Je choisis, quoi qu’hésitant, un lot de trois carnets qui devraient faire l’affaire. C’est délicat, d’acheter un lot de carnets, emballé dans un film plastique : il faut déchirer un coin pour apercevoir l’épaisseur et la couleur des lignes, et quoi qu’il en soit, on ne sait pas vraiment si le papier sera épais, si le stylo glissera. La couverture est noire, il n’y a rien d’écrit dessus et le format est celui que j’aime, alors j’y vais, je passe à la caisse, le vendeur est un peu abrupte tendance désagréable voire détestable, mon gaydar fait dring-dring tandis qu’avec énergie il met dans un sac les merdouilles pour Halloween que le couple qui me précède a achetées, puis voilà, bonjour, 3euros50, je paye, je sors.
A la droite de la sortie de la boutique, un SDF, très âgé, est assis. Je mets un euro dans son gobelet en papier en me trouvant un peu radin, je le regarde, je lui souris, et il me parle. Il grommelle quelque chose, puis il mime, je comprends qu’il me demande si j’ai un téléphone, je dis que oui, et au bout d’un échange dont je ne retiendrai que la difficulté de décrypter ses paroles et de les retranscrire pour être sûr de comprendre, j’appelle le 115. Une fois. Deux fois. Trois fois, ça répond. J’explique… “Quel est le nom du Monsieur ?“, me demande la voix. J’ai mis le haut-parleur, comme toujours car je n’entends rien dans mon téléphone de marque chinoise, je demande au Monsieur. C’est un nom flamand. “Ah oui on le connait ce Monsieur, il faut lui dire que le Samu social ne pourra pas passer, qu’il doit aller lui-même cours de la Marne, au centre.” Je répète, en articulant, assez fort, gentiment, si ça se trouve il entend très bien mais je n’en sais rien. Ça se prolonge un peu, il me montre qu’il a une béquille, je raccroche, sa cannette de bière se renverse… et je suis là, à ne rien pouvoir faire pour lui. Je lui dis que je repasserai. Je mens alors, ou plutôt je ne sais pas si je mens. Je me dis que je pourrais, oui, repasser, mais qu’affronterais-je alors ? Je ferais quoi ? Plus tard, bien plus tard, quand il ne m’aura pas vu revenir, il se dira peut-être que j’ai menti. Ou pas. Il aura peut-être oublié. Il aura peut-être retenu que j’étais bien habillé et bienveillant, un peu trop chargé de mes deux sacs pour pouvoir l’aider à marcher jusqu’au centre, là-bas, si loin pour lui. Il y sera peut-être allé, claudiquant. Il n’aura pas su mon épuisement de la journée, mes hésitations à aller te voir et voir où tu vis, ma gêne de l’avoir, finalement, oublié, lui.