Ça arrivait toujours à un moment ou à un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait. C’est difficile à expliquer. Je veux dire… on y était plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyage, et les émigrants, et d’autres gens bizarres, et nous… Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-là, un seul qui, le premier… la voyait. Un qui était peut-être là en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont…ou de remonter son pantalon… il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan… et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (adagio et lentissimo): l’Amérique. Et puis il restait là, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tête du type qui se l’est fabriquée tout seul, l’Amérique.
::: Alessandro Barrico ; Novecento : pianiste
Tu es ici sans y être. Perdu. Je ne sais plus à quel moment tu diras cet adjectif, c’est ainsi que tu te sens, perdu ; est-ce demain ? Je le suis un peu, perdu, pas de la même manière que toi, au milieu de ce bout de ville inconnu, terminus, avec toi sans y être vraiment. J’espérais aller au-delà, dans une nature ignorée. C’est fermé. Tes silences entraînent les miens, mon rythme ne change rien au tien. Tu regardes ce lieu, tu le photographies : tu sais faire.
Plus tard, sur un banc, alors que nous attendrons le tram, je te dirai que tu sais, ça, cadrer. Tu sais construire les images, me placer ou attendre que ma silhouette m’immisce là où il faut, voir les lignes, les diagonales. Tu sais donner au ciel une importance ; soudain il écrase le toit vert métal du vélodrome. Sans doute j’aime aussi que tu me photographies : je suis là. Parfois c’est moi qui immortalise tes turpitudes ou ton sourire que tu ne sais pas cacher.
Ainsi encore tu regardes cette ville, je te montre les abords du lac, puis il y a les Chartrons encore, tu en veux encore, tu en rêves, c’est ici que tu veux vivre. Enfin à la librairie nous allons. Tu as ce besoin de te plonger dans les rayonnages, d’hésiter devant les Zweig, de me montrer ce Herman Hesse ; tu t’accroches à ce désir de mots et de pensées.
Moi, c’est devant l’Italie que je m’arrête. Sa langue m’y attend. J’ai envie de la retrouver, de la pratiquer comme jamais je ne l’ai fait, via la lecture. Et m’embarquer à nouveau, peut-être 20 ans plus tard, avec Novecento.