Dimanche 20 novembre 2022

Jun avance sur le plongeoir de dix mètres. Il a pour maillot le slip de bain rouge foncé que j’ai vu hier pendu sous l’auvent de la fenêtre de sa chambre. Arrivé à l’extrémité de la planche, il tourne lentement le dos à la surface de l’eau et aligne les talons. Tous les muscles de son corps sont bandés à l’extrême, comme s’il retenait sa respiration. C’est la ligne musculaire qui part de la cheville pour atteindre la cuisse à ce moment-là que je préfère dans son corps. Elle a l’élégance glacée d’une statue de bronze.
Il m’est arrivé parfois de vouloir essayer de définir la jouissance que j’éprouve au moment où il lève les deux mains comme pour saisir quelque chose dans l’espace avant de disparaître sous l’eau. Mais je n’ai jamais réussi à trouver les mots qui conviennent. Est-ce parce qu’il s’enfonce dans la vallée reculée du temps, là où les mots n’arrivent jamais ?
::: Yoko Ogawa ; La Piscine

Tu me racontes votre rencontre, avec V. J’aurais aimé que ce soit moi, à sa place. Il est trop tard pour cela. J’aurais aimé que ce soit moi sans rien savoir de toi. Y aller. Sans savoir, c’est-à-dire en ignorant l’essentiel ou en l’ayant déjà perçu en toi. Pour voir. Plonger, quoi… Dehors ensuite il y aura la brume.

Au milieu de nos mots, nombreux entre nous dans cette fluidité légère, je ne laisse pas Thanatos damer le pion d’Eros.

Car Straub est mort. Jean-Marie Straub, mort. Je ne t’en parle pas. Au matin, j’ai commencé à écrire à C pour cela. Mais je ne savais pas exactement quoi lui dire. Je trouvais que “J’ai vu que Straub était mort, je pense à toi.” c’était un peu vain. J’aurais aimé évoquer ces trois films que nous avions vu ensemble, N était là aussi. N et moi avions ri. Je crois plutôt que N avait ri et moi aussi ensuite, emporté dans sa folie. Le cinéma des Straub, c’était – c’est pour moi – un indispensable agacement, une crispation merveilleuse, un respect sans amour ou, avec O Sicilia, une exaltation pure et simple (pour un cinéma pur et simple ?). Le cinéma des Straub, ce fut avec C, grâce à C, un plongeon fou dans un cinéma fou que je racontais parfois, le lendemain, à la cantine.

Car mon père est mort, il y a bientôt un an. Il y a à la fin de la semaine cet anniversaire sombre. Je ne t’en parle pas. Au matin, j’ai dit à maman, je ne sais pas quoi en faire. J’étais perdu entre l’envie, le besoin, mon attachement aux dates et la nécessité contradictoire de m’en libérer. Puis à ma sœur O, également, j’ai dit ça, que je ne savais pas quoi faire. Il suffisait de cela pour me libérer. C’est énorme, de dire qu’on ne sait pas. Avouer son incapacité, son ignorance, son regard perdu devant les chemins et les choix. Je resterai seul. Peut-être seul avec lui. Et le soir, j’irai vivre encore.