Vendredi 8 mai 2020

Cette phrase, soixante-dix ans après, résonne encore en moi. « Il y a des camions pour les plus fatigués. » Dans ma naïveté, cette naïveté qui m’a peut-être sauvée et qui les a condamnés, je pense à mon père, amaigri par ces dernières semaines, exténué par le voyage, je pense à Gilbert, mon petit frère, qui n’a que 12 ans, à sa petite tête ébouriffée. Et je m’entends leur crier : « Papa, Gilbert, prenez le camion ! »
C’est toujours ça qu’ils n’auront pas à faire à pied.
Je ne les embrasse pas. Ils disparaissent.
Ils disparaissent.
::: Ginette Kolinka, avec Marion Ruggieri ; Retour à Birkenau

Elle raconte Birkenau. Et je suis au soleil. Il me traverse l’esprit que quelque chose ne va pas, qu’il n’est pas possible de trouver ce moment agréable (parce que les heures, la lecture, le soleil, le jour de congés), d’être là, ainsi, prenant le temps de lire son témoignage. Au fond du couloir il y a les couleurs joyeuses et cuivrées de la musique, celle que joue, chaque jour, la voisine, en soufflant dans une trompette peut-être. Une trompeutêtre. Parfois elle fait ses gammes, ce peut être crispant. Mais elle progresse.
Durant quelques minutes, cela ne me quitte plus, je ne suis pas à l’aise, il y a l’horreur lue et moi là.
Qu’y puis-je ?
Je donne ce que je peux, en lisant, pour ne pas oublier, pour témoigner peut-être, va savoir, pour que ça entre, en moi, en d’autres, pour dire : ça a existé, c’est possible, ils n’y ont pas cru avant d’y être.