Et puis soudain vous me regardez, vous cherchez une connivence amusée parce que vous étiez appuyé contre la porte du tram lorsqu’elle s’est ouverte mais mon sourire est léger, comme si je savais déjà que je n’ai pas ma place. En deux ou trois secondes à peine vous me regardez, détournez le regard, me regardez encore, me souriez, encore un dernier regard éclair et pas grand chose de plus, j’y vois plus une surprise qu’une attraction, peut-être que vous aimez mes lunettes, peut-être que je vous rappelle quelqu’un, tout cela va si vite. Vous replongez dans votre roman. Vous lisez Petit Pays, de Gaël Faye. Et puis vous comprenez que je vous regarde alors vous vous tournez, de l’autre côté. Mais vous vous déplacez ensuite, laissez la place à celleux qui montent, vous vous rapprochez de moi en me tournant le dos, il s’agit pour vous d’effacer les regards et le sourire qui ont précédé, alors nous tenons la même barre verticale, je surplombe votre chevelure brune puisque vous êtes plus petit, là il y a votre épaule que le poids de sac dénude. Je pourrais lire les pages du livre mais non à la place je pense que je pourrais vous dire que vous êtes beau, vraiment beau, magnifique, l’adjectif vous gênerait, autour des inconnus sourirait de mon toupet, je me dis que je pourrais vous demander si vous accepteriez d’être photographié et je me demande si vous sentez mon souffle sur votre bras alors je tourne la tête pour vous l’épargner et puis vous touchez ma main, c’est bref, le temps de vous raccrocher à la barre après avoir tourné la page alors vous tournez la tête et vous me souriez et je vous le renvoie. Un dernier soubresaut du tram, vous me heurtez, un dernier regard, je dis que ce n’est rien. Je descends. Je ne me retourne pas.