Mercredi 14 février 2024

A Sandra, ma sœur (6 avril 1969 – 10 février 2024).

Sandra,

Nous venons de te dire au revoir.

Je regarde au loin, derrière. Je regarde ce qu’il reste de nous, ce qui a été nous. L’enfance, surtout. Nous deux, nous trois avec Olivia. Sur les photos, bien sûr nous sommes unis et bien sûr c’est plein de sourires.

Un souvenir qui me revient, toujours, c’est la plage de Seignosse, une vague plus forte que les autres, et les rires qui ont suivi : c’est moi qui avais tout pris. Peut-être était-ce le même jour que cette photographie, ci-dessous, où l’on te voit faire le singe. Seignosse, je crois que c’est quelque part le plus beau de notre enfance, même si l’océan était interdit. Le plus beau parce que le moins ordinaire. Les vacances, quoi, plusieurs années de suite. C’est toujours chouette, les vacances, quand on est enfant. Enfin je crois ; on peut s’ennuyer, parfois. L’été il y avait la piscine municipale, je ne sais plus si tu venais.

Tu me contredirais peut-être, tu dirais non le plus beau c’était les chansons avec mémé Lucette, c’était les vendanges, la simplicité d’aller chercher de la luzerne et de nourrir les lapins chez Villain. Ou rire devant Desproges riant de son cancer ? Bien sûr. C’est vrai. Tellement vrai. Se souvenir, c’est mentir un peu, ou ne pas savoir choisir.

Ce qui était chouette, avec toi, quand nous étions enfants, enfin moi enfant, toi adolescente, c’était ton audace. Mais ça, ton audace, c’était pas les vacances, c’était le quotidien, la rue Charles Gide, les copains du quartier. Parmi les souvenirs, l’un est net ; il y avait cette chanson Emma, de Touré Kunda, que j’avais fredonné, tu étais fière, tu riais, surprise, tu avais su me faire sortir de ma bulle de petit garçon timide… Les autres souvenirs sont flous ou disparus, je suppose qu’il y en a eu beaucoup, des moments avec ta bande de copains. Ils avaient ton âge, l’âge d’Olivia, quelques années de plus, de moins, mais quoi, c’était des grands. Oh bien sûr, ça a généré quelques crises à la maison, quand elle allait trop loin, cette audace. Peut-être voulais-tu être grande avant tout le monde.

Il y a aussi ce souvenir que j’ai déjà raconté par écrit, dans ce livre que j’essaie d’écrire sur notre grand-père Antonio : souvenir d’Espagne, avec Elma, notre cousine.1984, j’ai 10 ans, tu en as 15, nous sommes dans un lieu bruyant, une musique de l’époque, des spots multicolores dans un lieu sombre, des punks ou quelque chose comme ça, la movida ou quelque chose comme ça, ma peur, mes pleurs. Tu ne t’en souvenais pas. Qu’importe que j’ai rêvé de ce moment, même si je suis sûr qu’il a existé : c’est notre enfance, celle où tu me prends par la main, celle avant que tu partes de la maison, avant ta liberté : Reggiani, Moustaki… hein, on connait la chanson. Ta liberté.

Tu ne voulais pas suivre le chemin, tu voulais écouter autre chose, d’autres musiques, et être plus hargneuse sur les terrains de foot. Tu les avais dans le collimateur, les chevilles d’attaquantes adverses ! Sanguine ou quelque chose comme ça. Le caractère de papa ou quelque chose comme ça. Battante ? Coriace. Tu l’as été, ces dernières années, coriace.

Il reste aujourd’hui, sur les murs de la pièce de papa, tes dessins à l’encre de chine : Escudero, Brel et les autres. Je ne sais pas pourquoi il reste aussi, dans l’air et dans ma tête, un fou rire né d’un “Quel bonheur !” prononcé pour une banale plante à fleurs sur la table du salon. Voilà : il reste tes éclats de rire, je ne les oublierai pas. Je les garde en moi. Gardons-les tous en nous.