Au départ elle me dit tu. Par habitude, évidemment. Je n’ai pas encore rempli la fiche où je noterai mon âge, où je confirmerai mon consentement.
Il prend le relais et me dit de le suivre. Il est très percé, très tatoué, il me vouvoie aussi. Je ne sais pas ce qui me gêne, pourquoi ça me gêne. Je n’aime pas qu’on me tutoie dans les commerces, d’habitude. A mon âge, quoi qu’il en soit, c’est rarissime.
Il me parle du protocole, me demande pour la taille de l’anneau ; il porte une attention particulière à ce qu’il soit positionné symétriquement avec celui de gauche. Il mesure, fait une marque au feutre bleu, me demande de regarder. Je me relève, vais devant le grand miroir : c’est parfait. Je souris. On peut y aller.
La dernière fois que que je me suis fait percer le corps, c’était en 2003, en janvier. L’oreille droite, en haut. La fois précédente, je dirais au printemps 1996, j’étais étudiant à Poitiers, j’y étais allé avec V probablement : l’oreille gauche, le lobe.
N’avoir qu’un seul lobe percé commençait à me paraître incongru, déséquilibré, depuis quelques semaines. Pourquoi ? Je ne sais pas si c’est la dissymétrie de mon visage accentuée et déplaisante depuis ma dissection carotidienne – cet œil droit plus fermé que le gauche depuis mars 2019 – qui a fait naître cela petit à petit : me fallait-il, à un moment ou à un autre, faire diversion ? Non, je crois que c’est né cet été lorsque j’ai pris conscience que je perdais mes cheveux, là, dessus, et qu’il en était fini des coiffures incongrues, les cheveux dressés en une forme de vague, une crête-vague, un mouvement qui amusait parfois les collègues. J’avais envie de décider moi-même d’un changement d’aspect qui éventuellement irait de paire avec mes cheveux courts et avec cette moustache qui va et vient depuis des années – 2008, je crois – et qui actuellement s’impose.
C’est aussi dû, le souvenir est net, à A qui portait de magnifiques pendants d’oreille rouge lors de la soirée Lips and Love, et à JS dont j’admire, depuis que je l’ai rencontré – le lendemain de la Lips and Love -, la joliesse de ces bijoux et l’audacieuse facilité avec laquelle il les laisse scintillo-onduler au bord de son visage.
Alors j’avais pris rendez-vous pour 14h, délice d’agenda avec un vendredi après-midi non travaillé.
Et me voilà, là, 48 ans, me regardant dans la glace une fois l’anneau posé, heureux. Mais ne disant pas au perceur qu’il peut me tutoyer malgré ma perte de cheveux, ma moustache de quadra et ma veste de costume.