Mercredi 17 janvier 2024

Tu ne sais pas quoi faire de ce qui s’échappe de toi, ou plutôt de celui que tu es, sans désir, et qui n’est plus le même qu’avant. Maintenant ça te révulse, tu le dis, tu n’es pas sûr du verbe, mais c’est le mot qui vient. C’est ça que tu dis dans ce message vocal que j’écoute en quittant le travail. Je te réponds, je marche et je te réponds, dans une empathie un peu banale. Je garde aussi ma place, spectateur de cet abandon. Alors tu répètes quatre de mes mots à l’écrit : »Pour les autres aussi« , ajoutant un smiley rieur.

Mardi 16 janvier 2024

J’adore quand les montagnes sont comme ça. Comment ? Plus grandes, plus proches. Regarde, la plupart du temps elles sont toutes petites, au loin, parfois comme ce matin on pourrait les toucher. On dit que ces signes de mauvais temps, il va faire moche demain. Non, répondit Guillaume, il a fait moche hier, c’est ça que ça veut dire.
::: Olivier Steiner ; Guillaume

Lundi 15 janvier 2024

Te voici. Ça y est. Ici comme ailleurs tu reprends ta place, certaine et incertaine. Rapidement, l’après-midi, coup de vent, hug, clés, tu dis que je te manque sans le dire au passé. Puis le soir, après que j’ai répété, quand je rentre tu es là, on reprend les habitudes : tu as acheté des bonbons acidulés que tu laisseras, comme toujours, du jus de citron et des crèmes dessert à la vanille, comme toujours, et tout est habitude : je prépare le dîner toi sur le canapé, nous dînons, les gyozas ont eu trop chaud, tu es heureux de manger cela ici je crois, tu choisis le film, une catastrophe française avec Omar Sy qui nous lasse au bout de 55 minutes de supplice. Il faut vraiment que je t’emmène dans mon monde cinématographique, quand bien même ces machins ont l’avantage de pouvoir être abandonnés sans ménagement lorsque la fatigue l’emporte.

Dimanche 14 janvier 2024

Toujours pas. Tu n’es toujours pas là. Tu ne me rejoins pas, pas plus qu’hier. C’est ainsi qu’on sait quelles dimensions prend le manque, s’il sait attendre encore.

Samedi 13 janvier 2024

Je plonge dans nos mots. Mars 2019, avril, etc. J’avais oublié nos premiers instants sur Whatsapp, quelques instants après que tu étais parti, puis le soir, puis le lendemain puis les jours d’après, puis les semaines encore, oh bien sûr je n’avais pas oublié les cerises ou les vaches mais j’avais oublié, comment dire, la teinte de notre histoire, sa lumière. J’avais oublié combien nous étions là l’un pour l’autre, loin. Combien c’était joli, vite. Joli parce que loin, c’est ça ? Dis-moi.

Il y a, dans une chanson de Clara Lucciani, ces paroles : « M’as-tu au moins aimé ? » A chaque fois que je les entends, c’est à toi que je pense.

Je plonge dans nos mots pour écrire, encore, revenir sur nous deux, compléter les vides laissés dans le manuscrit qui attend, pour lui donner une chance. Oublier les images et y mettre des mots. Je risque de m’y cogner, tant pis. Je ne cherche pas la résilience. Ce livre ce n’est pas ça et puis ce mot m’agace. Je ne guérirai pas de toi en nous sortant de nos cendres, je ne deviendrai pas plus fort ; tu restes une blessure mais je suis tellement plein d’autres choses et d’autres émotions que ce n’est pas bien grave.

Jeudi 11 janvier 2024

C’est ainsi que j’apprends, par la voix d’Olivier imitant Fanny Ardant, que Rachida Dati avait été nommée ministre de la culture.

Mardi 9 janvier 2024

J’ai cru longtemps que je voulais raconter l’histoire de mon père. Et dans la banale histoire d’un homme banal,
j’aurais glissé la mienne. Puis j’ai compris que ce n’était pas ce dont il s’agissait. Ce dont il est question ici, c’est d’une géographie. Une question de territoires qui se côtoient, se croisent, se chevauchent et s’interpénètrent. Si c’est une histoire de géographie, c’est alors une histoire de frontières souvent fermées et pourtant franchies, infranchissables et pourtant traversées. Au-delà du silence, au-delà de la mort. La tienne.
::: Pascale Dewambrechies ; Géographie d’un père

Vendredi 5 janvier 2024

Je retrouve cette foule bigarrée des transports urbains, peu de sourires autour de moi, les joyeuses fêtes c’est du passé, ils font plutôt des tronches d’indigestion ou de gastro. Par exemple cette jeune femme 25 ans voulant en paraître 35, style recherché, lunettes immenses vintage, belle chevelure rousse feu tendance Drôles de Dames, mais elle fait la gueule, air hautain, pas triste non, hautain, détestable, une gueule à faire pâlir les podiums haute-couture, ça fout tout en l’air, on oublie son style, on ne voit que ça. A côté de moi femme indifférente à ma présence, à ses pieds des chaussures qui brillent et au sol un sac de voyage avec des esquisses de Mickey, un trait d’enfance l’air de rien. Au retour, à ma droite, une jeune femme aux longs cheveux blonds qui tirent sur les pointes. Geste un peu fou, je ne vois que cela, je ris discrètement.

Mercredi 3 janvier 2024

Je m’apprête à quitter le CAPC. Je les vois, ils sont deux, dans la nef. Un homme et une femme. L’homme c’est cet Italien qui est toujours à l’entrée d’Arc en rêve. Ils regardent dans le coin là-bas les cordes bleues qui pendent. L’installation est belle, immense, intense, je n’étais pas revenu depuis ce dimanche festif. Ils s’éloignent de ce qu’ils regardent. Alors – j’attends un peu tout de même – je vais voir. Je ne me rue pas. Je m’approche, il y a une petite masse sombre accrochée à la corde bleue. C’est une chauve-souris. Cela m’enchante. Presque, cela me suffit. J’allais partir, alors je pars : je n’ai pas besoin d’autre chose, j’aurais presque pu ne vivre que ce petit moment au milieu de cette immensité bleue.

Mardi 2 janvier 2024

Je ne sais pas comment dire, ni comment taire. Les années passent, les maux des proches n’apparaissent pas et pourtant.

Ils sont dans les pages des carnets griffonnés, mal écrits, brouillons de pensée sans mélodie, brouillons moches sans la délicatesse d’une esquisse, sans la moindre espèce de décasyllabe, sans la joliesse du non dit, sans le trouble d’une image décrite parce qu’on ne veut pas la montrer.
Je n’ai pas dit le cancer de mon père, ni celui de ma sœur. Dans ma quête étouffante de poétiser ce qu’il advient, c’est impossible. Ce ne sont pas des amours mortes dont la douleur est quelque part sauvée – rachetée ? recouverte ? – par l’écriture.

Le 22 mai 2017, c’est le jour où ma sœur nous a appris son cancer. Ce journal se taisait depuis plusieurs semaines, nous étions revenus du Japon le 1er mai, j’imagine que je n’avais pas la tête à écrire. Mon journal dira peu durant plusieurs semaines, il ne dira pas non plus la rupture mi-juillet, même si entre les lignes du 27, on lit l’absence et, dans la citation de Duras, on lit tout : Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.

De mes maux, de même, je dis peu, mais parfois j’arrive à divaguer sur des jours passés presque sans crainte, fin mars 2019, dans un service neuro-vasculaire. <humour noir>Mes nouvelles Clarks en suédine bleue avaient alors été tachées par la vinaigrette et la maladresse de mon prédécesseur dans la queue du restaurant universitaire où je payais alors moins de 4 euros le repas, c’était un peu plus problématique cette histoire de taches que mon histoire d’artère, c’était là pour de bon, même si je garderais toujours les stigmates de la dissection carotidienne m’ayant entrainé sous le surveillance d’internes divers et variés me demandant si j’avais, quelques jours plus tôt, repeint mon plafond, dissection carotidienne ayant généré le fait que mon œil gauche est un peu plus fermé que mon œil droit, ce que je déteste voir sur les photos de moi et ce qui n’arrange rien au fait que je trouve que j’ai le regard un peu tombant quand bien même Alex a dit un jour qu’il aimait beaucoup mes yeux.</humour noir>

Ainsi je plaisante.

Mais ce n’est pas drôle, ses maux, pas drôle. Aujourd’hui c’est une autre étape. Un autre monde inconnu. Un autre horizon de brouillard inquiétant.

Lundi 1er janvier 2024

Et pourtant, il y avait eu ce matin où tout devint grisâtre, où quelque chose dérailla pour toujours, où la maison bleu ciel de Santa Fe perdit son éclat de couleurs, ses rires, sa cadence harmonieuse, comme le son de la petite chanson qu’elles aimaient chantonner dans le patio à l’ombre de la vigne. Les petites filles s’en allèrent. Jamais plus on ne se reverrait. On ne le savait pas encore, mais comment aurait-on pu le deviner ?
::: Carmen Castillo ; Un jour d’octobre à Santiago

Tu portes ce pull vert éclatant alors je te demande de t’asseoir, là. Tu regardes ici ou là, je tourne, je cherche la lumière, l’angle. J’ouvre la baie vitrée pour un peu de recul ; sur la plus belle des photos, c’est-à-dire celle qui aurait pu être la plus belle, je m’approche de ton visage, ton sourire est léger, discret, parfait. C’est d’ailleurs sur tes lèvres que le point se fera, erreur, triste erreur : tes yeux sont un peu flous. Un peu plus tôt ils l’étaient déjà, parce qu’un peu humides.

Et puis voilà, le fatalisme et un train m’emportent, zeugme sur rail. Les heures passent, je m’occupe ou somnole, loupe trop de paysages. Pour la troisième fois, j’entame ce livre de Carmen Castillo. A l’aller, il m’avait exaspéré. Je n’ai jamais lu un récit aussi confus. Je m’agace. Je m’accroche. Je n’ai pas envie de manquer de respect à ce livre, il porte les cicatrices de la dictature chilienne, il est écrit comme un cri, au rythme où les souvenirs reviennent sous la plume ou le clavier, il a l’audace de commencer par ce « Et pourtant » qui est là, inattendu, comme un basculement… mais c’est une lutte pour me retrouver au milieu des allers-retours que fait l’autrice. Et je n’ai pas envie de penser que c’est simplement moi qui ne comprends pas.

Et puis vient le soir. Il pourrait être triste parce que seul mais il est encore chaud du soleil de Marseille, il pétille de ton regard qui reste sur les images. Alors c’est un mouvement qui s’impose, un mouvement, des couleurs. 2024 ? Virevoltons.

Dimanche 31 décembre 2023

Regarder derrière, comme chaque année, par habitude et par envie. Envie de dire merci à toustes celleux qui ont été là, qui m’ont accueilli, aidé, soutenu, regardé, attendu, aimé, accompagné, fait confiance. Et ceux qui se sont laissé regarder.

Envie de citer trois prénoms : Alex, Antonios et Vincent. Un printemps, deux étés, l’un au plus chaud de la saison, l’autre c’était presque l’automne.

Voici l’hiver et vous êtes toujours là, plus ou moins loin des yeux et près du cœur, géométrie variable du temps qui passe, géographie malléable selon les continents qui vous embarquent et les océans qui nous séparent.

Voici l’année finie et tu es avec moi. Nous partageons Marseille, le musée Contini, le déjeuner chez Yassine une deuxième fois — les enfants crient d’abord, on grimace —, le bateau vers l’île du Frioul, ce plaisir d’être ailleurs. C’est un peu toi qui m’y emmène, j’aime.

Château d'If, Marseille

Mercredi 27 décembre 2023

Flâner le long des haies, cherchant l’entrée des étourneaux, aura longtemps été son lot. Il s’abîmait en d’abruptes contemplations le long des chemins : voler, se nicher, bruire de l’aile comme les feuilles bruissent du vent, s’immobiliser au cœur d’un mouvement vital, comme ces oiseaux dont il observait à l’infini le vol affairé dans les haies, sport méconnu et délicat. Vider sa tête, s’affranchir un instant de l’attraction terrestre, dont il ignorait même qu’on lui eut parlé, un jour de communale, parce qu’aucune de ces leçons n’avait jamais franchi les herses de son entendement.
::: Mathieu Riboulet ; Le Corps des anges

Samedi 23 décembre 2023

L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Évangile de la route selon saint Nicolas. Un après-midi de printemps, à Cologny, en banlieue de Genève, dans une maison blanche aux volets verts, je rencontrai Manuel, son fils cadet. Il me dit comment Nicolas écrivait de la main gauche au feutre noir en écoutant Debussy ; il me montra ses globes, sa bibliothèque, l’exemplaire de L’Usage du monde, « cette vieille histoire triste et gaie », dédicacé par la main de son père. Puis nous étions allés sur sa tombe, la tombe de saint Nicolas : pas de dalle, une plaque minuscule (Nicolas Bouvier, 1929-1998), quatre lattes en bois qui formaient un rectangle recouvert de graviers, une Fiat Topolino miniature en fer-blanc laissée par une main anonyme, en même temps qu’un galet sur lequel on pouvait lire : « Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel. » C’était le 16 mai 2019, et je m’étais juré qu’un an plus tard je partirais sur ses traces. J’irais en Iran. »
::: François-Henri Désérable ; L’Usure d’un monde

Jeudi 21 décembre 2023

Le poète s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu’à terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur !
::: Victor Hugo ; Les Contemplations

Mercredi 20 décembre 2023

Il est tard. Pourtant épuisé des heures passées, je ne dors pas. Toi non plus. Tu m’envoies une photo de l’oiseau que j’ai appelé Paul. « Comment on va l’appeler ? » tu m’avais demandé après que je te l’avais offert. Paul, j’avais dit, en faisant un geste de la main. Parce que c’est rond, comme lui, j’avais précisé et refaisant le mouvement comme caressant un galbe. On lui avait alors ajouté ses trois piles LR44 pour qu’il s’illumine. « J’aimerais lui dessiner des yeux. Sans cela, je ne pourrai pas lui parler.« , tu avais dit, aussi.

Lundi 11 décembre 2023

Je n’ai probablement jamais eu autant le trac. Je t’attends. J’attends de savoir comment je saurai rendre hommage à ton art puisque tu viens pour cela. J’attends de savoir si je saurai gérer la lumière puisqu’il fait gris, terne ; il faudra compenser. J’attends de savoir comment je te regarderai, comment nous parviendrons à être deux, ici, chez moi, dans ce déploiement inédit.

Te voilà. Nous parlons un peu. Et puis vient le moment. Il faut y aller.

Tu disposes ce que je n’appellerai pas des objets. Disons des plumes, puisque c’en sont.

Et puis cela commence vraiment. Le superflu te quitte, un filet t’habille. Lentement, tu respires, attends, prends, colles, te déplaces, développes ; tes yeux deviennent un mystère muet. C’est moi qui romps le silence par mes déclenchements : jamais il ne m’est venu à l’idée de les faire taire.

Tu te fais animal, créature hybride, je t’y aide, maladroitement.

Et puis, soudain, tu es un oiseau.

Samedi 9 décembre 2022

Être là, tous les deux. Dehors il pleut, ce n’est pas grave, je m’en fiche. Non je ne m’ennuie pas : je suis là. Je lis, un peu, à peine. Je laisse le temps avancer, dans cette maison, près de la fenêtre, devant la cheminée, où j’aime être, pour regarder les mots et voir dehors, rien, du coin de l’œil, la glycine et la pluie qui tombe. Il y a parfois la télé en bruit de fond, parfois elle m’attrape vraiment, elle m’emmène vers d’autres continents, par exemple les fins fonds de la Papouasie, d’autres habitudes que les miennes, j’aime ça, je suis là pour autre chose, pour ne pas être dans mon unique silence. Pour être avec maman. Être là, tous les deux, ensemble, côte à côte, parfois je dis peu, trop peu sûrement, coincé dans ce que je suis, un peu comme pouvait l’être mon père. Mais je n’ai pas vraiment peur de parler de toi. Parfois nous rions.

Je crois que c’est la première fois qu’il y a un jour chez elle/chez eux sans image. L’automne, c’est-à-dire la pluie derrière la fenêtre, a eu le dernier mot. Ou peut-être que ça vient de moi, de ce qui se déplace. Les images vont ailleurs. Elles se raréfient en même temps qu’elles intensifient, du moins je le crois – du moins je l’espère. Elles ne sont plus que rarement la part manquante qu’avait si bien exprimée Christian. Elles sont ailleurs. Et toi non plus tu n’es pas là.

Jeudi 7 décembre 2023

Matin. Boulot, photographie de Muriel K, chercheuse en neurosciences. Elle s’accoude à la rambarde de l’escalier, la lumière est bonne, elle me convient parce qu’elle vient d’un peu partout, cette lumière, j’aime ce coin pour cela. Je ne réalise pas que Murielle avance trop la tête, je fais encore des erreurs de débutants dans les portraits, je ne regarde pas tout, je ne vois pas tout, je veux aller vite même si je sais aller vite ; il faut qu’ensuite la personne prise en photo consente à être telle qu’elle est. Ensuite, on regarde les quelques images, on commente, il s’agit donc d’accepter le visage, à nos âges, les marques du temps sur les photographies que l’on accepte de donner de nous, de montrer de nous.

Midi. Ton message joyeux, ton oral s’est bien déroulé : tu pourras être président de la République, tu ris, euphorique, libéré. J’aime. J’aime comment tu sais t’aimer – et comment on sait à peu près tous s’aimer -, j’aime ce que tu sais faire de toi, et rire de tout cela. Je te l’avais dit, j’avais confiance en toi, tu es brillant, tu saurais dit ce qu’il faut. Je te rappelle. Je ne te dis pas qu’il faudra que tu écoutes la radio, lire ne suffit pas. Ainsi tu saurais qu’on  dit « 49 3 », pas « 49 point 3 ». J’ai aimé que tu fasses cette faute, que tu aies su faire le malin avec ce que tu sais, avec ce que tu as ingurgité par toi-même. Quelque part, je me suis toujours senti flatté ou rassuré d’être aimé – parce que ce n’est pas le moment de s’apesentir sur le sens du verbe aimer – par des hommes comme toi.

Soir. Il y a cette idée que Benjamin va venir, tôt tout tard, il viendra. Je ne veux pas qu’il voit cela, l’appartement ainsi, dans un tel état qu’il ne me ressemble même plus, quand même bien le bordel, à petite dose, c’est moi. Alors la nuit venue je range. Je transforme. Je déplace. Il reste la question du bureau, et de l’espace à gauche du bureau. Qu’en faire ?

Mercredi 6 décembre 2023

Je crois que c’est là, encore, que tu parles du manque des 25 et 26 novembre, un manque qui, dis-tu, n’est pas une forme d’amour, mais le simple signe d’une habitude.

J’ai beau attendre une forme de certitude, de celles qui font avancer, de celles qui font regarder demain comme si demain était déjà là, j’ai beau attendre ça, je me satisfais de nous, puisque nous sommes là, bien là. Là et donc dans une autre forme de certitude : je n’attends rien du peu – du pas assez – que tu me donnes.

Je ne sais pas en quoi ce que nous sommes va se transformer, on peut simplement deviner quand, sans savoir exactement quand : ton départ, puisqu’il adviendra, un jour, pour un autre peut-être ou pour un ailleurs sûrement. Je me résous donc à ce que tu sois là sans y être vraiment, cela donne une chance à d’autres possibles pour moi, pas forcément plus réalistes, pas forcément mieux que nous. Nullement je les cherche ; je les laisse advenir. Et toi, les cherches-tu encore ?

Lundi 4 décembre 2023

Comme tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, je me suis levée, ce matin, à six heures. C’est le réveil, encore une fois, qui m’a tirée du lit. Dans le milieu de la nuit je cauchemarde. Et puis, quand vient le jour, forcément, abrutie et lasse, je m’endors comme une souche. S’il n’y avait pas le drelin
de la sonnerie, je crois bien que je resterais là jusqu’à midi.
::: Raymond Guérin : La Peau dure

Soir. Je cherche des corps, c’est-à-dire des textes où un corps, ou plusieurs, seraient là, présents, dans une écriture fluide et belle. Plus précisément, je cherche L’Occupation des choses, de Jean Echenoz. Je veux retrouver le visage de la mère du narrateur pour en lire un extrait, le 20 janvier, pour la Nuit de la lecture.

Je jette un œil dans la pile – ou le tas, si on considère que deux piles forment un tas – de livres qui grimpe devant la bibliothèque du salon , par terre. Dans un des bouquins – ce n’est pas le Echenoz, je ne sais pas où il est passé – glissé entre la couverture et la page 3 , il y a 4 photomatons, probablement faits l’été 2022 : je porte cette chemisette légère jeune aux motifs fleuris que j’aime assez peu – pas mon style – et je ne porte pas encore de boucle d’oreille à l’oreille droite. Je ne me souviens pas des circonstances, sans doute avais-je besoin d’une photo pour un autre usage que ceux où l’on vous demande de retirer vos lunettes, vos bijoux, votre sourire – passeport, etc. J’y porte une moustache assez proéminente, sur trois d’entre elles je souris.

Dimanche 3 décembre 2023

Le propriétaire de la ferme du Manoir, Mr. Jones, avait poussé le verrou des poulaillers pour la nuit, mais il était bien trop saoul pour s’être rappelé de rabattre les trappes. S’éclairant de gauche et de droite avec le faisceau de sa lanterne c’est en titubant qu’il traversa la cour. il entreprit de se déchausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau de l’office un dernier verre de bière  et grimpa jusqu’à son lit où Mrs. Jones ronflait déjà.
::: Georges Orwell ; La Ferme des animaux

Serge a apporté un Lalande de Pomerol, j’ai fait un risotto, dans lequel je suis toujours tenté de mettre un z, et un clafoutis. Nous parlons de livres, de films, de toi. Tu n’es pas là. Tu aurais pu, dû être là. C’était prévu. Je n’attendais pas tout à fait ton absence, née de l’ennui dans l’après-midi. Je t’avais laissé, seul, chez moi, le temps d’un brunch qui n’en était pas vraiment un. T’avais-je proposé de venir ? Je ne sais plus. Je ne crois pas.

Samedi 2 décembre 2023

Le 14 décembre 1999, en milieu d’après-midi, j’ai pris conscience que mon réveillon serait probablement raté – comme d’habitude. J’ai tourné à droite dans l’avenue Félix-Faure et je suis rentré dans la première agence de voyages. La fille était occupée avec un client. C’était une brune avec une blouse ethnique, un piercing à la narine gauche ; ses cheveux étaient teints au henné. Feignant la décontraction, j’ai commencé à ramasser des prospectus sur les présentoirs.
::: Michel Houellebecq ; Lanzarote

Vendredi 1er décembre 2023

Tu arrives au moment fatidique, la confiture est presque cuite, les pots sont lavés, ils attendent, je touille vaguement, j’inspecte, j’hésite, j’espère, mais les petits grains blancs qui restent de la pulpe me font craindre un raté. Devant toi je la goutte : « Ah, elle est amère, fait chier! ». Tu adores. Non pas ma déception, mais cette expression et ma manière de la dire. C’est tellement français, t’enchantes-tu.

Jeudi 30 novembre 2023

Ta voix, outre-atlantique. Tu penses que j’ai évidemment lu ce livre mais tu l’aimes, tu aimes ce qu’il dit, il parle un peu de nous, indirectement, de ce qui nous lie, nous habite. Alors tu me lis un passage.

Mercredi 29 novembre 2023

« Je me suis retrouvé, au bout de toutes ces années, encombré de pleins de silences ».
::: Dimitri Rouchon-Borie

Mardi 28 novembre 2023

Tu me fais entrer dans un monde cinématographique que j’évite et qu’ici je ne montre pas : ni vignette, ni allusion. Tu regardes peut-être ces films, tous français, comme j’écoute de la pop italienne, dans une espèce de plaisir malin né d’une langue étrangère dont on aime les sonorités. Mais toi, tu n’as pas besoin de t’enrichir de ma langue, tu la maîtrises. Est-ce par manque d’assurance que tu mets les sous-titres ? Souvent tu les trouves trop lents, ces films, tu t’ennuies, mais moi je reste, sage spectateur. Jamais on ne voit la fin, je crois. Ce soir, embarquement pour Voleuses. Trop lent ? Non, trop tout.

Vendredi 24 novembre 2023

Tu es passé à la boutique, en face. Tu sors du sac en papier deux objets. Ce sont deux oiseaux colorés, en bois. Tu n’as pas le droit d’avoir des animaux chez toi – à supposer qu’on puisse appeler ça chez toi – alors les voici : Stefan et Egon. Comme Zweig et Schiele. Et te voici en joie.

Jeudi 23 novembre 2023

Tu pars, ton Espagne te rappelle, tu madre te esta esperando. Nous ne nous reverrons pas, pas avant des mois. Derrière aujourd’hui, il y a des semaines l’un sans l’autre, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Souvent je pensais à toi, sans doute un autre avait pris ta place dans mes habitudes quand bien mêmes les nôtres étaient espacées, sans doute ton nouveau travail était-il notre ennemi, sans doute tu préférais les soirées hispaniques, joyeuses comme tu savais l’être, où j’étais vite exclu par la langue et ma retenue, et puis il y avait Anne. La dernière fois, le 8 octobre, tu avais changé tes plans, moi aussi, alors nous cette dernière fois n’avait pas eu lieu. Enfin si, une virgule de temps : coïncidence, tu étais passé devant la terrasse où je dînais avec Antonios. Nous nous étions embrassés, tu avais repris ton chemin, elle t’attendait.

Mercredi 22 novembre 2023

Il est tard, 20h passées ; j’ai veillé sur le campus pour aider la jeunesse étudiante et associative. Bus 20, direction chez Serge, des fruits m’attendent, goût de soleil et couleurs aussi. Soudain, une odeur, précise : ce mélange de tabac et d’alcool qui fait frémir le mot effluves. Je pense immédiatement à mes très jeunes années et au bar où, le dimanche soir, après le foot, tout le monde se retrouvait. Pourtant, ce n’est pas tout à fait ça.

Je lève la tête de mon téléphone. Un homme, une femme, 45 ans, 50 peut-être, leur visage porte imprécis le signe des années passées, beaucoup de tabac, beaucoup d’alcool ; sans doute s’aiment-ils. Leurs mots rugueux charrient des histoires sur les autres mais je ne note rien, pas même l’exactitude de cette odeur, peut-être teintée laisser-aller.

Mardi 21 novembre 2023

C’était jusqu’alors un style aperçu ici ou là, des photos, des affiches, des dessins… toujours c’était élégant. Mon esprit volatile ne faisait pas toujours le rapprochement entre les unes et les autres, oubliait le nom de l’artiste malgré ses six syllabes sonnantes. C’était aussi, tout récemment, un visage aperçu ailleurs : c’est ainsi que tout cela est devenu 1. Par un compliment sur Instagram, j’ai alors fait un autre rapprochement.

Et nous voilà avec un bol de ramen au fond de chez Umami où les réseaux ne capte pas. Mais nos esprits, si.

Lundi 20 novembre 2023

Il y a cette image qu’enfin je montre, à l’invitation de Laurent Herrou et Pauline Sauveur, dans cette 5xposition. Il y a ces mots que j’ai écrits pour l’accompagner, pour dire où j’en suis et ce que ça fait là, cette image, ce portrait sans visage. Je ne sais pas si c’est une audace ou la simplicité d’une recherche, puisque je cherche comment aller ailleurs dans ma photographie et où est cet ailleurs.

Le soir venu, c’est un autre ailleurs. Le livre entamé ici, lui aussi, m’emmène quelque part. D’abord parce qu’il traverse l’océan, et le traverse encore. Ensuite parce que je me mets à lire à haute voix et à m’enregistrer. Et ? Nanni Moretti. On dirait que imite Nanni Moretti.

Dimanche 19 novembre 2023

Ça arrivait toujours à un moment ou à un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait. C’est difficile à expliquer. Je veux dire… on y était plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyage, et les émigrants, et d’autres gens bizarres, et nous… Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-là, un seul qui, le premier… la voyait. Un qui était peut-être là en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont…ou de remonter son pantalon… il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan… et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (adagio et lentissimo): l’Amérique. Et puis il restait là, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tête du type qui se l’est fabriquée tout seul, l’Amérique.
::: Alessandro Barrico ; Novecento : pianiste

Tu es ici sans y être. Perdu. Je ne sais plus à quel moment tu diras cet adjectif, c’est ainsi que tu te sens, perdu ; est-ce demain ? Je le suis un peu, perdu, pas de la même manière que toi, au milieu de ce bout de ville inconnu, terminus, avec toi sans y être vraiment. J’espérais aller au-delà, dans une nature ignorée. C’est fermé. Tes silences entraînent les miens, mon rythme ne change rien au tien. Tu regardes ce lieu, tu le photographies : tu sais faire.

Plus tard, sur un banc, alors que nous attendrons le tram, je te dirai que tu sais, ça, cadrer. Tu sais construire les images, me placer ou attendre que ma silhouette m’immisce là où il faut, voir les lignes, les diagonales. Tu sais donner au ciel une importance ; soudain il écrase le toit vert métal du vélodrome. Sans doute j’aime aussi que tu me photographies : je suis là. Parfois c’est moi qui immortalise tes turpitudes ou ton sourire que tu ne sais pas cacher.

Ainsi encore tu regardes cette ville, je te montre les abords du lac, puis il y a les Chartrons encore, tu en veux encore, tu en rêves, c’est ici que tu veux vivre. Enfin à la librairie nous allons. Tu as ce besoin de te plonger dans les rayonnages, d’hésiter devant les Zweig, de me montrer ce Herman Hesse ; tu t’accroches à ce désir de mots et de pensées.

Moi, c’est devant l’Italie que je m’arrête. Sa langue m’y attend. J’ai envie de la retrouver, de la pratiquer comme jamais je ne l’ai fait, via la lecture. Et m’embarquer à nouveau, peut-être 20 ans plus tard, avec Novecento.

Samedi 18 novembre 2023

Nous nous entrainons mutuellement vers l’inconnu, le Bordeaux inconnu. Ça nous va bien ça : avec toi, je ne sais pas où je vais. Ainsi cet antiquaire, je n’y étais jamais entré. On s’y enfonce, caverne d’Ali Baba, ici des vases bleus céruléens qui sont un souvenir indélébile sur la cheminée de chez mes grands-parents. Douze euros, c’est trop : je ne les aime pas. Aucun n’est à la hauteur de cette réminiscence, lorsque j’y mettais quelques fleurs ramenées des bois ou des champs. Là des livres, des livres encore, je choisis un Labruffe, neuf euros, auteur jamais lu mais nom tant aperçu ; les premières pages me parlent. Et puis ces photos d’autrefois. Presque en surface, un petit portrait, format photomaton, signé Studio Hernic, Bx. Le visage est androgyne, les cheveux sont longs, ils retombent ondulants sur sur un col large de marin recouvrant les épaules. Ce pourrait être une femme. Ce pourrait être un homme. Un euro. Ça fera dix.

Lundi 13 novembre 2023

C’est le matin. Je suis à la maison. Depuis hier, il reste sur la table basse les deux tasses vides et le catalogue « L’image d’après ». Je l’entrouvre, je découvre qu’il y a là un papier A4 plié en deux. Dessus, de ma main, il est écrit au crayon de papier :

Il n’y a peut-être pas d’art véritable – y compris photographique – sans cette dimension d’absence, cette présence au cœur de l’acte photographique d’une image d’avant la rencontre avec la réalité présente.

Nous y sommes. Disons que nous sommes quelque part où j’essaie d’être ; j’y faisais allusion hier.

Il y a quelques jours, en écrivant un texte sur mon travail, texte qui sera en ligne dans une semaine, j’essayais d’exprimer la présence de l’absence dans ma photographie : dans les rues d’Arica, sur les aires de jeux pour enfants, ou sur les tombes où les vivants sont plus absents que les morts. La version finale du texte n’énumère plus rien, je n’y arrivais pas, et puis c’était trop long : il n’y a pas une forme d’absence. C’est d’ailleurs encore autre chose ici, une autre absence, un autre raison à l’absence.

Et puis, le soir, atelier de lecture à voix haute, évoquant un passage de la page 157 du livre d’Antoine Wauters, je dis : « Quand j’écris, parfois, je comprends ce que je n’écris pas. » Lapsus. Autour de moi on s’en empare, Isabelle adore, plus tard elle y reviendra, Michel s’exclame. Plus tard, Sophie dira que je dois essayer d’être moins chichiteux lorsque j’étire les mots. Elle dira aussi que j’ai un côté durassien dans les fins de phrase. Maud me regarde, complice, je ris.

Dimanche 12 novembre 2023

C’est finalement comme si on se connaissait depuis longtemps : ça prend, tout de suite, la conversation, comme une mayonnaise. Comme celle avant son spectacle ?

J’ose. J’ose un trait d’humour qui pourrait sembler un crise de lèse-majesté alors que j’ai aimé ce moment, ces heures qui passent devant un thé vert puis un autre et son spectacle, mercredi, puissant. Quelle performance !, lui avais-je écrit.

Devant le deuxième thé, chez moi, je lui tend le catalogue « L’image d’après », catalogue d’une exposition que je n’ai jamais vue, livre qui m’a aidé à me questionner autrefois. C’était lorsque je travaillais sur la série »Vous Suivre », je crois, car il y avait gravée en moi une image du film Pas de printemps pour Marnie, d’Alfred Hitchock : Tippie Hedren marche de dos sur un quai de gare.

J’ai sorti le livre car je savais que ce livre touchait cela du doigt une part de ma photographie évoquée par Nicolas devant le premier thé : celle qui ne fait pas que saisir un moment, mais celle qui laisse la suite en suspens, notamment lorsque les corps se déshabillent. J’étais très heureux qu’il voit cela dans mes photos, Nicolas. J’étais très heureux, je lui suis donc là, de parler avec lui, de me sentir artiste – notion très fragile pour moi -, face à un autre artiste, et de l’entendre parler de lui. Il y avait une convergence, rare. C’est quelque chose qui me manque, ici, de parler avec quelqu’un qui crée. On parle de la nécessité de créer, aussi, enfin lui surtout en parle, j’acquiesce. Il sait dire ; il a su se nourrir de références que je n’ai pas, d’une assurance que je n’ai pas non plus.

Samedi 11 novembre 2023

Le spectacle touche à sa fin. Voilà, dit l’homme sur scène. Au premier rang, l’homme applaudit et vite arrête, ses Clap recouverts par la voix de l’acteur, qui continue, comme si de rien n’était. Je me tourne vers toi, ton visage est plus qu’amusé et le fou rire attaque, relâchant la tension à être assis ainsi, peut-être.

Vendredi 10 novembre 2023

La nuit tombe, j’attends G, G qui ne vient pas, et ne viendra pas. C’est toi qui t’immisce, profite du dîner : l’Italie est sur la table, venant un peu de mes fourneaux – un risotto à tomber par terre, autosatisfaction – et un peu du traiteur du cours Alsace-Lorraine, beau comme un Italien qui sait effacer son accent pour dire Mozzarella aux anciens qui ne savent pas le nom de ce qu’ils veulent manger. Heu ce fromage, ils disaient en hésitant.