Je m’apprête à ranger le Primo Levi, posé par terre près du lit, terminé dimanche soir malgré la nuit bien entamée ; l’œil était sur l’horaire et regardait Caïn. Je jette un regard à la page 161, chapitre nommé « Octobre 1944 », lu samedi C’est sans doute le plus beau passage du livre, mais peut-être ai-je enfoui dans l’oubli d’autres extraits. J’ai mis deux marque-pages de couleur orange, un au début du chapitre…
Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l’hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes ; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, ais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s’est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d’usines et de fils ; et ce matin, c’est l’hiver.
… un autre au début du troisième paragraphe.
De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur » et « douleur », nous disons « hiver », et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine.
J’avais lu durant presque 1 heure, samedi soir. Je sais ces moments nécessaires, salutaires. Je sais que j’y parviens parfois. Ils m’aident à oublier le reste. Ils sont ces heures de méditation que je n’arrive pas à m’octroyer, car méditer est un effort qui part du rien – s’asseoir, écouter, s’écouter, même si ce n’est pas rien – et qui va vers le rien. C’est ainsi que je le ressens. Sans doute, aussi, méditer me ramène trop à moi-même. C’est ainsi que je le perçois. La littérature m’en fait sortir, de moi-même. Ou peut-être me donne-t-elle à respirer ce que j’aime chez moi : l’amour des mots.
Mais nous sommes ce soir, c’est mardi, et donc il y a cette page 161. J’hésite à m’enregistrer lisant le premier paragraphe et à te l’envoyer, comme autrefois, parce que je sais que tu aimerais, que tu y serais sensible. Et puis je copie, colle, clique. Tu aimes.
Il n’y a personne à qui lire des mots. Bien sûr c’est un peu faux mais il n’y a personne à qui lire des mots.
C’est un peu faux : il y a eu des mots partagés dans le parc de l’hôpital, des phrases idiotes que j’ai lues en riant ; il faisait encore beau. Eric était content que je sois là encore.