Lundi 15 janvier 2024

Te voici. Ça y est. Ici comme ailleurs tu reprends ta place, certaine et incertaine. Rapidement, l’après-midi, coup de vent, hug, clés, tu dis que je te manque sans le dire au passé. Puis le soir, après que j’ai répété, quand je rentre tu es là, on reprend les habitudes : tu as acheté des bonbons acidulés que tu laisseras, comme toujours, du jus de citron et des crèmes dessert à la vanille, comme toujours, et tout est habitude : je prépare le dîner toi sur le canapé, nous dînons, les gyozas ont eu trop chaud, tu es heureux de manger cela ici je crois, tu choisis le film, une catastrophe française avec Omar Sy qui nous lasse au bout de 55 minutes de supplice. Il faut vraiment que je t’emmène dans mon monde cinématographique, quand bien même ces machins ont l’avantage de pouvoir être abandonnés sans ménagement lorsque la fatigue l’emporte.

Mardi 9 janvier 2024

J’ai cru longtemps que je voulais raconter l’histoire de mon père. Et dans la banale histoire d’un homme banal,
j’aurais glissé la mienne. Puis j’ai compris que ce n’était pas ce dont il s’agissait. Ce dont il est question ici, c’est d’une géographie. Une question de territoires qui se côtoient, se croisent, se chevauchent et s’interpénètrent. Si c’est une histoire de géographie, c’est alors une histoire de frontières souvent fermées et pourtant franchies, infranchissables et pourtant traversées. Au-delà du silence, au-delà de la mort. La tienne.
::: Pascale Dewambrechies ; Géographie d’un père

Mercredi 27 décembre 2023

Flâner le long des haies, cherchant l’entrée des étourneaux, aura longtemps été son lot. Il s’abîmait en d’abruptes contemplations le long des chemins : voler, se nicher, bruire de l’aile comme les feuilles bruissent du vent, s’immobiliser au cœur d’un mouvement vital, comme ces oiseaux dont il observait à l’infini le vol affairé dans les haies, sport méconnu et délicat. Vider sa tête, s’affranchir un instant de l’attraction terrestre, dont il ignorait même qu’on lui eut parlé, un jour de communale, parce qu’aucune de ces leçons n’avait jamais franchi les herses de son entendement.
::: Mathieu Riboulet ; Le Corps des anges

Samedi 23 décembre 2023

L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Évangile de la route selon saint Nicolas. Un après-midi de printemps, à Cologny, en banlieue de Genève, dans une maison blanche aux volets verts, je rencontrai Manuel, son fils cadet. Il me dit comment Nicolas écrivait de la main gauche au feutre noir en écoutant Debussy ; il me montra ses globes, sa bibliothèque, l’exemplaire de L’Usage du monde, « cette vieille histoire triste et gaie », dédicacé par la main de son père. Puis nous étions allés sur sa tombe, la tombe de saint Nicolas : pas de dalle, une plaque minuscule (Nicolas Bouvier, 1929-1998), quatre lattes en bois qui formaient un rectangle recouvert de graviers, une Fiat Topolino miniature en fer-blanc laissée par une main anonyme, en même temps qu’un galet sur lequel on pouvait lire : « Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel. » C’était le 16 mai 2019, et je m’étais juré qu’un an plus tard je partirais sur ses traces. J’irais en Iran.”
::: François-Henri Désérable ; L’Usure d’un monde

Jeudi 21 décembre 2023

Le poète s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu’à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur !
::: Victor Hugo ; Les Contemplations

Lundi 4 décembre 2023

Comme tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, je me suis levée, ce matin, à six heures. C’est le réveil, encore une fois, qui m’a tirée du lit. Dans le milieu de la nuit je cauchemarde. Et puis, quand vient le jour, forcément, abrutie et lasse, je m’endors comme une souche. S’il n’y avait pas le drelin
de la sonnerie, je crois bien que je resterais là jusqu’à midi.
::: Raymond Guérin : La Peau dure

Soir. Je cherche des corps, c’est-à-dire des textes où un corps, ou plusieurs, seraient là, présents, dans une écriture fluide et belle. Plus précisément, je cherche L’Occupation des choses, de Jean Echenoz. Je veux retrouver le visage de la mère du narrateur pour en lire un extrait, le 20 janvier, pour la Nuit de la lecture.

Je jette un œil dans la pile – ou le tas, si on considère que deux piles forment un tas – de livres qui grimpe devant la bibliothèque du salon , par terre. Dans un des bouquins – ce n’est pas le Echenoz, je ne sais pas où il est passé – glissé entre la couverture et la page 3 , il y a 4 photomatons, probablement faits l’été 2022 : je porte cette chemisette légère jeune aux motifs fleuris que j’aime assez peu – pas mon style – et je ne porte pas encore de boucle d’oreille à l’oreille droite. Je ne me souviens pas des circonstances, sans doute avais-je besoin d’une photo pour un autre usage que ceux où l’on vous demande de retirer vos lunettes, vos bijoux, votre sourire – passeport, etc. J’y porte une moustache assez proéminente, sur trois d’entre elles je souris.

Dimanche 3 décembre 2023

Le propriétaire de la ferme du Manoir, Mr. Jones, avait poussé le verrou des poulaillers pour la nuit, mais il était bien trop saoul pour s’être rappelé de rabattre les trappes. S’éclairant de gauche et de droite avec le faisceau de sa lanterne c’est en titubant qu’il traversa la cour. il entreprit de se déchausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau de l’office un dernier verre de bière  et grimpa jusqu’à son lit où Mrs. Jones ronflait déjà.
::: Georges Orwell ; La Ferme des animaux

Serge a apporté un Lalande de Pomerol, j’ai fait un risotto, dans lequel je suis toujours tenté de mettre un z, et un clafoutis. Nous parlons de livres, de films, de toi. Tu n’es pas là. Tu aurais pu, dû être là. C’était prévu. Je n’attendais pas tout à fait ton absence, née de l’ennui dans l’après-midi. Je t’avais laissé, seul, chez moi, le temps d’un brunch qui n’en était pas vraiment un. T’avais-je proposé de venir ? Je ne sais plus. Je ne crois pas.

Samedi 2 décembre 2023

Le 14 décembre 1999, en milieu d’après-midi, j’ai pris conscience que mon réveillon serait probablement raté – comme d’habitude. J’ai tourné à droite dans l’avenue Félix-Faure et je suis rentré dans la première agence de voyages. La fille était occupée avec un client. C’était une brune avec une blouse ethnique, un piercing à la narine gauche ; ses cheveux étaient teints au henné. Feignant la décontraction, j’ai commencé à ramasser des prospectus sur les présentoirs.
::: Michel Houellebecq ; Lanzarote

Dimanche 19 novembre 2023

Ça arrivait toujours à un moment ou à un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait. C’est difficile à expliquer. Je veux dire… on y était plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyage, et les émigrants, et d’autres gens bizarres, et nous… Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-là, un seul qui, le premier… la voyait. Un qui était peut-être là en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont…ou de remonter son pantalon… il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan… et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (adagio et lentissimo): l’Amérique. Et puis il restait là, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tête du type qui se l’est fabriquée tout seul, l’Amérique.
::: Alessandro Barrico ; Novecento : pianiste

Tu es ici sans y être. Perdu. Je ne sais plus à quel moment tu diras cet adjectif, c’est ainsi que tu te sens, perdu ; est-ce demain ? Je le suis un peu, perdu, pas de la même manière que toi, au milieu de ce bout de ville inconnu, terminus, avec toi sans y être vraiment. J’espérais aller au-delà, dans une nature ignorée. C’est fermé. Tes silences entraînent les miens, mon rythme ne change rien au tien. Tu regardes ce lieu, tu le photographies : tu sais faire.

Plus tard, sur un banc, alors que nous attendrons le tram, je te dirai que tu sais, ça, cadrer. Tu sais construire les images, me placer ou attendre que ma silhouette m’immisce là où il faut, voir les lignes, les diagonales. Tu sais donner au ciel une importance ; soudain il écrase le toit vert métal du vélodrome. Sans doute j’aime aussi que tu me photographies : je suis là. Parfois c’est moi qui immortalise tes turpitudes ou ton sourire que tu ne sais pas cacher.

Ainsi encore tu regardes cette ville, je te montre les abords du lac, puis il y a les Chartrons encore, tu en veux encore, tu en rêves, c’est ici que tu veux vivre. Enfin à la librairie nous allons. Tu as ce besoin de te plonger dans les rayonnages, d’hésiter devant les Zweig, de me montrer ce Herman Hesse ; tu t’accroches à ce désir de mots et de pensées.

Moi, c’est devant l’Italie que je m’arrête. Sa langue m’y attend. J’ai envie de la retrouver, de la pratiquer comme jamais je ne l’ai fait, via la lecture. Et m’embarquer à nouveau, peut-être 20 ans plus tard, avec Novecento.

Lundi 6 novembre 2023

La Mère saisit le sac de Gio, lui tape sur la manche quatre fois, et tire dessus pour qu’il ramène sa joue à bonne hauteur. Gio ploie. Elle l’embrasse,ça fait un bruit sec et sans salive puis elle s’en va par le chemin qui remonte. Gio regarde. C’est bien le chemin qui remonte jusqu’à la cabane. La Mère y consacre de si petits pas.
::: Dimitri Rouchon-Borie ; Le Chien des étoiles

Lundi 30 octobre 2023

J’ai rencontré Benoit sur un malentendu.
C’était le soir de Noël, dans une boîte de nuit. Je suis myope. Je dansais en souriant dans le vide. Il a cru que je le matais. Benoît était timide maius ce regard insitant lui a donné confiance en lui.
::: Mathieu Simonet ; La Fin des nuages

Mardi 17 octobre 2023

Il me reste une photo, en noir et blanc, de notre dernier anniversaire ensemble. Elle est datée d’octobre 1961. Nous avons cinq ans. Il y a plein de cadeaux, de gâteaux, de bonbons, de pochettes-surprises, sur une table ronde et blanche, dans le jardin de Bray-sur-Seine gouverné par un très vieil acacia au tronc si gros qu’on ne peut l’enlacer et aux racines si protubérantes qu’elles paraissent former une manière de tumulus enherbé. La lumière de l’automne est encore claire.
::: Jérôme Garcin ; Olivier

Évidemment tu n’es pas d’ici, évidemment tu repars bientôt, évidemment tu as une autre vie, évidemment j’aurais pu t’aimer.

Vendredi 13 octobre 2023

J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j’écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l’odeur des fraises qu’il cultivait derrière l’église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l’Ourthe et de l’Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d’instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l’usage, dans le purin.
::: Antoine Wauters ; Le plus court chemin

Vers Lyon. Dans mon carnet, j’écris que je vais vers demain.

Le trajet s’étire, j’ai le temps de lire et d’être surpris par la beauté de certains passages, qui vont bien au-delà de quelques souvenirs. Ils vont là où j’aimerais aussi aller, il suffirait d’en prendre la route, celle vers l’enfance. “L’écriture est un fil posé sur l’oubli“, écrit l’auteur. C’est cela. Puis plus loin page 57 : “C’est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends. Le seul endroit où l’on peut me trouver – et le seul où je me trouve. Partout ailleurs je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là“. En cela nous sommes différents : je suis en d’autres endroits. Mais j’aime tant qu’il reprenne ces mots de pays, de lieu et qu’il les déplace comme j’ai tant le faire. Et puis j’admire : Je n’ai lieu que là. Je crois que cette phrase va me poursuivre comme certaines de Duras ou Perec. Page suivante il poursuit et dans mon carnet je note “Page 58 : !!!”

Et puis, une fois encore, à travers la vitre, je regrette de ne pas cartographier les paysages aperçus.

Samedi 7 octobre 2023

Il était une fois une guerre qui avait commencé le 11 janvier 1937. Ce qui s’était passé avant était la guerre des autres. À chaque soldat sa guerre, et celle d’Arcadi avait commencé ce jour-là. Il s’était engagé comme volontaire dans la colonne Maciá-Companys et était parti pour le front. C’est ainsi que commencent les histoires, aussi simple que ça.
::: Jordi Soler ; Les exilés de la mémoire

Je lis les premières pages tandis qu’il joue du flamenco à quelques mètres, hasard hispanique. Il fait beau, chaud, trop, trop de tout ça ; pas trop d’attente pour un café ce matin. Plus tard il s’approche, demande une petite pièce, fait une blague sur le soleil et mon bronzage alors je plonge la main. Deux euros. Trop ?

Mercredi 4 octobre 2023

Tu es venu pour me voler. Je dormais dans mon atelier. Sale et taché. J’ai entendu une vitre voler en éclats. L’intrus qui s’approchait de moi n’était pas subtil. Mais j’étais heureux que quelque chose se produise dans ma nuit solitaire. Peut-être ai-je espéré que c’était la mort qui entrait chez moi par effraction. Alors, question de ne pas l’effrayer, j’ai fait le mort.
::: Larry Tremblay ; Tableau final de l’amour

Dimanche 1er octobre 2023

Ma mère aimait beaucoup bavarder avec celle de mon ami Bonnardier, malgré leurs quinze ans d’écart. Toutes deux partageaient une même passion pour les maladies, surtout les maladies mortelles. Ma mère souffrait d’arthrite, celle de Bonnardier d’arthrose. Quand elles se rencontraient au marché de Monplaisir, elles n’en finissaient pas de se raconter leurs martyres respectifs et se livraient à un âpre concours de symptômes. Du côté de ma mère, les fulgurances dans les doigts, du côté de Bonnardier les hanches broyées le soir. L’échange se terminait toujours sur un hypocrite constat d’égalité, chacune emportant au fond d’elle la certitude d’avoir gagné la manche.
::: Emmanuel Venet ; Précis de médecine imaginaire

Alors, le bermuda taché par les ronds humides d’herbe hachée, je quitte le jardin public. Depuis quand n’ai-je vu la mer ? To see or not to sea ?

Dimanche 10 septembre 2023

J’ai mal à la tête.
Combien de fois ai-je répété ces mots ? Et au moment même où ils franchissent mes lèvres, réalisé que rien n’a changé.
Et pourtant, je ne peux m’empêcher de le dire : j’ai mal à la tête.
Ce n’est pas la vérité ou l’exactitude que je recherche lorsque j’énonce j’ai mal à la tête. Ni même la compassion de mon interlocuteur (on a beau s’épancher, la douleur reste avant tout une affaire personnelle, où l’autre ne peut tenir qu’un rôle mineur). Non, ce que je désire, inconsciemment, c’est capturer le mal de tête dans le filet du langage. M’en débarrasser par le simple fait de le nommer.
::: Raphaël Rupert ; Mes migraines

Lundi 14 août 2023

Longtemps, j’ai soutenu que j’avais tout vu de la scène de ma naissance. Chaque fois que j’affirmais cela, les adultes riaient puis, croyant que je me moquais d’eux, finissaient toujours par dévisager d’un œil empreint de vague hostilité cet enfant au teint blême qui avait si peu l’air d’un enfant. Quand ces propos m’échappaient en présence de visiteurs qui n’étaient pas des intimes, ma grand-mère, de peur que je ne passe pour un demeuré, m’interrompait d’un ton tranchant et m’enjoignait d’aller jour dans la pièce d’à-côté.
::: Yukio Mishima ; Confession d’un masque

Samedi 29 juillet 2023

Je marche sur un sentier boueux. Des abeilles incandescentes bourdonnent dans la brume. J’ai peur de glisser avec ma lourde valise. Quelqu’un dit : « Regarde ton bras gauche. » Des flammes courent sur ma manche. Je jette la valise et me mets à retirer les lambeaux noircis, qui se détachent avec la peau.

Hérissé de flammes
Mon horizon gauche
Déjà la cendre-serpent
Rampe aux confins
Et mord…

Il faut arracher, jeter la peau du rêve. Je tends ma main vers le téléphone portable près du lit. Quatre heures et demie du matin. Je lis : « La Russie bombarde l’Ukraine. » Non, ce n’est pas cela, je me suis réveillée par la mauvaise porte. Dois rebrousser chemin. Impossible, me voilà épinglée au mur dans une salle de classe. Quelqu’un dit : « Elle ne sert plus à rien.

::: Luba Jurgenson ; Quand nous nous sommes réveillés

Dimanche 23 juillet 2023

« Vous aurez des contractions. » Depuis hier j’attends, lovée autour de mon ventre, à guetter les signes. Qu’est-ce que c’est au juste. Je sais seulement que ça meurt petit à petit, ça s’éteint, ça se noie dans les poches gorgées de sang, d’humeurs filantes… Et que ça part. C’est tout.
::: Annie Ernaux ; Les Armoires vides

Samedi 8 juillet 2023

L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la plage blanche. Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de camps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. L’aleph, ce lieu borgésien* où le monde entier est simultanément visible, est-il autre chose qu’un alphabet ?
::: Georges Perec ; Espèce d’espaces

Je te demande ce que tu penses de mes images. La lumière, les teintes. Mais tu vas sur un autre terrain. Tu me demandes ce qu’elles veulent dire.

* J’ai pas la réf mais Wikipédia me dit : L’Aleph dans la mythologie borgésienne est « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers vus de tous les angles. » Borges décida qu’il lui fallait voir cet Aleph.

Lundi 3 juillet 2023

ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici,
c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,
c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.
c’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent,
comme si la recherche de mon identité
passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle.
ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure,
et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif
::: Georges Perec ; Ellis Island

Vous êtes là à la terrasse du Vintage, vous êtes quatre, l’un d’entre vous je ne le connais pas. C’est sans doute le jeune amant de J. Je sors de l’atelier de lecture à voix haute, je suis bien, je flotte un peu, je ressors toujours, je crois, avec une énergie démesurée. Cette fois j’ai lu La Peau Léon : Sophie voulait une chanson amusante. Je l’ai lue trois fois, une fois j’étais assis, j’ai aimé jouer ça, cette femme, qui couic, tue son amant, sauvagerie morpionne.

A peine assis à votre table, puisqu’il restait un siège vide que j’ai investi dans crier gare, mon énergie déborde, me voilà volubile comme parfois je peux l’être. Je suis heureux de vous voir aussi, même si B a toujours cet air de b comme bitch, cet air insatisfait et griffant. Mais tu dis que tu pars. Tu as un amoureux. A Paris. Un appartement maintenant, aussi.

Vendredi 16 juin 2023

J’ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement, j’ai cru pendant trois mois que j’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle le sida. Or je ne me faisais pas d’idées, j’étais réellement atteint, le test qui s’était avéré positif en témoignait, ainsi que des analyses qui avaient démontré que mon sang amorçait un processus de faillite. Mais, au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l’assurance que je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. De même que je n’avais avoué à personne, sauf aux amis qui se comptent sur les doigts d’une main, que j’étais condamné, je n’avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j’allais m’en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, un des premiers survivants au monde de cette maladie inexorable.
::: Hervé Guibert ; À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

Alors elle pleure, la fille, elle pleure avec ses cônes de chantier, elle descend du tram et elle pleure.

Dimanche 28 mai 2023

Les livres, le père les trouvait dans les trains de banlieue. Il les trouvait aussi séparés des poubelles, comme offerts, après les décès ou les déménagements. Une fois il avait trouvé la Vie de Georges Pompidou. Par deux fois il avait lu ce livre-là. Il y avait aussi des vieilles publications techniques fichées en paquets près des poubelles ordinaires mais ça, il laissait.
:: Marguerite Duras ; La Pluie d’été

Samedi 27 mai 2023

Je passe ma convalescence à Ostende. Une aide-soignante qui ne parle pas français (peut-être ne parle-t-elle que néerlandais), vient tous les jours, ui me couche le soir et m’assiste pour mon lever. J’ai le sentiment qu’ils n’y a pas de discontinuité dans ma vie, que cela fait des mois maintenant que je suis immobilisé ici dans un fauteuil roulant et que les journées se succèdent, identiques, devant la fenêtre de mon appartement.
::: Jean-Philippe Toussaint ; La Disparition du paysage

Se revoir. Toi, après mardi. C’est peut-être ce moment, cet après-midi avec toi, qui scelle quelque chose entre nous dans notre relation, je me dis que tu es sans doute le fils que j’aurais aimé avoir, c’est comme une amitié mais nos années la détourne un peu, non ? Je te raconte le musée, c’était beau, le musée de l’imprimerie et de la communication graphique, le personnel était chaleureux et j’avais navigué entre Gutenberg et les souvenirs informatiques de mon enfance et puis Excoffon, bien sûr. “Vous aimez Excoffon ?” m’avait dit l’agent en charge de la ‘accueil et de la boutique. “Je vais vous donner quelque chose alors.” Et il m’avait donné quelque chose : le dépliant de l’expo de 2012. Je te raconte la pause déjeuner au bord de l’eau – j’aime Lyon aussi pour la présence du Rhône et de la Saône -, le sandwich emballé dans une quantité absurde de plastique, le groupe d’hommes dont celui un peu perché qui s’extasiait pour un énorme silure, un requin, il disait, un requin, le mot chat aussi, il allait et venait sur quelques mètres du quai et perdu dans une incohérence assez coriace. Et je te raconte P, bien sûr, peut-être déjà loin.

Se revoir, bis. Vous deux, la dernière fois c’était l’été, c’était aussi pour un congrès que je passais pas là. Les conversations glissent, comme toujours, jusqu’à cette question :
– Tu es déjà allé à Londres ?
– Oui, avec toi, en 2008.

Lundi 22 mai 2023

Tous les matins, je passe devant le club Mickey.
Au club Mickey, ils ont des balançoires, des toboggans, des monos bronzés en tee-shirt, et surtout ils ont une piscine.
Ma mère dit que c’est ridicule, une piscine sur le bord de mer.
Moi, je ne trouve pas.
::: Jean-Philippe Blondel ; Accès direct à la plage

Lundi 1er mai 2023

Je me souviens de la mélodie, pas du nom de la chanson, je ne suis pas fort en noms, mais de l’air. Je n’oublierai jamais l’air de cette mélodie. Même si je ne me souvins pas de la tête du routier, et c’est ça qui est rigolo, parce que je le regardais pendant qu’il agonisait, et ma mémoire n’a rien gardé de s figure, à part qu’il avait des cheveux noirs. Pauvre routier.
::: Walker Hamilton ; Tous les petits animaux

Samedi 29 avril 2023

Finissons-en.
Mon père ou ma mère, un jour de valse, serra un peu plus fort qu’il n’était permis le corps dansant de l’autre. Cela suffit. Au temps où la province ne rêvait que de mariage, un rien était prétexte.
C’est dans cette étreinte de bal que commence l’idée de mon existence.
::: Mathieu Belezi ; Le Petit Roi

Tu n’as pas les yeux bleus du garçon en terrasse, qui me regardait, me regardait encore et que je regardais et regardais aussi. Non, toi tu as des yeux noirs, andalous. Tu es là par hasard, par leur retard, un message au cas où. Tu es là et cela me plait, surtout quand tu mets ton nez entre les pages du Belezi pour en connaître l’odeur. Moi je te parle du toucher, comment on peut caresser les couvertures des grandes maisons d’édition françaises. Tu m’offres aussi une de ces erreurs de subjonctif dans ton accent discret quelques vers de Dante. Je crois qu’on y parle d’amour mais ce n’est pas pour moi. Même si tu me regardes.

Mardi 18 avril 2023

Tu me dis “Je suis là“. Mais je ne sais pas d’où vient ta voix.

Déjà certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
::: Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien

Dimanche 16 avril 2023

Paris, c’est vous. R (vendredi), N (hier), B (aujourd’hui), toi et les autres. Toi tu reviens ce soir, tu reviens chez toi, là où je suis, là d’où j’ai regardé le ciel changeant, un peu menaçant parfois, le ciel, là où je suis bien parce que justement on le voit, le ciel.

L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front.
::: Marie NDiaye ; La Vengeance m’appartient