociaux, des corps de classe. Et de constater à quel point également la photographie comme “souvenir”, en ramenant un individu – moi, en l’occurrence – à son passé familial, l’ancre dans son passé social. La sphère du privé, et même de l’intime, telle qu’elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui nous semble ressortir au relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives (comme si la généalogie individuelle était inséparable d’une archéologie ou d’une topologie sociales que chacun porte en soi comme l’une de ses vérités les plus profondes, si ce n’est la plus consciente).

Didier Eribon ; Retour à Reims

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Jeudi 1er décembre 2016

Aveuglé par cette impression de m’être arraché à un mal qui jusque-là m’avait semblé incurable, j’oubliai quelque temps la résistance du corps. Je n’avais pas envisagé qu’il ne suffisait par de vouloir changer, de mentir sur soi, pour que le mensonge devienne vérité.

Édouard Louis ; En finir avec Eddy Bellegueule

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